De l’Homme/Section 1/Chapitre 8

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 51-65).
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CHAPITRE VIII.

Des hasards auxquels nous devons souvent les hommes illustres.


Pour premier exemple je citerai M. de Vaucanson. Sa dévote mere avoit un directeur ; il habitoit une cellule à laquelle la salle de l’horloge servoit d’antichambre. La mere rendoit de fréquentes visites à ce directeur. Son fils l’accompagnoit jusques dans l’antichambre. C’est là que, seul et désœuvré, il pleuroit d’ennui, tandis que sa mere pleuroit de repentir. Cependant, comme on pleure et qu’on s’ennuie toujours le moins qu’on peut, comme dans l’état de désœuvrement il n’est point de sensations indifférentes, le jeune Vaucanson, bientôt frappé du mouvement toujours égal d’un balancier, veut en connoître la cause. Sa curiosité s’éveille ; pour la satisfaire il approche des planches où l’horloge est renfermée : il voit à travers les fentes l’engrenement des roues, découvre une partie de ce méchanisme, devine le reste, projette une pareille machine, l’exécute avec un couteau et du bois, et parvient enfin à faire une horloge plus ou moins parfaite. Encouragé par ce premier succès, son goût pour les méchaniques se décide, ses talents se développent, et le même génie qui lui avoit fait exécuter une horloge en bois lui laisse entrevoir dans la perspective la possibilité du flûteur automate.

Un hasard de la même espece alluma le génie de Milton. Cromwel meurt : son fils lui succede ; il est chassé de l’Angleterre. Milton partage son infortune, perd la place de secrétaire du protecteur ; il est emprisonné, puis relâché, puis forcé de s’exiler. Il se retire enfin à la campagne ; et là, dans le loisir de la retraite et de la disgrace, il compose le poëme qui, projeté dans sa jeunesse, l’a placé au rang des plus grands hommes.

Si Shakespear eût, comme son pere, toujours été marchand de laine ; si sa mauvaise conduite ne l’eût forcé de quitter son commerce et sa province ; s’il ne se fût point associé à des libertins, n’eût point volé des daims dans le parc d’un lord, n’eût point été poursuivi pour ce vol, n’eût point été réduit à se sauver de Londres, à s’engager dans une troupe de comédiens, et qu’enfin, ennuyé d’être un acteur médiocre (12), il ne se fût auteur ; le sensé Shakespear n’eût jamais été le célebre Shakespear ; et, quelque habileté qu’il eût portée dans son commerce de laine, son nom n’eût point illustré l’Angleterre.

C’est un hasard à-peu-près semblable qui décida le goût de Moliere pour le théâtre. Son grand-pere aimoit la comédie, il l’y menoit souvent : le jeune homme vivoit dans la dissipation ; le pere, s’en appercevant, demande en colere si l’on veut faire de son fils un comédien. Plût à Dieu, répond le grand-pere, qu’il fût aussi bon acteur que Montrose ! Ce mot frappe le jeune Moliere ; il prend en dégoût son métier ; et la France doit son plus grand comique au hasard de cette réponse. Moliere, tapissier habile, n’eût jamais été cité parmi les grands hommes de sa nation.

Corneille aime ; il fait des vers pour sa maîtresse, devient poëte, compose Mélite, puis Cinna, Rodogune, etc. ; il est l’honneur de son pays, un objet d’émulation pour la postérité. Corneille sage fût resté avocat ; il eût composé des factums, oubliés comme les causes qu’il eût défendues. Et c’est ainsi que la dévotion d’une mere, la mort de Cromwel, un vol de daims, l’exclamation d’un vieillard, et la beauté d’une femme, ont en des genres différents donné cinq hommes illustres à l’Europe.

Je ne finirois pas si je voulois donner la liste de tous els écrivains célebres par leurs talents, et redevables de ces talents à de semblables hasards. Plusieurs philosophes adoptent sur ce point mon opinion. M. Bonnet[1] compare le génie au verre ardent, qui ne brûle communément que dans un point. Le génie, selon nous, ne peut être que le produit d’une attention forte et concentrée dans un art ou une science. Mais à quoi rapporter cette attention ? au goût vif qu’on se sent pour cet art ou cette science. Or ce goût n’est pas un pur don de la nature. Naît-on sans idées ? on naît aussi sans goût. On peut donc les regarder comme des acquisitions[2] dues aux positions où l’on se trouve. Le génie est dont le produit éloigné d’évènements ou de hasards à-peu-près pareils à ceux que j’ai déjà cités (14).

M. Rousseau n’est pas de cet avis. Lui-même cependant est un exemple du pouvoir du hasard.

En entrant dans le monde la fortune l’attache à la suite d’un ambassadeur. Une tracasserie avec ce ministre lui fait abandonner la carriere politique (15) et suivre celle des arts et des sciences ; il a le choix entre l’éloquence et la musique. Également propre à réussir dans ces deux arts, son goût est quelque temps incertain ; un enchaînement particulier de circonstances lui fait enfin préférer l’éloquence : un enchaînement d’une autre espece eût pu en faire un musicien. Qui sait si les faveurs d’une belle cantatrice n’eussent pas produit en lui cet effet (16) ? Nul ne peut du moins assurer que du Platon de la France l’amour alors n’en eût pas fait l’Orphée. Mais quel accident particulier fit entrer M. Rousseau dans la carriere de l’éloquence ? C’est son secret ; je l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en ce genre son premier succès suffisoit pour fixer son choix.

L’académie de Dijon avoit proposé un prix d’éloquence. Le sujet étoit bizarre[3] ; il s’agissoit de savoir si les sciences étoit plus nuisibles qu’utiles à la société. La seule maniere piquante de traiter cette question, c’étoit de prendre parti contre les sciences. M. Rousseau le sentit. Il fit sur ce plan un discours éloquent qui méritoit de grands éloges et qui les obtint. Ce succès fit époque dans sa vie. De là sa gloire, ses infortunes, et ses paradoxes.

Frappé des beautés de son propre discours, les maximes de l’orateur (17) deviennent bientôt celles du philosophe ; et, de ce moment, livré à l’amour du paradoxe, rien ne lui coûte. Faut-il pour défendre son opinion soutenir que l’homme absolument brute, l’homme sans art, sans industrie, et inférieur à tout sauvage connu, est cependant et plus vertueux et plus heureux que le citoyen policé de Londres et d’Amsterdam ? Il le soutient.

Dupe de sa propre éloquence, content du titre d’orateur, il renonce à celui de philosophe, et ses erreurs deviennent les conséquences de son premier succès. De moindres causes ont souvent produit de plus grands effets. Aigri ensuite par la contradiction, ou peut-être trop amoureux de la singularité, M. Rousseau quitte Paris et ses amis. Il se retire à Montmorenci (18). Il y compose, y publie sont Emite, y est poursuivi par l’envie, l’ignorance et l’hypocrisie. Estimé de toute l’Europe pour son éloquence, il est persécuté en France. On lui applique ce passage : Cruciatur ubi est, laudatur ubi non est. Obligé enfin de se retirer en Suisse, de plus en plus irrité contre la persécution, il y écrit la fameuse lettre adressée à l’archevêque de Paris : et c’est ainsi que toutes les idées d’un homme, toute sa gloire et ses infortunes, se trouvent souvent enchaînées par le pouvoir invisible d’un premier évènement. M. Rousseau, ainsi qu’une infinité d’hommes illustres, peut donc être regardé comme un des chefs-d’œuvre du hasard.

Qu’on ne me reproche point de m’être arrêté à considérer les causes auxquelles les grands hommes ont été si souvent redevables de leurs talents : mon sujet m’y forçoit. Je ne me suis point appesanti sur les détails. Je savois qu’amoureux des grands talents, peu importe au public les petites causes qui les produisent. Je vois avec plaisir un fleuve rouler majestueusement ses flots à travers la plaine ; mais c’est avec effort que mon imagination remonte jusqu’à ses sources pour y rassembler le volume des eaux nécessaires à son cours. C’est en masse que les objets se présentent à nous ; c’est avec peine qu’on se prête à leur décomposition. Je me persuade difficilement que la comete qui traverse impétueusement notre univers et le menace de ruine ne soit qu’un composé plus ou moins grand d’atômes invisibles.

En morale comme en physique, le grand seul nous frappe. On suppose toujours de grandes causes à de grands effets. On veut que des signes dans le ciel annoncent la chûte ou les révolutions des empires. Cependant que de croisades entreprises ou suspendues, de révolutions exécutées ou prévenues, de guerres allumées ou éteintes, par les intrigues d’un prêtre, d’une femme, ou d’un ministre ! C’est faute de mémoires ou d’anecdotes secretes qu’on ne retrouve pas par-tout le gant de la duchesse de Marleborough[4].

Qu’on applique aux simples citoyens ce que je dis des empires. L’on voit pareillement que leur élévation ou leur abaissement, leur bonheur ou leur malheur, sont le produit d’un certain concours de circonstances et d’une infinité de hasards imprévus et stériles en apparence. Je compare les petits accidents qui préparent les grands évènements de notre vie à la partie chevelue d’une racine, qui, s’insinuant insensiblement dans les fentes d’un rocher, y grossit pour le faire un jour éclater.

Le hasard a[5] et il aura donc toujours part à notre éducation, et sur-tout à celle des hommes de génie. En veut-on augmenter le nombre dans une nation ? qu’on observe les moyens dont se sert le hasard pour inspirer aux hommes le desir de s’illustrer. Cette observation faite, qu’on les place à dessein et fréquemment dans les mêmes positions où le hasard les place rarement ; c’est le seul moyen de les multiplier.

L’éducation morale de l’homme est maintenant presque en entier abandonnée au hasard. Pour la perfectionner il faudroit en diriger le plan relativement à l’utilité publique, la fonder sur des principes simples et invariables. C’est l’unique maniere de diminuer l’influence que le hasard a sur elle, et de lever les contradictions qui se trouvent et doivent nécessairement se trouver entre tous les divers préceptes de l’éducation actuelle.


(12) Shakespear ne jouoit bien qu’un seul rôle ; c’étoit le spectre dans Hamlet.

(13) Voyez l’Extrait du Dictionnaire de Moréri ; l’Extrait de la République des lettres (janvier 1685). Dans ce dernier ouvrage on lit cette phrase : « C’est à une dame à laquelle on donnoit à Rouen le nom de Mélite que la France doit le grand Corneille ». C’est pareillement à l’amour que l’Angleterre doit son célebre Hogarth.

(14) La plupart des hommes de génie veulent dès leur premiere jeunesse avoir annoncé ce qu’ils voient être : c’est leur manie. Rien de plus illusoire et de plus incertain que ces premieres annonces. Newton et Fontenelle n’étoient que des écoliers médiocres. Les classes sont peuplées de jolis enfants ; le monde l’est de sots hommes.

(15) La vie ou la mort, la faveur ou la disgrace d’un patron, décide souvent de notre état et de notre profession. Que d’hommes de génie l’on doit à des accidents de cette espece !

(16) M. Rousseau n’est point insensible ; et la preuve sont les injures même qu’il dit aux femmes. Chacune lui peut appliquer ce vers :

Tout, jusqu’à tes mépris, m’a prouvé ton amour.

(17) M. Rousseau dans ses ouvrages m’a toujours paru moins occupé d’instruire que de séduire ses lecteurs. Toujours orateur, et rarement raisonneur, il oublie que, dans les discussions philosophiques, s’il est quelquefois permis de faire usage de l’éloquence, c’est uniquement lorsqu’il s’agit de faire vivement faire sentir toute l’importance d’une opinion déjà reconnue pour vraie. Faut-il, par exemple, retirer les Athéniens de leur assoupissement, et les armer contre Philippe ? c’est alors que Démosthene doit déployer toute la force de l’éloquence : mais, s’il s’agit d’une opinion nouvelle, l’examen en appartient à la discussion. Qui veut alors être éloquent s’égare. Qui sait si dans la chambre des communes d’Angleterre l’on est toujours assez attentif à l’usage différent qu’on doit y faire de l’éloquence et de l’esprit de discussion ?

(18) M. Rousseau connut à Montmorenci M. le maréchal de Luxembourg. Ce seigneur l’aima, honora en lui les talents, le protégea, et par cette protection acquit un droit sur la reconnoissance de tous les gens de lettre. On peut ajouter à la louange de M. de Luxembourg qu’il ne prodigua jamais ses bienfaits à ces insectes de la littérature qui sont la honte de leur protecteur. Des récompenses mal placées découragent les vrais talents.


  1. Voyez son Essai analytique des facultés de l’ame.
  2. La seule disposition qu’en naissant l’homme apporte à la science est la faculté de comparer et de combiner. En effet, toutes les opérations de son esprit se réduisent nécessairement à l’observation des rapports que les objets ont entre eux et avec lui. J’examinerai dans la section suivante ce qu’est en nous cette faculté.
  3. Celui qui proposa ce prix crut apparemment que le seul moyen d’être aussi estimable que tout autre, c’est que tout autre fût aussi ignorant que lui.
  4. Une grande âcreté dans la matiere séminale alluma, disent les médecins, la violente passion de Henri VIII pour les femmes. C’est donc à cette âcreté que l’Angleterre dut la destruction du papisme. L’histoire perdroit peut-être de sa noblesse et de sa dignité si l’on étoit toujours attentif à remonter ainsi jusqu’aux causes secretes des grands évènements ; mais elle en seroit bien plus instructive.
  5. J’avertis le lecteur que par ce mot de hasard j’entends l’enchaînement inconnu des causes propres à produire tel ou tel effet, et que je n’emploie jamais ce mot dans une autre signification.