De l’Homme/Section 1/Chapitre 10

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 73-86).
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CHAPITRE X.

Exemple des idées ou préceptes contradictoires reçus dans la premiere jeunesse.


Qu’on me pardonne si, pour faire plus vivement sentir la contradiction de tous les préceptes de notre éducation, je suis forcé de descendre à un ton peu noble : le sujet l’exige. C’est dans les maisons religieuses et destinées à l’instruction des jeunes filles que ces contradictions sont le plus frappantes. J’entre donc au couvent. Il est huit heures du matin ; c’est le temps de la conférence, celui où, dans un discours sur la pudeur, la supérieure prouve qu’une pensionnaire ne doit jamais lever les yeux sur un homme. Neuf heures sonnent ; le maître à danser est au parloir. Formez bien vos pas, dit-il à son écoliere ; levez cette tête, et regardez toujours votre danseur. Or, lequel croire du maître de danse ou de la prieure ? La pensionnaire l’ignore, et n’acquiert ni les graces que le premier veut lui donner, ni la réserve que la seconde lui prêche. Or, à quoi rapporter ces contradictions dans l’instruction, sinon aux desirs contradictoires qu’ont les parents que leur fille soit à-la-fois agréable et réservée, et qu’elle joigne la pruderie du cloître aux graces du théâtre ? Ils veulent concilier les inconciliables[1].

L’instruction turque est peut-être la seule conséquente à ce qu’en ce pays l’on exige des femmes (22).

Les préceptes de l’éducation seront incertains et vagues tant qu’on ne les rapportera point à un but unique. Quel peut être ce but ? Le plus grand avantage public, c’est-à-dire le plus grand plaisir et le plus grand bonheur du plus grand nombre des citoyens.

Les parents perdent-ils cet objet de vue ? ils errent çà et là dans les voies de l’instruction. La mode seule est leur guide. Ils apprennent d’elle que pour faire de leur fille une musicienne il faut lui payer un maître de musique, et ils ignorent que pour lui donner des idées nettes de la vertu il faut pareillement lui payer un maître de morale.

Lorsqu’une mere s’est chargée de l’éducation de sa fille, elle lui dit le matin, en mettant son rouge, que la beauté n’est rien, que la bonté et les talents sont tout[2]. On entre en ce moment à la toilette de la mere ; chacun répete à la petite fille qu’elle est jolie : on ne la loue pas une fois l’an sur ses talents et son humanité[3]. D’ailleurs les seules récompenses promises à son application, à ses vertus, sont des parures : et l’on veut cependant que la petite fille soit indifférente à sa beauté. Quelle confusion une telle conduite ne doit-elle pas jeter dans ses idées !

L’instruction d’un jeune homme n’est pas plus conséquente. Le premier devoir qu’on lui prescrit c’est l’observation des lois, le second c’est leur violation lorsqu’on l’offense ; il doit, en cas d’insulte, se battre sous peine de déshonneur. Lui prouve-ton que c’est par des services rendus à la patrie qu’on obtient la considération de ce monde et la gloire céleste ? quels modeles d’imitation lui propose-t-on ? un moine, un dervis fanatique et fainéant, dont l’intolérance a porté le trouble et la désolation dans les empires.

Un pere vient de recommander à son fils la fidélité à sa parole. Un théologien survient, et dit à ce fils qu’on n’en est pas tenu envers les ennemis de Dieu ; que Louis XIV par cette raison révoqua l’édit de Nantes, donné par ses ancêtres ; que le pape a décidé cette question en déclarant nul tout traité contracté entre les princes hérétiques et catholiques, en accordant enfin aux derniers le droit de le violer s’ils sont les plus forts.

Un prédicateur prouve en chaire que le Dieu des chrétiens est un Dieu de vérité ; que c’est à leur haine pour le mensonge qu’on reconnoît ses adorateurs (23). Est-il descendu de chaire ? il convient qu’il est très prudent de la taire (24) ; que lui-même, en louant la vérité, se garde bien de la dire (25). L’homme en effet qui dans les pays catholiques écriroit l’histoire vraie de son temps souleveroit contre lui tous les adorateurs de ce Dieu de vérité (26). Dans de tels pays, l’homme à l’abri de la persécution est le muet, le sot, ou le menteur.

Qu’à force de soins un instituteur parvienne enfin à inspirer à son éleve la douceur et l’humanité, le directeur entre, et dit à cet éleve qu’on peut pardonner aux hommes leurs vices, et non leurs erreurs ; que dans ce dernier cas l’indulgence est un crime, et qu’il faut brûler quiconque ne pense pas comme lui.

Telle est l’ignorance et la contradiction du théologien, qu’il déclame encore contre les passions au moment même qu’il veut exciter l’émulation de son disciple. Il oublie alors que l’émulation est une passion, et même une passion très forte, à en juger par ses effets.

Tout est donc contradiction dans l’éducation. Quelle en est la cause ? L’ignorance où l’on est des vrais principes de cette science : on n’en a que des idées confuses. Il faudroit éclairer les hommes ; le prêtre s’y oppose. La vérité luit-elle un moment sur eux ? il en absorbe les rayons dans les ténebres religieuses de la scholastique. L’erreur et le crime cherchent tous deux l’obscurité, l’une des mots (27), l’autre de la nuit. Qu’au reste on ne rapporte point à la seule théologie toutes les contradictions de notre éducation ; il en est aussi qu’on doit aux vices des gouvernements. Comment persuader à l’adolescent d’être fidele, d’être sûr dans la société, et d’y respecter les secrets d’autrui, lorsqu’en Angleterre même le gouvernement, sous le prétexte même le plus frivole, ouvre les lettres des particuliers, et trahit la confiance publique ? Comment se flatter de lui inspirer l’horreur de la délation et de l’espionnage, s’il voit les espions honorés, pensionnés, et comblés de bienfaits ?

On veut qu’au sortir du college un jeune homme se répande dans le monde, qu’il s’y rende agréable, qu’il y soit toujours chaste : est-ce au moment où le besoin d’aimer se fait le plus vivement sentir, qu’insensible aux attraits des femmes un jeune homme peut vivre sans desir au milieu d’elles[4] ? La stupidité paternelle s’imagineroit-elle, lorsque le gouvernement fait bâtir des salles d’opéra, lorsque l’usage en ouvre l’entrée à la jeunesse, que, jalouse de sa virginité, elle voie toujours d’un œil indifférent un spectacle où les transports, les plaisirs et le pouvoir de l’amour, sont peints des plus vives couleurs, et où cette passion pénetre dans les ames par les organes de tous les sens[5] ?

Je ne finirois pas si je voulois donner la liste de toutes les contradictions de l’éducation européenne, et sur-tout de la papiste. Dans le brouillard de ses préceptes, comment reconnoître le sentier de la vertu ? le catholique s’en écarte donc souvent. Aussi, sans principes fixes à cet égard, c’est aux positions où il se trouve, aux livres, aux amis, et enfin aux maîtresses que le hasard lui donne, qu’il doit ses vices ou ses vertus. Mais est-il un moyen de rendre l’éducation de l’homme plus indépendante du hasard ? et comment y faire pour y réussir ?

N’enseigner que le vrai. L’erreur se contredit toujours ; la vérité jamais.

Ne point abandonner l’éducation des citoyens à deux puissances qui, divisées d’intérêt, enseigneront toujours deux morales (28) contradictoires.

Il est temps que, sous le titre de saints ministres de la morale, les magistrats la fondent sur des principes simples, conformes à l’intérêt général, et dont tous les citoyens puissent se former des idées également justes et précises. Mais la simplicité et l’uniformité de ces principes conviendroit-elle aux différentes passions des hommes ?

Leurs desirs peuvent être différents, mais leur maniere de voir est essentiellement la même : ils agissent mal, et voient bien. Tous naissent avec l’esprit juste ; tous saisissent la vérité lorsqu’on la leur présente clairement. Quant à la jeunesse, elle en est d’autant plus avide qu’elle a moins d’habitudes à rompre et d’intérêt à voir les objets différents de ce qu’ils sont. Ce n’est pas sans peine qu’on parvient à fausser l’esprit des jeunes gens : il faut pour cet effet toute la patience et tout l’art de l’éducation actuelle ; encore entrevoient-ils de temps en temps, à la lueur de la raison naturelle, la fausseté des opinions dont on a chargé leur mémoire. Quand en auront-ils de saines ? Lorsque le systême religieux se confondra avec le systême du bonheur national ; lorsque les religions, instruments habituels de l’ambition sacerdotale, le deviendront de la félicité publique.


(22) Le Turc croit la femme formée pour le plaisir de l’homme, et créée pour irriter ses desirs. Telle est, dit-il, l’intention marquée de la nature. Or, qu’en Turquie l’on permette à l’art d’ajouter encore aux beautés des femmes ; qu’on leur ordonne même de perfectionner en elles les moyens de charmer ; rien de plus simple. Quel abus faire de la beauté dans le serrail où elle est renfermée ? Supposons, si l’on veut, un pays où les femmes soient en commun : plus dans ce pays elles inventeroient de moyens de séduire, plus elles multiplieroient les plaisirs de l’homme. Quelque degré de perfection qu’elles atteignissent en ce genre, on peut assurer que leur coquetterie n’auroit rien de contraire au bonheur public. Tout ce qu’on pourroit encore exiger d’elles, c’est qu’elles conçussent tant de vénération pour leur beauté et leurs faveurs, qu’elles crussent n’en devoir faire part qu’aux homme déjà distingués par leur génie, leur courage, ou leur probité. Leurs faveurs, par ce moyen, deviendroient un encouragement aux talents et aux vertus. Mais en Turquie si les femmes peuvent sans inconvénient s’instruire de tous les arts de la volupté, en seroit-il de même dans un pays où, comme en Europe, elles ne sont ni renfermées ni communes ; où, comme en France, toutes les maisons sont ouvertes ? S’imagine-t-on qu’en multipliant dans les femmes les moyens de plaire, on augmentât beaucoup le bonheur des époux ? J’en doute ; et, jusqu’à ce qu’on ait fait quelque réforme dans les lois du mariage, ce que l’art pourroit ajouter aux beautés naturelles du sexe seroit peut-être en contradiction avec l’usage que les lois européennes lui permettent d’en faire.

(23) Il est des hommes qui se croient vrais parcequ’ils sont médisants. Rien de plus différent que la vérité et la médisance ; l’une, toujours indulgente, est inspirée par l’humanité ; l’autre, toujours aigre, est fille de l’orgueil, de la haine, de l’humeur, et de l’envie. Le ton et les gestes de la médisance décelent toujours quel en est le pere.

(24) Si l’on ne peut sans crime taire la vérité aux peuples et aux souverains, quel homme a toujours été juste et sans reproche à cet égard ?

(25) Qu’à la lecture de l’Histoire ecclésiastique un jeune Italien s’indigne des crimes et de la scélératesse des pontifes, qu’il doute de leur infaillibilité ; Quel doute impie ! s’écrie son précepteur. Mais, répond l’éleve, je dis ce que je pense : ne m’avez-vous pas toujours défendu de mentir ? Oui, dans les cas ordinaires ; mais en faveur de l’église le mensonge est un devoir. Et quel intérêt prenez-vous au pape ? Le plus grand, répliquera le maître. Su le pape est reconnu infaillible, nul ne peut résister à ses volontés ; les peuples lui doivent être aveuglément soumis. Or, quelle considération ce respect pour le pape ne réfléchit-il pas sur tout le corps ecclésiastique ; et par conséquent sur moi !

(26) Quiconque en écrivant l’histoire en altere les faits est un mauvais citoyen ; il trompe le public, et le prive de l’avantage inestimable qu’il pourroit retirer de cette lecture. Mais dans quel empire trouver un historien vrai, et réellement adorateur du Dieu de vérité ? Est-ce en France, en Portugal, en Espagne ? Non, mais dans un pays libre et réformé.

(27) Pourquoi les disputes théologiques sont-elles interminables ? C’est qu’heureusement pour les disputants ni les uns ni les autres n’ont d’idées nettes de ce dont ils parlent. Le cardinal du Perron, après avoir dans un discours prouvé l’existence de Dieu à Henri III, lui dit : Si votre majesté le desire, je lui en prouverai tout aussi évidemment la non-existence.

(28) Pourquoi la plupart des hommes éclairés regardent-ils toute religion comme incompatible avec une bonne morale ? C’est que les prêtres de toute religion se donnent pour les seuls juges d la bonté ou de la méchanceté des actions humaines ; c’est qu’ils veulent que les décisions théologiques soient regardées comme le vrai code de la morale. Or les décisions de l’église, aussi variables que ses intérêts, y portent sans cesse confusion, obscurité, et contradiction. Qu’est-ce que l’église substitue aux vrais principes de la justice ? Des observances et des cérémonies ridicules. Aussi, dans ses discours sur Tite-Live, Machiavel attribue-t-il l’excessive méchanceté des Italiens à la fausseté et à la contradiction des préceptes moraux de la religion catholique.


  1. On desire qu’un fille soit vraie et ingénue. On lui présente un époux : il ne lui plaît pas : elle le dit : on le trouve mauvais. Les parents veulent donc qu’elle soit vraie ou fausse suivant l’intérêt qu’ils ont qu’elle soit l’un ou l’autre.
  2. Assure-t-on une fille que sans talents on reste sans époux ? elle apprendra demain que la plus sotte des ses compagnes a fait un excellent mariage parcequ’elle avoit tant de dot, et qu’on n’épouse plus que la dot.
  3. Si l’on ne loue communément que la beauté dans une fille, c’est que la beauté est réellement la qualité la plus intéressante, la plus desirable, dans celle à qui l’on fait visite, et dont on n’est ni le mari ni l’ami, et que chez les femmes les hommes ne sont jamais qu’en visite.
  4. Je suppose qu’on voulût réellement attiédir dans les jeunes gens les desirs de l’amour ; que faire ? Instituer des exercices violents, et en inspirer le goût à la jeunesse. L’exercice est en ce genre le sermon le plus efficace. Plus on transpire, plus on dépense d’esprits animaux, moins il reste de force pour l’amour. La froideur et l’indifférence des sauvages du Canada tiennent à la fatigue et à l’épuisement éprouvés dans des chasses longues et pénibles.
  5. Qu’on ne conclue point de ce texte que je veuille détruire les salles d’opéra ou de comédie. Je ne condamne ici que la contradiction entre nos usages et les préceptes actuels de notre morale. Je ne suis ni ennemi des spectacles, ni sur ce point l’avis de M. Rousseau. Les spectacles sont sans contredit un plaisir. Or il n’est point de plaisir qui, dans les mains d’un gouvernement sage, ne puisse devenir un principe productif de vertu lorsqu’il en est la récompense.