De l’Homme/Section 6/Chapitre 14

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 81-85).
Chap. XV.  ►


CHAPITRE XIV.

Des pays où l’argent a cours.

Chez les peuples riches, s’il est beaucoup de vicieux, c’est qu’il est beaucoup de récompenses pour le vice ; s’il s’y fait communément un grand commerce, c’est que l’argent y facilite les échanges ; si le luxe s’y montre dans toute sa pompe, c’est que la très inégale répartition des richesses produit le luxe le plus apparent, et qu’alors, pour le bannir d’un état, il faudroit, comme je l’ai prouvé, en bannir l’argent. Nul prince ne peut concevoir un tel dessein ; et, supposé qu’il le conçût nulle nation, dans l’état actuel de l’Europe, qui se prêtât à ses desirs. Je veux cependant qu’humble disciple d’un moraliste austere un monarque forme ce projet, et l’exécute ; que s’ensuivroit-il ? La dépopulation presque entiere de l’état. Qu’en France, par exemple, on défende, comme à Sparte, l’introduction de l’argent, et l’usage de tout meuble non fait avec la hache ou la serpe ; alors le maçon, l’architecte, le sculpteur, le serrurier de luxe, le charron, le vernisseur, le perruquier, l’ébéniste, la fileuse, l’ouvrier en toile, en laine fine, en dentelles, soieries, etc.[1], abandonneroient la France, et chercheroient un pays qui les nourrît. Le nombre de ces exilés volontaires monteroit peut-être en ce royaume au quart de ses habitants. Mais si le nombre des laboureurs et des artisans grossiers que suppose la culture se proportionne toujours au nombre des consommateurs, l’exil des ouvriers de luxe entraînera donc à sa suite celui de beaucoup d’agriculteurs. Les hommes opulents, fuyant avec leurs richesses chez l’étranger, seront suivis dans leur exil d’un certain nombre de leurs concitoyens et d’un grand nombre de domestiques. La France alors sera déserte. Quels seront ses habitants ? Quelques laboureurs, dont le nombre, depuis l’invention de la charrue, sera bien moins considérable qu’il l’eût été lors de la culture à la beche. Dans cet état de dépopulation et d’indigence, que deviendroit ce royaume ? Porteroit-il la guerre chez ses voisins ? il seroit sans argent (20). La soutiendroit-il sur son territoire ? il seroit sans hommes. D’ailleurs, la France n’étant pas, comme la Suisse, défendue par des montagnes inaccessibles, comment imaginer qu’un royaume dépeuplé, ouvert de toutes parts, attaquable en Flandre et en Allemagne, pût repousser le choc d’une nation nombreuse ? Il faudroit pour y résister que les Français, par leur courage et leur discipline, eussent sur leurs voisins le même avantage que les Grecs avoient jadis sur les Perses, ou que les Français conservent encore aujourd’hui sur les Indiens. Mais aucune nation européenne n’a cette supériorité sur les autres.

La France, dévastée et sans argent, seroit donc exposée au danger presque certain d’une invasion. Est-il un prince qui voulût à ce prix bannir les richesses et le luxe de son état ?


(20) A-t-on défendu l’introduction de l’argent dans une nation ? il faut, ou que cette nation adopte les lois de Sparte, ou qu’elle reste exposée à l’invasion de ses voisins. Quel moyen, à la longue, de leur résister ; si, pouvant toujours être attaquée, elle ne peut les attaquer ? Dans tout état, il faut, pour repousser la guerre, maintenant si dispendieuse, ou de grandes richesses, ou la pauvreté, le courage et la discipline des Spartiates. Or, qui fournit de grandes richesses au gouvernement ? De grosses taxes levées sur le superflu et non sur les besoins des citoyens. Que supposent de grosses taxes ? De grandes consommations. Si l’Anglais vivoit, comme l’Espagnol, de pain, d’eau, et d’oignons, l’Angleterre, bientôt appauvrie, et dans l’impossibilité de soudoyer des flottes et des armées, cesseroit d’être respectée. Sa puissance, aujourd’hui fondée sur d’immenses revenus et de gros impôts, seroit encore détruite, si ces impôts, comme je l’ai déjà dit, se levoient sur les besoins et non sur l’aisance des habitants.

Le crime le plus habituel des gouvernements de l’Europe est leur avidité à s’approprier tout l’argent du peuple. Leur soif est insatiable. Que s’ensuit-il ? Que les sujets, dégoûtés de l’aisance par l’impossibilité de se la procurer, sont sans émulation, et sans honte de leur pauvreté. Dès ce moment la consommation diminue, les terres restent en friche, les peuples croupissent dans la paresse et l’indigence, parceque l’amour des richesses a pour base, 1.o la possibilité d’en acquérir, 2.o l’assurance de les conserver, 3.o le droit d’en faire usage.


  1. Dans cette supposition, ces ouvriers reprendroient les travaux de la campagne, et se feroient charretiers, bûcherons, etc. Ils n’en feroient rien. D’ailleurs, où trouver de l’emploi dans un pays déja fourni à-peu-près du nombre de charretiers et de bûcherons nécessaire pour labourer les plaines et couper le bois ?