De l’Homme/Section 3/Chapitre 2

SECTION III
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 189-195).
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CHAPITRE II.

Toute idée neuve est un don du hasard.

Une vérité entièrement inconnue ne peut être l’objet de ma méditation ; lorsque je l’entrevois, elle est déja découverte. Le premier soupçon est le trait du génie. À qui dois-je ce premier soupçon ? Est-ce à mon esprit ? Il ne pouvoit s’occuper de la recherche d’une vérité dont il ne supposoit pas même l’existence : ce soupçon est donc l’effet d’un mot, d’une lecture, d’une conversation[1], d’un accident, enfin d’un rien auquel je donne le nom de hasard. Or, si nous lui sommes redevables de ces premiers soupçons, et par conséquent de ces découvertes, peut-on assurer que nous ne lui devions pas encore le moyen de les étendre et de les perfectionner ?

La sirene de Comus est l’exemple le plus propre à développer mes idées. Si l’on a long-temps montré cette sirene à la foire sans que personne en devinât le méchanisme, c’est que le hasard ne mettoit sous les yeux de personne les objets de comparaison desquels devoit résulter cette découverte ; il avoit été plus favorable à Comus. Mais pourquoi n’est-il pas compté en France parmi les grands esprits ? C’est que son méchanisme est plus curieux que vraiment utile : s’il eût été d’un avantage très général et très étendu, nul doute que la reconnoissance publique n’eût mis Comus au rang des hommes les plus illustres. Il eût dû sa découverte au hasard, et le titre d’homme de génie à l’importance de cette découverte.

Que résulte-t-il de cet exemple ? 1°. Que toute idée neuve est un don du hasard ; 2°. que, s’il est des méthodes sûres pour former des savants et même des gens d’esprit, il n’en est point pour former des génies et des inventeurs. Mais soit qu’on regarde le génie comme un don de la nature ou du hasard, n’est-il pas, dans l’une ou l’autre supposition, également l’effet d’une cause indépendante de nous ? En ce cas, pourquoi mettre tant d’importance à la perfection plus ou moins grande de l’éducation ?

La raison en est simple. Si le génie dépend de la finesse plus ou moins grande des sens, l’instruction ne pouvant changer le physique de l’homme, rendre l’ouïe aux sourds et la parole aux muets, l’éducation est absolument inutile : au contraire, si le génie est en partie un don du hasard, les hommes, après s’être assurés par des observations répétées des moyens employés par le hasard pour former de grands talents, peuvent, en se servant à-peu-près des mêmes moyens, opérer à-peu-près les mêmes effets et multiplier infiniment ces grands talents.

Supposons que pour produire un homme de génie le hasard doive se combiner en lui avec l’amour de la gloire ; supposons encore qu’un homme naisse dans un gouvernement où loin d’honorer on avilisse les talents ; dans cet empire il est évident que l’homme de génie sera entièrement l’œuvre du hasard.

En effet, ou cet homme aura vécu dans le monde et devra son amour pour la gloire à l’estime qu’aura conservée pour les talents la société particuliere où il s’est trouvé ; ou il aura vécu dans la retraire, et devra alors ce même amour pour la gloire à l’étude de l’histoire, au souvenir des honneurs anciennement décernés à la vertu et au talent, enfin à l’ignorance du mépris que ses concitoyens ont pour l’une ou l’autre.

Supposons au contraire que cet homme naisse dans un siecle et sous une forme de gouvernement où le mérite soit honoré ; alors il est évident que son amour pour la gloire, et son génie, ne sera point en lui l’œuvre du hasard, mais de la constitution même de l’état, par conséquent de son éducation, sur laquelle la forme des gouvernements a toujours la plus grande influence.

Considere-t-on l’esprit et le génie moins comme l’effet de l’organisation que du hasard (1) ? il est certain, comme je l’ai déja dit, qu’en observant les moyens employés par le hasard pour former de grands hommes, on peut, d’après cette observation, modeler un plan d’éducation, qui, les multipliant dans une nation, y rétrécisse infiniment l’empire de ce même hasard et diminue la part immense qu’il a maintenant à notre instruction.

Cependant si c’est à des causes, à des accidents imprévus, qu’on doit toujours le même soupçon, par conséquent la découverte de toute idée neuve, le hasard conservera donc toujours une certaine influence sur les esprits. J’en conviens : mais cette influence a aussi des bornes.

(1) J’ai connu la sottise et la méchanceté des théologiens : je suis donc forcé de renouveler de temps en temps que je ne regarde point le hasard comme un être, que je n’en fais point un dieu, et que par ce mot je n’entends que « l’enchaînement des effets dont nous n’appercevons pas les causes ». C’est en ce sens qu’on dit du hasard, Il conduit le dé. Cependant tout le monde sait que la maniere de remuer le cornet et de jeter ce dé est la raison suffisante qui fait amener plutôt terne que sonnet.


  1. C’est à la chaleur de la conversation et de la dispute qu’on doit souvent ses idées les plus heureuses. Si ces idées une fois échappées de la mémoire ne s’y représentent plus et sont perdues sans retour, c’est qu’il est presque impossible de se trouver deux fois précisément dans le concours de circonstances qui les avoit fait naître. On doit donc regarder de telles idées comme des dons du hasard.