De l’Homme/Section 3/Chapitre 3

SECTION III
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 196-199).
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CHAPITRE III.

Des limites à poser au pouvoir du hasard.

Si presque tous les objets considérés avec attention ne renfermoient point en eux la semence de quelque découverte ; si le hasard ne partageoit pas à-peu-près également ses dons, et n’offroit point à tous des objets de la comparaison desquels il pût résulter des idées grandes et neuves ; l’esprit seroit presque en entier le don du hasard.

Ce seroit à son éducation qu’on devroit sa science, au hasard qu’on devroit son esprit ; et chacun en auroit plus ou moins, selon que le hasard lui auroit été plus ou moins favorable. Or, que nous apprend à ce sujet l’expérience ? C’est que l’inégalité des esprits est moins en nous l’effet du partage trop inégal des dons du hasard que de l’indifférence avec laquelle on les reçoit.

L’inégalité des esprits doit donc être principalement regardée comme l’effet du degré différent d’attention portée à l’observation des ressemblances et des différences, des convenances et des disconvenances qu’ont entre eux les objets divers. Or, cette inégale attention est en nous le produit nécessaire de la force inégale de nos passions.

Il n’est point d’homme animé du desir ardent de la gloire qui ne se distingue toujours plus ou moins dans l’art ou la science qu’il cultive. Il est vrai qu’entre deux hommes également jaloux de s’illustrer, c’est le hasard qui, présentant à l’un d’eux des objets de la comparaison desquels il résulte des idées plus fécondes et des découvertes plus importantes, décide sa supériorité. Le hasard, par l’influence qu’il aura toujours sur le choix des objets qui s’offrent à nous, conservera donc toujours quelque influence sur les esprits. Contient-on sa puissance dans ces étroites limites ? on a fait tout le possible. On ne doit pas s’attendre, à quelque degré de perfection qu’on porte la science de l’éducation, qu’elle forme jamais des gens de génie de tous les habitants d’un empire. Elle ne peut que les y multiplier, et faire du plus grand nombre des citoyens des hommes de sens et d’esprit ; voilà jusqu’où s’étend son pouvoir. C’en est assez pour réveiller l’attention des citoyens, et les encourager à la culture d’une science dont la perfection procureroit en général tant de bonheur à l’humanité, et en particulier tant d’avantages aux nations qui s’en occuperoient. Un peuple où l’éducation publique donneroit du génie à un certain nombre de citoyens, et du sens à presque tous, seroit sans contredit le premier peuple de l’univers. Le seul et sûr moyen d’opérer cet effet est d’habituer de bonne heure les enfants à la fatigue de l’attention.

Les semences des découvertes présentées à tous par le hasard sont stériles si l’attention ne les féconde. La rareté de l’attention produit celle des génies. Mais que faire pour forcer les hommes à l’application ? Allumer en eux les passions de l’émulation, de la gloire et de la vérité. C’est la force inégale de ces passions qu’on doit regarder en eux comme la cause de la grande inégalité de leurs esprits.