De l’Homme/Section 6/Chapitre 12

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 72-75).
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CHAPITRE XII.

Du pays où l’argent n’a point cours.

L’argent est-il sans valeur dans un pays ? quel moyen d’y faire le commerce ? Par échange. Mais les échanges sont incommodes. Aussi s’y fait-il peu de ventes, peu d’achats, et point d’ouvrages de luxe. Les habitants de ce pays peuvent être sainement nourris, bien vêtus, et non connoître ce qu’en France on appelle le luxe.

Mais un peuple sans argent et sans luxe, auroit, à certains égards, des avantages sur un peuple opulent ; et ces avantages sont tels, qu’en un pays où l’on ignoreroit le prix de l’argent peut-être ne pourroit-on l’y introduire sans crime.

Un peuple sans argent, s’il est éclairé, est communément un peuple sans tyrans[1]. Le pouvoir arbitraire s’établit difficilement dans un royaume sans canaux, sans commerce, et sans grands chemins. Le prince qui leve ses impôts en nature, c’est-à-dire en denrées, peut rarement soudoyer et rassembler le nombre d’hommes nécessaire pour mettre une nation aux fers.

Un prince d’orient se fût difficilement assis et soutenu sur le trône de Sparte, ou de Rome naissante. Or, si le despotisme est le plus cruel fléau des nations, et la source la plus féconde de leurs malheurs, la non-introduction de l’argent, qui communément les défend de la tyrannie, peut donc être regardée comme un bien.

Mais jouissoit-on à Sparte de certaines commodités de la vie ? Ô riches et puissants qui faites cette question, ignorez-vous que les pays de luxe sont ceux où les peuples sont le plus misérables ? Seroit-ce en effet la somptuosité des ameublements et les recherches de la mollesse qui constitueroient la félicité humaine ? Il y auroit trop peu d’heureux. Placera-t-on le bonheur dans la délicatesse de la table ? Mais la différente cuisine des nations prouve que la bonne chere n’est que la chere accoutumée.

Si des mets bien apprêtés irritent mon appétit, et me donnent quelques sensations agréables, ils me donnent aussi des pesanteurs, des maladies ; et, tout compensé, le tempérant est au bout de l’an du moins aussi heureux que le gourmand. Quiconque a faim et peut satisfaire ce besoin est content[2]. Un homme est-il bien nourri, bien vêtu ? le surplus de son bonheur dépend de la maniere plus ou moins agréable dont il remplit, comme je le prouverai bientôt, l’intervalle qui sépare un besoin satisfait d’un besoin renaissant.


  1. On pourroit dire aussi sans ennemis. Qui se proposera d’attaquer un pays où l’on ne peut gagner que des coups ? On sait d’ailleurs qu’un peuple tel que les Lacédémoniens, par exemple, est invincible s’il est nombreux.
  2. Le paysan a-t-il du lard et des choux dans son pot ? il ne desire ni la gélinote des Alpes, ni la carpe du Rhin, ni l’ombre du lac de Geneve. Aucun de ces mets ne lui manque.