De l’Homme/Section 2/Chapitre 22

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 115-123).


CHAPITRE XXII.

Du l’uniformité des moyens par lesquels les ministres des fausses religions conservent leur autorité.

Dans toute religion, le premier objet que se proposent les prêtres est d’engourdir la curiosité de l’homme, et d’éloigner de l’œil de l’examen tout dogme dont l’absurdité trop palpable ne lui pourroit échapper.

Pour y parvenir il falloit flatter les passions humaines ; il falloit, pour perpétuer l’aveuglement des hommes, qu’ils desirassent d’être aveugles et eussent intérêt de l’être. Rien de plus facile au bonze. La pratique des vertus est plus pénibles que l’observation des superstitions. Il est moins difficile à l’homme de s’agenouiller au pied des autels, d’y offrir un sacrifice, de se baigner dans le Gange (36), et de manger maigre un vendredi, que de pardonner, comme Camille, à des citoyens ingrats, que de fouler aux pieds les richesses comme Papirius, que d’instruire l’univers comme Socrate. Flattons donc, a dit le bonze, les vices humains ; que ces vices soient mes protecteurs ; substituons les offrandes et les expiations aux vertus, et persuadons aux hommes qu’on peut, par certaines cérémonies superstitieuses, blanchir l’ame noircie des plus grands crimes. Une telle doctrine devoit accroître les richesses et le crédit des bonzes. Ils en sentirent toute l’importance ; ils l’annoncerent ; et on l’a reçue avec joie, parceque les prêtres furent toujours d’autant plus relâchés dans leur morale et d’autant plus indulgents aux crimes, qu’ils étoient plus séveres dans leur discipline et plus exacts à punir la violation des rits[1].

Tous les temples devinrent alors l’asyle des forfaits ; la seule incrédulité n’y trouva point de refuge : et comme il est en tout pays peu d’incrédules et beaucoup de méchants, l’intérêt du plus grand nombre fut d’accord avec celui des prêtres.

Entre les tropiques, dit un navigateur, sont deux isles en face l’une de l’autre. Dans la premiere on n’est point honnête si l’on ne croit un certain nombre d’absurdités, et si l’on ne peut sans se toucher soutenir la plus cuisante démangeaison ; c’est à la patience avec laquelle on la supporte qu’est principalement attaché le nom de vertueux. Dans l’autre isle on n’impose nulle croyance aux habitants ; l’on peut se gratter où cela démange, et même se chatouiller pour se faire rire ; mais l’on n’est point réputé vertueux si l’on n’a fait des actions utiles à la société.

L’absurdité de la morale religieuse n’en devroit-elle pas désabuser les peuples ? Un prêtre, répondrai-je, s’enveloppe-t-il d’un vêtement lugubre ? affecte-t-il un maintien austere, un langage obscur ? ne parle-t-il qu’au nom de Dieu et des mœurs ? il séduit le peuple par les yeux et les oreilles. Que d’ailleurs les mots de mœurs et de vertu soient dans sa bouche des mots vuides de sens ; peu importe : ces mêmes mots, prononcés d’un ton mortifié et par un homme vêtu de l’habit de la pénitence, en imposeront toujours à l’imbécillité humaine.

Tels furent les prestiges, et, si je l’ose dire, la simarre brillante sous laquelle les prêtres cacherent leur ambition et leur intérêt personnel. Leur doctrine fut d’ailleur sévere à certains égards, et sa sévérité contribua encore à tromper le vulgaire. C’étoit la boîte de Pandore : son dehors éblouissoit, mais elle renfermoit au dedans le fanatisme, l’ignorance, la superstition, et tous les maux qui successivement ont ravagé la terre. Or je demande, lorsqu’on voit en tous les temps les ministres des fausses religions employer les mêmes moyens pour accroître et leurs richesses et leur crédit[2], pour conserver leur autorité et multiplier le nombre de leurs esclaves ; lorsqu’on retrouve en tous les pays même absurdité dans les fausses religions, mêmes impostures dans leurs ministres, et même crédulité dans tous les peuples (37), s’il est possible d’imaginer qu’il y ait essentiellement entre les hommes l’inégalité d’esprit qu’on y suppose.

Je veux que l’esprit et les talents soient l’effet d’une cause particuliere ; comment alors se persuader que de grands hommes, que des hommes par conséquent doués de cette singuliere organisation, aient cru les fables du paganisme, aient adopté la croyance du vulgaire, et se soient faits quelquefois martyrs des erreurs les plus grossieres ? Un tel fait, inexplicables tant qu’on considere l’esprit comme le produit d’une organisation plus ou moins parfaite, devient simple et clair lorsqu’on regarde l’esprit comme une acquisition. On ne s’étonne plus alors que des hommes de génie en certains genres ne conservent aucune supériorité sur les autres, lorsqu’il s’agit de sciences ou de questions dont ils ne se sont point occupés, et qu’ils ont peu méditées. On sait que, dans cette position, le seul avantage de l’homme d’esprit sur les autres (avantage sans doute considérable), c’est l’habitude qu’il a de l’attention, c’est la connoissance des meilleures méthodes à suivre dans l’examen d’une question ; avantage nul lorsqu’on ne s’occupe point de la recherche de telle vérité.

L’uniformité des ruses (38) employées par les ministres des fausses religions, la ressemblance des fantômes apperçus par eux dans les régions intellectuelles (39), l’égale crédulité des peuples, prouvent donc que la nature n’a pas mis entre les hommes l’inégalité d’esprit qu’on y suppose, et qu’en morale, politique et métaphysique, s’ils portent sur les mêmes objets des jugements très différents, c’est un effet de leurs préjugés et de la signification indéterminée qu’ils attachent aux mêmes expressions.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire ; c’est que si l’esprit se réduit à la science ou à la connoissance des vrais rapports qu’ont entre eux les objets divers, et si, quelle que soit l’organisation des individus, cette organisation, comme le démontre la géométrie, ne change rien à la proportion constante dans laquelle les objets les frappent, il faut que la perfection plus ou moins grande des organes des sens n’ait aucune influence sur nos idées, et que tous les hommes organisés comme le commun d’entre eux aient par conséquent une égale aptitude à l’esprit.

L’unique moyen de rendre encore, s’il est possible, cette vérité plus évidente, c’est d’en fortifier les preuves en les accumulant. Tâchons d’y parvenir par un autre enchaînement de propositions.

(36) Se peut-il qu’on ait, chez presque tous les peuples, attaché l’idée de sainteté à l’observation d’une cérémonie rituelle, d’une ablution, etc. ? Peut-on ignorer encore que les seuls citoyens constamment vertueux et humains sont les hommes heureux par leur caractere ? En effet, quels sont, parmi les dévots, les hommes les plus estimables ? Ceux qui, pleins de confiance en Dieu, oublient qu’il est un enfer. Quels sont, au contraire, parmi ces mêmes dévots, les plus barbares ? Ceux qui, timides, inquiets et malheureux, voient toujours l’enfer ouvert sous leurs pas. Si la jeunesse est en général plus vertueuse et plus humaine que la vieillesse, c’est qu’elle a plus de desirs, plus de santé, qu’elle est plus heureuse. La nature fut sage de borner la vie de l’homme à quatre-vingts ou cent ans. Si le ciel eût prolongé sa vieillesse, l’homme eût été trop méchant.

(37) En Tartarie, sous le nom de dalai lama, le grand pontife est immortel : en Italie, sous le nom de pape, le même pontife est infaillible. Dans le pays des Mongales, le vicaire du grand lama reçoit le titre de kutuchta, c’est-à-dire, vicaire du Dieu vivant : en Europe, le pape porte le même nom. À Bagdad, en Tartarie, au Japon, dans le dessein d’avilir et de soumettre les rois, les pontifes sous le nom de calife, de lama, de daïro, ont fait baiser leurs pieds aux empereurs ; ils ont exigé que, montés sur leur mule, les empereurs en tinssent la bride et les promenassent ainsi par les rues. Le pape n’a-t-il pas exigé les mêmes complaisances des empereurs et des monarques d’occident ? Les pontifes, en tout pays, ont donc eu les mêmes prétentions, et les princes la même soumission.

Si les disputes pour le califat ont fait en orient ruisseler le sang humain, les disputes pour la papauté l’ont pareillement fait couler en occident. Six papes assassinerent leurs prédécesseurs, et se mirent en leur place. Les papes, dit Baronius, n’étoient point alors des hommes, mais des monstres.

N’a-t-on pas vu par-tout le nom d’orthodoxie donné à la religion du plus fort, et celui d’hérésie à celle du foible ? Par-tout le pouvoir sacerdotal fut producteur du fanatisme, et le fanatisme du meurtre ; par-tout les homme se firent brûler pour des sottises théologiques, et donnerent en ce genre les mêmes preuves d’opiniâtreté et de courage.

Mais ce n’est pas uniquement dans les affaires de religion que les peuples se sont par-tout montrés les mêmes : ils n’ont pas moins conservé de ressemblances entre eux lorsqu’il s’est agi de quelque changement dans leurs usages et leurs coutumes. Les Tartares Mantcheoux, vainqueurs des Chinois, veulent leur couper les cheveux : ces derniers brisent leurs fers, attaquent, défont ces redoutables Mantcheoux, et triomphent de leurs vainqueurs. Le czar veut faire raser les Russes, ils se révoltent. Le roi d’Angleterre veut donner des culottes aux montagnards écossois, ils s’arment. De l’orient à l’occident les peuples sont donc par-tout les mêmes, et par-tout les mêmes causes élevent et détruisent les empires.

La preuve que les hommes sont par-tout les mêmes, c’est l’avilissement et l’ignorance où tombent successivement tous les peuples, selon l’intérêt que le gouvernement croit avoir de les abrutir.

Quel est en Espagne, en Allemagne, en Angleterre même, le premier soin de l’homme en place ? Celui de s’enrichir. L’affaire publique ne marche qu’après la sienne. Dans les charges inférieures de la judicature, si presque tous les hommes ont la même morgue et la même incapacité pour les affaires d’administration, à quoi l’attribuer ? Au défaut de leur organisation ? non, mais à celui de leur instruction. Tout homme exercé aux finesses de la chicane, accoutumé à ne juger que d’après l’autorité, remonte difficilement jusqu’aux premiers principes des lois ; il agrandit sa mémoire et rétrécit son jugement. Dans l’esprit comme dans le corps, il n’est de parties fortes que les parties exercées. Les jambes des porteurs de chaises et les bras des bouchers en sont la preuve. Si les muscles de la raison sont dans les gens de loi communément assez foibles, c’est qu’ils en font peu d’usage.

Qu’on promene ses regards sur l’univers entier, si l’on reconnoît même ambition dans tous les cœurs, même crédulité dans tous les esprits, même fourberie dans tous les prêtres, même coquetterie dans toutes les femmes, même desir de s’enrichir dans tous les citoyens, comment ne pas convenir que les hommes, tous semblables les uns aux autres, ne different que par la diversité de leur instruction ; qu’en tous les pays leur organes sont à-peu-près les mêmes, qu’ils en font à-peu-près le même usage, et qu’enfin les mains indiennes et chinoises sont, par cette raison, aussi adroites dans la fabrique des étoffes que les mains européennes ? Rien n’indique donc, comme on le répete dans cesse, que ce soit à la différence des latitudes qu’on doive attribuer l’inégalité des esprits.

(38) Les ruses des prêtres sont les mêmes par-tout ; par-tout les prêtres sont jaloux de s’approprier l’argent des laïques. L’église romaine à cet effet vend la permission d’épouser sa parente ; elle s’engage pour tant de messes, c’est-à-dire pour tant de pieces de 12 sous, à délivrer tous les ans tant d’ames du purgatoire, par conséquent à leur faire remettre tant de péchés. À la pagode de Tinagogo, comme à Rome, les prêtres, pour les mêmes sommes, vendent à-peu-près les mêmes espérances.

« À Tinagogo (dit l’auteur de l’Histoire générale des voyages, t. IX, p. 462), le troisieme jour d’après un sacrifice qui se fait à la nouvelle lune de décembre, on place dans six longues et belles rues une infinité de balances suspendues par une verge de bronze. Là, chaque dévot, pour obtenir la rémission de ses péchés, monte dans l’un des plateaux de ces balances, et, selon l’espece différente de ses fautes, met pour contrepoids dans l’autre plateau différentes especes de denrées ou de monnoies. Se reproche-t-il la gourmandise, la violation du jeûne ? il se pese contre du miel, du sucre, des œufs et du beurre. S’est-il livré aux plaisirs sensuels ? il se pese contre du coton, de la plume, du drap, des parfums et du vin. A-t-il été dur envers les pauvres ? il se pese contre des pieces de monnoie. Est-il paresseux ? contre du bois, du riz, du charbon, des bestiaux et des fruits. Est-il enfin orgueilleux ? il se pese contre du poisson sec, des balais, de la fiente de vaches, etc. Tout ce qui sert de contre-poids aux pécheurs appartient aux prêtres ; toutes ces especes de dons forment des piles d’une grande hauteur. Les pauvres même qui n’ont rien à donner ne sont point exempts de ces aumônes ; ils offrent leurs cheveux ; plus de cent prêtres sont assis, les ciseaux en main pour les leur couper ; ces cheveux forment aussi de grands monceaux : plus de mille prêtres, rangés en ordre, en font des cordons, des tresses, des bagues, des bracelets, etc., que des dévots achetent et emportent comme de précieux gages de la faveur du ciel. Pour se faire une idée de la somme à laquelle on peut évaluer ces aumônes pour la seule pagode de Tinagogo, il suffira, dit Pinto, auteur de cette relation, de rapporter que l’ambassadeur ayant demandé aux prêtres à quelle somme ils estimoient ces aumônes, ils lui répondirent sans hésiter que des seuls cheveux des pauvres ils en tiroient chaque année plus de cent mille pardins, qui dont quatre-vingt-dix mille ducats portugais. »

(39) Quelques philosophes ont défini l’homme un singe qui rit ; d’autres, un animal raisonnable ; quelques uns enfin, un animal crédule. Cette définition de l’homme ne seroit-elle pas la plus vraie ?


  1. Si les catholiques sont, en général, sans mœurs, c’est qu’à la pratique des vraies vertus les prêtres ont, dans la religion papiste, toujours substitué celle des cérémonies superstitieuses.
  2. Tout moyen d’acquérir argent et crédit paroît légitime aux prêtres. C’est sans honte que le clergé catholique charge des réparations des églises les peuples mêmes dont il épuise le trésor. Les églises sont les fermes du clergé ; et, tout au contraire des riches propriétaires, il a trouvé le moyen de les faire entretenir aux dépens des autres.