De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 1

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 163-175).


DISCOURS III.

Si l’Esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation.


CHAPITRE I


Je vais examiner dans ce discours ce que peuvent sur l’esprit la nature et l’éducation : pour cet effet je dois d’abord déterminer ce qu’on entend par le mot nature.

Ce mot peut exciter en nous l’idée confuse d’un être ou d’une force qui nous a doués de tous nos sens : or les sens sont les sources de toutes nos idées. Privés d’un sens nous sommes privés de toutes les idées qui y sont relatives. Un aveugle-né n’a, par cette raison, aucune idée des couleurs. Il est donc évident que, dans cette signification, l’esprit doit être en entier considéré comme un don de la nature.

Mais, si l’on prend ce mot dans une acception différente, et si l’on suppose qu’entre les hommes bien conformés, doués de tous leurs sens, et dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut, la nature cependant ait mis de si grandes différences, et des dispositions si inégales à l’esprit, que les uns soient organisés pour être stupides, et les autres pour être spirituels, la question devient plus délicate.

J’avoue qu’on ne peut d’abord considérer la grande inégalité d’esprit des hommes sans admettre entre les esprits la même différence qu’entre les corps, dont les uns sont foibles et délicats, lorsque les autres sont forts et robustes. Qui pourroit, dira-t-on, à cet égard occasionner des différences dans la maniere uniforme dont la nature opere ?

Ce raisonnement, il est vrai, n’est fondé que sur une analogie. Il est assez semblable à celui des astronomes qui concluroient que le globe de la lune est habité, parcequ’il est composé d’une matiere à-peu-près pareille au globe de la terre.

Quelque foible que ce raisonnement soit en lui-même, il doit cependant paroître démonstratif ; car enfin, dira-t-on, à quelle cause attribuer la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre des hommes qui semblent avoir eu la même éducation ?

Pour répondre à cette objection il faut d’abord examiner si plusieurs hommes peuvent, à la rigueur, avoir eu la même éducation ; et, pour cet effet, fixer l’idée qu’on attache au mot éducation.

Si par éducation on entend simplement celle qu’on reçoit dans les mêmes lieux et par les mêmes maîtres, en ce sens l’éducation est la même pour une infinité d’hommes.

Mais, si l’on donne à ce mot une signification plus vraie et plus étendue, et qu’on y comprenne généralement tout ce qui sert à notre instruction, alors je dis que personne ne reçoit la même éducation, parceque chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hasard, c’est-à-dire une infinité d’évènements dont notre ignorance ne nous permet pas d’appercevoir l’enchaînement et les causes. Or ce hasard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation. C’est lui qui met certains objets sous nos yeux, nous occasionne en conséquence les idées les plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus grandes découvertes. Ce fut le hasard, pour en donner quelques exemples, qui guida Galilée dans les jardins de Florence lorsque les jardiniers en faisoient jouer les pompes ; ce fut lui qui inspira ces jardiniers, lorsque, ne pouvant élever les eaux au dessus de la hauteur de trente-deux pieds, ils en demanderent la cause à Galilée, et piquerent par cette question l’esprit et la vanité de ce philosophe ; ce fut ensuite sa vanité, mise en action par ce coup du hasard, qui l’obligea à faire de cet effet naturel l’objet de ses méditations, jusqu’à ce qu’enfin il eût, par la découverte du principe de la pesanteur de l’air, trouvé la solution de ce problême.

Dans un moment où l’ame paisible de Newton n’étoit occupée d’aucune affaire, agitée d’aucune passion, c’est pareillement le hasard qui, l’attirant sous une allée de pommiers, détacha quelques fruits de leurs branches, et donna à ce philosophe la premiere idée de son systême. C’est réellement de ce fait qu’il partit pour examiner si la lune ne gravitoit pas vers la terre avec la même force que les corps tombent sur sa surface. C’est donc au hasard que les grands génies ont dû souvent les idées les plus heureuses. Combien de gens d’esprit restent confondus dans la foule des hommes médiocres, faute, ou d’une certaine tranquillité d’ame, ou de la rencontre d’un jardinier, ou de la chûte d’une pomme !

Je sens qu’on ne peut d’abord sans quelque peine attribuer de si grands effets à des causes si éloignées et si petites en apparence[1]. Cependant l’expérience nous apprend que, dans le physique comme dans le moral, les plus grands évènements sont souvent l’effet de causes presque imperceptibles. Qui doute qu’Alexandre n’ait dû en partie la conquête de la Perse à l’instituteur de la phalange macédonienne ; que le chantre d’Achille, animant ce prince de la fureur de la gloire, n’ait eu part à la destruction de l’empire de Darius, comme Quinte-Curce aux victoires de Charles XII ; que les pleurs de Véturie n’aient désarmé Coriolan, n’aient affermi la puissance de Rome prête à succomber sous les efforts des Volsques, n’aient occasionné ce long enchaînement de victoires qui changerent la face du monde ; et que ce ne soit par conséquent aux larmes de cette Véturie que l’Europe doit sa situation présente ? Que de faits pareils ne pourroit-on pas citer[2] ! Gustave, dit M. l’abbé de Vertot, parcouroit vainement les provinces de la Suede ; il erroit depuis plus d’un an dans les montagnes de la Dalécarlie. Les montagnards, quoique prévenus par sa bonne mine, par la grandeur de sa taille et la force apparente de son corps, ne se fussent cependant pas déterminés à le suivre, si, le jour même où ce prince harangua les Dalécarliens, les anciens de la contrée n’eussent remarqué que le vent du nord avoit toujours soufflé. Ce coup de vent leur parut un signe certain de la protection du ciel, et l’ordre d’armer en faveur du héros. C’est donc le vent du nord qui mit la couronne de Suede sur la tête de Gustave.

La plupart des évènements ont des causes aussi petites. Nous les ignorons, parceque la plupart des historiens les ont ignorées eux-mêmes, ou parcequ’ils n’ont pas eu d’yeux pour les appercevoir. Il est vrai qu’à cet égard l’esprit peut réparer leurs omissions : la connoissance de certains principes supplée facilement à la connoissance de certains faits. Ainsi, sans m’arrêter davantage à prouver que le hasard joue dans ce monde un plus grand rôle qu’on ne pense, je conclurai de ce que je viens de dire que, si l’on comprend sous le mot d’éducation généralement tout ce qui sert à notre instruction, ce même hasard doit nécessairement y avoir la plus grande part ; et que personne n’étant exactement placé dans le même concours de circonstances, personne ne reçoit précisément la même éducation.

Ce fait posé, qui peut assurer que la différence de l’éducation ne produise la différence qu’on remarque entre les esprits ; que les hommes ne soient semblables à ces arbres de la même espece, dont le germe, indestructible et absolument le même, n’étant jamais semé exactement dans la même terre, ni précisément exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies, doit, en se développant, prendre nécessairement une infinité de formes différentes ? Je pourrois donc conclure que l’inégalité d’esprit des hommes peut être indifféremment regardée comme l’effet de la nature ou de l’éducation. Mais, quelque vraie que fût cette conclusion, comme elle n’auroit rien que de vague, et qu’elle se réduiroit, pour ainsi dire, à un peut-être, je crois devoir considérer cette question sous un point de vue nouveau, la ramener à des principes plus certains et plus précis. Pour cet effet il faut réduire la question à des points simples, remonter jusqu’à l’origine de nos idées, au développement de l’esprit, et se rappeler que l’homme ne fait que sentir, se ressouvenir, et observer les ressemblances et les différences, c’est-à-dire les rapports qu’ont entre eux les objets divers qui s’offrent à lui, ou que sa mémoire lui présente ; qu’ainsi la nature ne pourroit donner aux hommes plus ou moins de disposition à l’esprit, qu’en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, et de capacité d’attention.


  1. On lit dans l’Année littéraire que Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba. Dans sa chûte sa jaquette se retrousse ; un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très délicate. Boileau en fut toute sa vie incommodé : et de là, peut-être, cette sévérité de mœurs, cette disette de sentiment, qu’on remarque dans tous ses ouvrages ; de là sa satyre contre les femmes, contre Lulli, Quinaut, et contre toutes les poésies galantes.

    Peut-être son antipathie contre les dindons occasionna-t-elle l’aversion secrete qu’il eut toujours pour les jésuites, qui les ont apportés en France. C’est à l’accident qui lui étoit arrivé qu’on doit peut-être être sa satyre sur l’équivoque, son admiration pour M. Arnaud, et son épître sur l’amour de Dieu : tant il est vrai que ce sont souvent des causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie, et toute la suite de nos idées.

  2. Dans la minorité de Louis XIV, lorsque ce prince étoit prêt de se retirer en Bourgogne, ce fut, dit S.-Evremont, le conseil de M. de Turenne qui le retint à Paris, et qui sauva la France. Cependant un conseil si important, ajoute cet illustre auteur, fit moins d’honneur à ce général que la défaite de cinq cents cavaliers. Tant il est vrai qu’on attribue difficilement de grands effets à des causes qui paraissent éloignées et petites.