De l’Homme/Section 2/Chapitre 24

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 133-137).
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CHAPITRE XXIV.

L’esprit nécessaire pour saisir les vérités déja connues suffit pour s’élever aux inconnues.

Une vérité est toujours le résultat de comparaisons justes sur les ressemblances et les différences, les convenances ou les disconvenances apperçues entre des objets divers. Un maître veut-il expliquer à ses éleves les principes d’une science et leur en démontrer les vérités déja connues ? que fait-il ? il leur met sous les yeux les objets de la comparaison desquels ces mêmes vérités doivent être déduites.

Mais, lorsqu’il s’agit de la recherche d’une vérité nouvelle, il faut que l’inventeur ait pareillement sous les yeux les objets de la comparaison desquels doit résulter cette vérité. Mais qui les lui présente ? le hasard. C’est le maître commun de tous les inventeurs. Il paroît donc que l’esprit de l’homme, soit qu’il suive la démonstration d’une vérité, soit qu’il la découvre, a dans l’un et l’autre cas les mêmes objets à comparer, les mêmes rapports à observer, enfin les mêmes opérations à faire[1]. L’esprit nécessaire pour atteindre aux vérités déja connues suffit donc pour parvenir aux inconnues. Peu d’hommes à la vérité s’y élevent, mais cette différence entre eux est l’effet, 1°. des différentes positions où ils se trouvent, et de cet enchaînement de circonstances auquel on donne le nom de hasard ; 2°. du desir plus ou moins vif qu’ils ont de s’illustrer, par conséquent de la passion plus ou moins forte qu’ils ont pour la gloire.

Les passions peuvent tout. Il n’est point de fille idiote que l’amour ne rende spirituelle. Que de moyens ne lui fournit-il pas pour tromper la vigilance de ses parents, pour voir et entretenir son amant ! La plus sotte est souvent alors la plus inventive.

L’homme sans passions est incapable du degré d’application auquel est attachée la supériorité d’esprit ; supériorité, dis-je, qui peut-être est moins en nous l’effet d’un effort extraordinaire d’attention que d’une attention habituelle.

Mais, si tous les hommes ont une égale aptitude à l’esprit, qui peut donc produire entre eux tant de différence ?


  1. Je pourrois même ajouter qu’il faut encore plus d’attention pour suivre la démonstration d’une vérité déja connue que pour en découvrir une nouvelle. S’agit-il, par exemple, d’une proposition mathématique ? l’inventeur en ce genre sait déja la géométrie ; il en a les figures habituellement présentes à la mémoire ; il se les rappelle, pour ainsi dire, involontairement ; son attention enfin peut se porter tout entiere sur l’observation de leurs rapports. Quant à l’éleve, ces mêmes figures n’étant pas aussi habituellement présentes à sa mémoire, son attention est donc nécessairement partagée entre la peine qu’exige et le rappel de ces figures à son souvenir, et l’observation de leurs rapports.