De l’Homme/Section 2/Chapitre 23

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 124-133).


CHAPITRE XXIII.

Point de vérité qui ne soit réductible à un fait.

De l’aveu de presque tous les philosophes, les plus sublimes vérités, une fois simplifiées et réduites à leurs moindres termes, se convertissent en faits, et dès lors ne présentent plus à l’esprit que cette proposition, le blanc est blanc, le noir est noir (40). L’obscurité apparente de certaines vérités n’est donc point dans les vérités mêmes, mais dans la maniere peu nette de les présenter et l’impropriété des mots pour les exprimer. Les réduit-on à un fait simple ? si tout fait peut être également apperçu de tous les hommes (41) organisés comme le commun d’entre eux, il n’est point de vérités qu’ils ne puissent saisir : or, pouvoir s’élever aux mêmes vérités, c’est avoir essentiellement une égale aptitude à l’esprit.

Mais est-il bien vrai que toute vérité soit réductible aux propositions ci-dessus énoncées ? Je n’ajouterai qu’une preuve à celles qu’en ont déjà données les philosophes : je la tire de la perfectibilité de l’esprit humain. Que suppose cette perfectibilité ? deux choses :

L’une, que toute vérité est essentiellement à la portée de tous les esprits :

L’autre, que toute vérité peut être clairement présentée.

La puissance que tous les hommes ont d’apprendre un métier en est la preuve. Si les plus sublimes découvertes des anciens mathématiciens, aujourd’hui comprises dans les éléments de géométrie, sont sues des géometres les moins célebres, c’est que ces découvertes sont réduites à des faits.

Les vérités une fois portées à ce point de simplicité, si parmi elles il en étoit quelques unes auxquelles les hommes ordinaires ne pussent atteindre, c’est alors qu’appuyé sur l’expérience, on pourroit dire que, semblable à l’aigle, le seul d’entre les oiseaux qui plane au-dessus des nues et fixe le soleil, le génie seul peut s’élever aux royaumes intellectuels et y soutenir l’éclat d’une vérité nouvelle : or rien de plus contraire à l’expérience. Le génie a-t-il apperçu une telle vérité ? la présente-t-il clairement ? à l’instant même tous les esprits ordinaires la saisissent et se l’approprient. Le génie est un chef hardi ; il se fait jour aux régions des découvertes ; il ouvre un chemin, et les esprits communs se précipitent en foule après lui. Ils ont donc en eux la force nécessaire pour le suivre ; sans cette force, le génie y pénétreroit seul. Cependant son unique privilege fut d’en frayer le premier la route.

Mais quel est l’instant où les plus hautes vérités deviennent à la portée des esprits les plus communs ? C’est celui où, dégagées de l’obscurité des mots et réduites à des propositions plus ou moins simples, elles ont passé de l’empire du génie dans celui des sciences. Jusques là, semblables à ces ames errant dans les demeures célestes, attendant l’instant qu’elles doivent animer un corps et paroître à la lumiere, les vérités encore inconnues errent dans les régions des découvertes, attendant que le génie les y saisisse et les transporte au séjour terrestre. Une fois descendues sur la terre et déjà apperçues des excellents esprits, elles deviennent un bien commun.

Dans ce siecle, dit M. de Voltaire, si l’on écrit communément mieux en prose que dans le siecle passé, à quoi les modernes doivent-ils cet avantage ? Aux modeles exposés devant eux. Les modernes ne se vanteroient pas de cette supériorité, si le génie du dernier siecle, déjà converti en science (42), ne fût si je l’ose dire, entré dans la circulation. Lorsque les découvertes du génie se sont métamorphosées en sciences, chaque découverte déposée dans leur temple y devient un bien commun ; le temple s’ouvre à tous. Qui veut savoir sait, et est à-peu-près sûr de faire tant de toises de science par jour ; le temps fixé pour les apprentissages en est la preuve. Si la plupart des arts, au degré de perfection où maintenant ils sont portés, peuvent être regardés comme le produit des découvertes de cent hommes de génie mises bout à bout, il faut donc, pour exercer ces arts, que l’ouvrier réunisse en lui et sache heureusement appliquer les idées de ces cent hommes de génie. Quelle plus forte preuve de la perfectibilité de l’esprit humain et de son aptitude à saisir toute espece de vérité ?

Que des arts on passe aux sciences, on reconnoît également que les vérités dont l’appercevance eût autrefois déifié leur inventeur sont aujourd’hui très communes. Le systême de Newton est par-tout enseigné.

Il en est de l’auteur d’une vérité nouvelle comme d’un astronome que le desir de la gloire ou la curiosité fait monter à son observatoire. Il pointe sa lunette vers les cieux : a-t-il apperçu dans leur profondeur quelque astre ou quelque satellite nouveau ? il appelle ses amis ; ils montent, regardent à travers la lunette ; ils apperçoivent le même astre, parcequ’avec des organes à-peu-près semblables les hommes doivent découvrir les mêmes objets.

S’il étoit des idées auxquelles les hommes ordinaires ne pussent s’élever, il seroit des vérités qui dans l’étendue des siecles n’auroient été saisies que de deux ou trois hommes de la terre également bien organisés ; le reste des habitants seroit à cet égard dans une ignorance invincible ; la découverte du quarrés des deux autres côtés du triangle ne seroit connue que d’un nouveau Pythagore ; l’esprit humain ne seroit point susceptible de perfectiblité ; il y auroit enfin des vérités réservées à certains hommes en particulier. L’expérience au contraire nous apprend que les découvertes les plus sublimes clairement présentées sont conçues de tous : de là ce sentiment d’étonnement et de honte toujours éprouvé lorsqu’on se dit : Rien de plus simple que cette vérité, comment ne l’aurois-je pas toujours apperçue ? Christophe Colomb en est une preuve. Lors de son départ pour l’Amérique, rien, disoient les courtisans, de plus fou que cette entreprise. À son retour, rien, disoient-ils, de plus facile que cette découverte. Ce langage, souvent celui de l’envie, n’est-il jamais celui de la bonne foi ? N’est-ce pas de la meilleure foi du monde que tout-à-coup frappé de l’évidence d’une idée nouvelle et bientôt accoutumé à la regarder comme triviale, on croit l’avoir toujours sue ?

A-t-on une idée nette de l’expression d’une vérité ? a-t-on non seulement dans sa mémoire, mais encore habituellement présentes à son souvenir toutes les idées de la comparaison desquelles cette vérité résulte ? n’est-on enfin aveuglé par aucun intérêt, par aucune superstition ? cette vérité, bientôt réduite à ses moindres termes, c’est-à-dire à cette proposition simple, le blanc est blanc, le noir est noir, sera conçue presque aussitôt que proposée.

En effet, si les systêmes des Locke et des Newton, sans être encore portés au dernier degré de clarté, sont néanmoins généralement enseignés et connus, les hommes organisés comme le commun d’entre eux peuvent donc s’élever aux idées de ces grands génies. Or, concevoir leurs idées (43), c’est avoir la même aptitude à l’esprit. Mais de ce que les hommes atteignent à ces vérités, et de ce que leur science est en général toujours proportionnée au desir qu’ils ont d’apprendre, peut-on conclure que tous puissent également s’élever aux vérités encore inconnues ?


(40) Chacun demande, qu’est-ce que vérité ou évidence ? La racine des mots indique l’idée qu’on y doit attacher. Évidence est un dérivé de videre, video, je vois. Qu’est-ce qu’une proposition évidente pour moi ? c’est un fait de l’existence duquel je puis m’assurer par le témoignage de mes sens, jamais trompeurs, si je les interroge avec la précaution et l’attention requise. Qu’est-ce qu’une proposition évidente pour le général des hommes ? C’est pareillement un fait dont tous peuvent s’assurer par le témoignage de leurs sens, et dont ils peuvent de plus vérifier à chaque instant l’existence. Tels sont ces deux faits, deux et deux font quatre, le tout est plus grand que sa partie.

Si je prétends, par exemple, que dans les mers du nord il est un polype monstrueux nommé kraken, et que ce polype est grand comme une petite île, ce fait, évident pour moi si je l’ai vu, si j’ai porté à son examen toute l’attention nécessaire pour m’assurer de sa réalité, n’est pas même probable pour qui ne l’a pas vu. Il est plus raisonnable de douter de ma véracité que de croire à l’existence d’un animal si extraordinaire. Mais si, d’après les voyageurs, je décris la véritable forme des édifices de Pékin, cette description, évidente pour ceux qui l’habitent, n’est que plus ou moins probable pour les autres. Aussi le vrai n’est-il pas toujours évident, et le probable est-il souvent vrai. Mais en quoi l’évidence differe-t-elle de la probabilité ? Je l’ai déja dit : « Évidence est un fait qui tombe sous nos sens et dont tous les hommes peuvent à chaque instant vérifier l’existence. Quant à la probabilité, elle est fondée sur des conjectures, sur le témoignage des hommes, et sur cent preuves de cette espece. Évidence est un point unique. Il n’est point divers degrés d’évidence ; il est au contraire divers degrés de probabilité, selon la différence, 1°. des gens qui attestent, 2°. du fait attesté ». Cinq hommes me disent avoir vu un ours dans les forêts de la Pologne : ce fait, que rien ne contredit, est pour moi très probable. Mais que non seulement ces cinq hommes, mais encore cinq cents autres, m’attestent avoir rencontré dans ces mêmes forêts des spectres, des ogres, des vampires, leur témoignage réuni n’a pour moi rien de probable, parcequ’il est en pareil cas encore plus commun de rassembler cinq cents menteurs que de voir de tels prodiges.

(41) Met-on sous nos yeux tous les faits de la comparaison desquels doit résulter une vérité nouvelle ? attache-t-on des idées nettes aux mots dont on se sert pour la démontrer ? rien alors ne la dérobe à nos regards ; et cette vérité, bientôt réduite à un fait simple, sera, par tout homme attentif, conçue presque aussitôt que proposée. À quoi donc attribuer le peu de progrès d’un jeune homme dans les sciences ? À deux causes ; l’une, au défaut de méthode dans les maîtres ; l’autre, au défaut d’ardeur et d’attention dans l’éleve.

(42) Cette métamorphose perpétuelle du génie en science m’a souvent fait soupçonner que tout dans la nature se prépare et s’amene de lui-même. Peut-être la perfection des arts et des sciences est-elle moins l’œuvre du génie que du temps et de la nécessité. Le progrès uniforme des sciences dans tous les pays confirmeroit cette opinion. En effet, si dans toutes les nations, comme l’observe M. Hume, « ce n’est qu’après avoir bien écrit en vers qu’on parvient à bien écrire en prose », une marche si constante de la raison humaine me paroîtroit l’effet d’une cause générale et sourde. Elle supposeroit du moins une égale aptitude à l’esprit dans tous les hommes de tous les siecles et de tous les pays.

(43) Puisque les hommes conversent et disputent entre eux, il faut donc qu’ils se sentent intérieurement doués de la faculté d’appercevoir les mêmes vérités, et par conséquent d’une égale aptitude à l’esprit. Sans cette conviction, quoi de plus absurde que les disputes des politiques et des philosophes ? Que serviroit de se parler si l’on ne pouvoit s’entendre ? Si on le peut, il est donc évident que l’obscurité d’une proposition n’est jamais dans les choses, mais dans les mots. Cette vérité, prouvée par l’expérience, donne la solution du problême proposé il y a cinq ou six ans par l’académie de Berlin : « Savoir si les vérités métaphysiques en général, si les premiers principes de la théologie naturelle et de la morale, sont susceptibles de la même évidence que les vérités géométriques ». Attache-t-on une idée nette au mot probité ? la regarde-t-on avec moi comme l’habitude des actions utiles à la patrie ? que faire pour déterminer démonstrativement quelles sont les actions vertueuses ou vicieuses ? Nommer celles qui sont utiles ou nuisibles à la société. Rien de plus facile. Il est donc certain, si le bien public est l’objet de la morale, que ses préceptes, fondés sur des principes aussi sûrs que ceux de la géométrie, sont, comme les propositions de cette derniere science, susceptibles des démonstrations les plus rigoureuses. Il en est de même de la métaphysique. C’est une science vraie lorsque, distinguée de la scholastique, on la resserres dans les bornes que lui assigne la définition de Bacon.