De l’Homme/Section 1/Chapitre 9

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 65-73).
Chap. X.  ►

CHAPITRE IX.

Des causes principales de la contradiction des préceptes sur l’éducation.


En Europe et sur-tout dans les pays catholiques, si tous les préceptes de l’éducation sont contradictoires, c’est que l’instruction publique y est confiée à deux puissances dont les intérêts sont opposés, et dont les préceptes en conséquence doivent être contraires et différents :

L’une est la puissance spirituelle ;

L’autre est la puissance temporelle.

La force et la grandeur de cette derniere dépend de la force et de la grandeur même de l’empire auquel elle commande. Le prince n’est vraiment fort que de la force de sa nation. Qu’elle cesse d’être respectée, le prince cesse d’être puissant. Il desire et doit desirer que ses sujets soient braves, industrieux, éclairés, et vertueux. En est-il ainsi de la puissance spirituelle ? non : son intérêt n’est pas le même. Le pouvoir du prêtre est attaché à la superstition et à la stupide crédulité des peuples. Peu lui importe qu’ils soient éclairés ; moins ils ont de lumieres, plus ils sont dociles à ses décisions. L’intérêt de la puissance spirituelle n’est pas lié à l’intérêt d’une nation, mais à l’intérêt d’une secte.

Deux peuples sont en guerre ; qu’importe au pape lequel des deux sera esclave ou maître, si le vainqueur lui doit être aussi soumis que le vaincu ? Que les Français succombent sous les efforts des Portugais, que la maison de Bragance monte sur le trône des Bourbons, le pape ne voit dans cet évènement qu’un accroissement à son autorité. Qu’est-ce que le sacerdoce exige d’une nation ? une soumission aveugle, une crédulité sans bornes, et une crainte puérile et panique. Que cette nation d’ailleurs se rende célebre par ses talents ou ses vertus patriotiques, c’est ce dont le clergé s’occupe peu. Les grands talents et les grandes vertus sont presque inconnues en Espagne, en Portugal, et par-tout où la puissance spirituelle est la plus redoutée.

L’ambition, il est vrai, est commune aux deux puissances ; mais les moyens de la satisfaire sont bien différents. Pour s’élever au plus haut point de la grandeur, l’une doit exalter dans l’homme et l’autre y détruire les passions.

Si c’est à l’amour du bien public, de la justice, de la richesse, de la gloire, que la puissance temporelle doit ses guerriers, ses magistrats, ses négociants et ses savants ; si c’est par le commerce de ses villes, la valeur de ses troupes, l’équité de son sénat, le génie de ses savants, que le prince rend sa nation respectable aux autres nations ; les passions fortes et dirigées au bien général servent donc de base à sa grandeur.

C’est au contraire sur la destruction de ces mêmes passions que le corps ecclésiastique fonde la sienne. Le prêtre est ambitieux ; mais l’ambition lui est odieuse dans le laïque ; elle s’oppose à ses desseins. Le projet du prêtre est d’éteindre en l’homme tout desir, de le dégoûter de ses richesses, de son pouvoir, et de profiter de son dégoût pour s’approprier l’un et l’autre (19) ; le systême religieux a toujours été dirigé sur ce plan.

Au moment où le christianisme s’établit, que prêcha-t-il ? la communauté des biens. Qui se présenta pour dépositaire des biens mis en commun ? le prêtre. Qui viola ce dépôt et s’en fit propriétaire ? le prêtre. Lorsque le bruit de la fin du monde se répandit, qui l’accrédita ? le prêtre. Ce bruit étoit favorable à ses desseins ; il espéra que, frappés d’une terreur panique, les hommes ne connoîtroient plus qu’une seule affaire (affaire vraiment importante), celle de leur salut. La vie, leur disoit-on, n’est qu’un passage ; le ciel est la vraie partie des hommes : pourquoi donc se livrer à des affections terrestres ? Si de tels discours n’en détacherent point entièrement le laïque, ils attiédirent du moins en lui l’amour de la parenté, de la gloire, du bien public, et de la patrie. Les héros alors devinrent plus rares ; et les souverains, frappés de l’espoir d’une grande puissance dans les cieux, consentirent quelquefois à remettre au sacerdoce une partie de leur autorité sur la terre. Le prêtre s’en saisit, et, pour se la conserver, décrédita la vraie gloire et la vraie vertu. Il ne souffrit plus qu’on honorât les Minos, les Lycurgue, les Codrus, les Aristide, les Timoléaon, enfin tous les défenseurs et les bienfaiteurs de leur patrie : ce furent d’autres modeles qu’il proposa ; il inscrivit d’autres noms dans le calendrier ; et on le vit, à ceux des anciens héros, substituer celui d’un S. Antoine, d’un S. Crépin, d’une Ste Claire, d’un S. Fiacre, d’un S. François, enfin le nom de tous ces solitaires qui, dangereux à la société par l’exemple de leurs folles vertus, se retiroient dans les cloîtres et dans les déserts pour y végéter et y mourir inutiles (20).

D’après de tels modeles, le sacerdoce se flatta d’accoutumer les hommes à regarder la vie comme un court voyage. Il crut qu’alors, sans desirs pour les biens terrestres, sans amitié pour ceux qu’ils rencontreroient dans leur voyage, ils deviendroient également indifférents à leur propre bonheur et à celui de leur postérité. En effet, si la vie n’est qu’une couchée, pourquoi mettre tant d’intérêt aux choses d’ici-bas ? Un voyageur ne fait pas réparer les murs du cabaret où il ne doit passer qu’une nuit.

Pour assurer leur grandeur et satisfaire leur ambition, les puissances spirituelles et temporelles durent donc en tous pays employer des moyens très différents. Chargées en commun de l’instruction publique, elles ne purent donc jamais graver dans les cœurs et les esprits que des préceptes contradictoires et relatifs à l’intérêt que l’une eut d’allumer et l’autre d’éteindre les passions[1].

C’est la probité cependant que prêchent également ces deux puissances ; j’en conviens : mais ni l’une ni l’autre ne peuvent attacher à ce mot la même signification ; et, sous le gouvernement du pape, Rome moderne n’a certainement pas de la vertu la même idée qu’en avoit l’ancienne Rome sous le consulat du premier des Brutus (21).

Qu’on est donc loin encore d’un bon plan d’instruction ! Peu d’accord avec eux-mêmes, les parents et les maîtres ignorent également ce qu’ils doivent enseigner aux enfants. Ils n’ont sur l’éducation que des idées confuses ; et de là la contradiction révoltante de tous leurs préceptes.


(19) Douze ou quinze millions saisis en Espagne sur deux procureurs jésuites du Paraguai prouvent qu’en prêchant le détachement des richesses les jésuites n’ont jamais été dupes de leurs sermons.

(20) De tous les contes, les plus ridicules sont ceux que les moines dont de leurs fondateurs. Ils disent, par exemple, « qu’à la vue d’une biche poursuivie par des loups S. Lomer leur ordonna de s’arrêter, ce qu’ils firent incontinent : que S. Florent, faute de berge, ordonna à un ours qu’il rencontra de mener paître ses brebis, et que l’ours les menoit paître tous les jours : que S. François saluoit les oiseaux, leur parloit, leur faisoit commandement d’ouïr la parole de Dieu ; lesquels oiseaux, entendant parler S. François, se réjouissoient d’une façon merveilleuse, alongeant le col et entr’ouvrant le bec : que ce même S. François passa huit jours avec une cigale, chanta un jour entier avec un rossignol, guérit un loup enragé, et lui dit, Mon frere le loup, tu dois me promettre que tu ne seras plus à l’avenir aussi ravissant que tu l’as été ; ce que le loup promit en inclinant la tête. Alors le loup lui dit, Donne-moi ta foi ; ce que disant, S. François lui tendit la main pour la recevoir ; et le loup, levant doucement sa patte droite, la mit entre les mains de S. François ». On lit aussi de plusieurs autres saints qu’ils se plaisoient à s’entretenir avec les brutes.

(21) On n’attache certainement pas d’idée nette au mot passions lorsqu’on les regarde comme nuisibles. Ce n’est qu’une vraie dispute de mots. Les théologiens eux-mêmes n’ont jamais dit que la passion vive de l’amour de Dieu fût un crime ; ils n’ont point condamné Décius pour s’être voué dans les champs de la guerre aux dieux infernaux ; ils n’ont point reproché à Pélopidas cet amour vif de la patrie qui l’arma contre les tyrans, et l’engagea dans l’entreprise la plus périlleuse. Nos desirs sont nos moteurs, et c’est la force de nos desirs qui détermine celle de nos vices et de nos vertus. Un homme sans desir et sans besoin est sans esprit et sans raison ; nul motif ne l’engage à combiner ni à comparer ses idées entre elles. Si les souverains sont en général si peu éclairés, c’est que l’esprit est fils du desir et du besoin. Exiger des lumieres d’un despote, c’est vouloir un effet sans cause. Compter dans un gouvernement arbitraire sur l’esprit d’un monarque né sur le trône, c’est folie. L’histoire ne compte communément au nombre des grands rois que ceux d’entre les princes dont l’éducation fut dure, et qui d’ailleurs eurent une fortune à faire et mille obstacles à surmonter. Les propre des gouvernements despotiques est d’affoiblir dans l’homme le mouvement des passions. Aussi la consomption est-elle la maladie mortelle de ces empires ; aussi les peuples soumis à cette forme de gouvernement n’ont-ils communément ni l’audace ni le courage des républicains. Ces derniers même n’ont excité notre admiration que dans ces moments de crise où leurs passions étoient le plus en effervescence. Dans quels temps les Hollandais et les Suisses faisoient-ils des actions surhumaines ? Lorsqu’ils étoient animés de deux fortes passions ; l’une la vengeance, l’autre la haine des tyrans. Il faut des passions à un peuple : c’est une vérité qui n’est plus maintenant ignorée que du gardien des capucins.


  1. Vouloir détruire les passions dans les hommes, c’est vouloir y détruire l’action. Le théologien insulte-t-il aux passions ? c’est le pendule qui se moque de son ressort, et l’effet qui méconnoît sa cause.