De l’Homme/Section 6/Chapitre 13

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 76-81).
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CHAPITRE XIII.

Quels sont dans les pays où l’argent n’a point cours les principes productifs de la vertu.

Dans tout gouvernement, le principe le plus fécond en vertus est l’exactitude à punir et à récompenser les actions nuisibles ou utiles à la société.

Mais en quels pays ces actions sont-elles le plus exactement honorées et punies ? Dans ceux où la gloire, l’estime générale, et les avantages attachés à cette estime, sont les seules récompenses connues. Dans ces pays, la nation est l’unique et juste dispensatrice des récompenses ; la considération générale, ce don de la reconnoissance publique, n’y peut être accordée qu’aux idées et aux actions utiles à la nation ; et tout citoyen, en conséquence, s’y trouve nécessité à la vertu.

Dans un pays où l’argent a cours, le public n’y peut être le seul possesseur des richesses, ni par conséquent l’unique distributeur des récompenses. Quiconque a de l’argent peut en donner, et le donne communément à la personne qui lui procure le plus de plaisir. Cette personne n’est pas quelquefois la plus honnête. En effet, si l’homme veut toujours obtenir avec le plus de sûreté et le moins de peine possible l’objet de ses desirs (17), et qu’il soit plus facile de se rendre agréable aux puissants que recommandable au public, c’est donc au puissant qu’en général on veut plaire. Mais si l’intérêt du puissant est souvent contraire à l’intérêt national, les plus grandes récompenses seront donc, en certains pays, souvent décernées aux actions qui, personnellement utiles aux grands, sont nuisibles au public, et par conséquent criminelles. Voilà pourquoi les richesses y sont si souvent accumulées sur des hommes accusés de bassesses, d’intrigues, d’espionnage, etc. ; voilà pourquoi les récompenses pécuniaires, presque toujours accordées au vice (18), y produisent tant de vicieux ; et pourquoi l’argent a toujours été regardé comme une source de corruption.

Je conviens donc qu’à la tête d’une nouvelle colonie, si j’allois fonder un nouvel empire, et que je pusse à mon choix enflammer mes colons de la passion de la gloire ou de l’argent, c’est celle de la gloire que je devrois leurs inspirer. C’est en faisant de l’estime publique et des avantages attachés à cette estime le principe d’activité de ces nouveaux citoyens, que je les nécessiterois à la vertu.

Dans un pays où l’argent n’a point cours, il est facile d’entretenir l’ordre et l’harmonie, d’encourager les talents et les vertus, et d’en bannir les vices. On entrevoit même en ce pays la possibilité d’une législation inaltérable, et qui, supposée bonne, conserveroit toujours les citoyens dans le même état de bonheur. Cette possibilité disparoît dans les pays où l’argent a cours. Peut-être le problême d’une législation parfaite et durable y devient-il trop compliqué pour pouvoir être encore résolu. Ce que je sais, c’est que l’amour de l’argent y étouffant tout esprit, toute vertu patriotique, y doit à la longue engendrer tous les vices, dont il est trop souvent la récompense.

Mais convenir que dans l’établissement d’une nouvelle colonie on doit s’opposer à l’introduction de l’argent, c’est convenir avec les moralistes austeres du danger du luxe. Non ; c’est avouer simplement que la cause du luxe, c’est-à-dire le partage trop inégal des richesses, est un mal (19). C’en est un en effet ; et le luxe est, à certains égards, le remede à ce mal. Au moment de la formation d’une société l’on peut sans doute se proposer d’en bannir l’argent ; mais peut-on comparer l’état d’une telle société à celui où se trouvent maintenant la plupart des nations de l’Europe ?

Seroit-ce dans des contrées à moitié soumises au despotisme, où l’argent eut toujours cours, où les richesses sont déja rassemblées en un petit nombre de mains, qu’un esprit sensé formeroit un pareil projet ? Supposons le projet exécuté, supposons l’usage et l’introduction de l’argent défendus dans un pays ; qu’en résulteroit-il ?


(17) Qu’on ne s’étonne point de l’extrême amour des hommes pour l’argent. Un phénomene vraiment surprenant seroit leur indifférence pour les richesses. Il faut, en tout pays où l’argent a cours, où les richesses sont l’échange de tous les plaisirs, que les richesses y soient aussi vivement poursuivies que les plaisirs mêmes dont elles sont représentatives.

(18) Du moment où les honneurs ne sont plus le prix des actions honnêtes, les mœurs se corrompent. Lors de l’arrivée du duc de Milan à Florence, le mépris, dit Machiavel, étoit le partage des vertus et des talents. Les Florentins, sans esprit et sans courage, étoient entièrement dégénérés. S’ils cherchoient à se surpasser les uns les autres, c’étoit en magnificence d’habits, en vivacité et d’expressions et de reparties. Le plus satyrique étoit chez eux réputé le plus spirituel. Y auroit-il maintenant dans l’Europe quelque nation dont le tour l’esprit ressemblât à celui des Florentins de ce temps-là ?

(19) Ce n’est point de la masse plus ou moins grande des richesses nationales, mais de leur plus ou moins inégale répartition, que dépend le bonheur ou le malheur des peuples. Supposons qu’on anéantisse la moitié des richesses d’une nation ; si l’autre moitié est à-peu-près également répartie entre tous les citoyens, l’état sera presque également heureux et puissant.

De tous les commerces, le plus avantageux à chaque nation est celui dont les profits se partagent en un plus grand nombre de mains. Plus on compte dans un état d’hommes libres, indépendants, et jouissant d’une fortune médiocre, plus l’état est fort.