De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 26

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 147-162).


CHAPITRE XXVI

De l’Esprit par rapport à l’univers.


L’esprit, considéré sous ce point de vue, ne sera, conformément aux définitions précédentes, que l’habitude des idées intéressantes pour tous les peuples, soit comme instructives, soit comme agréables.

Ce genre d’esprit est sans contredit le plus desirable. Il n’est aucun temps où l’espece d’idées réputée esprit par tous les peuples ne soit vraiment digne de ce nom. Il n’en est pas ainsi du genre d’idées auquel une nation donne quelquefois le nom d’esprit. Il est pour chaque nation un temps de stupidité et d’avilissement, pendant lequel elle n’a point d’idées nettes de l’esprit ; elle prodigue alors ce nom à certains assemblages d’idées à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la postérité. Ces siecles d’avilissement sont ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un poëte, Dieu prive les nations de la moitié de leur intelligence, pour les endurcir contre les miseres et le supplice de la servitude.

Parmi les idées propres à plaire à tous les peuples il en est d’instructives ; ce sont celles qui appartiennent à certains genres de science et d’art : mais il en est aussi d’agréables ; telles sont premièrement les idées et les sentiments admirés dans certains morceaux d’Homere, de Virgile, de Corneille, du Tasse, de Milton, dans lesquels, comme je l’ai déja dit, ces illustres écrivains ne s’arrêtent point à la peinture d’une nation ou d’un siecle en particulier, mais à celle de l’humanité ; telles sont, en second lieu, les grandes images dont ces poëtes ont enrichi leurs ouvrages.

Pour prouver qu’en quelque genre que ce soit il est des beautés propres à plaire universellement, je choisis ces mêmes images pour exemple, et je dis que la grandeur est dans les tableaux poétiques une cause universelle de plaisir[1] : non que tous les hommes en soient également frappés : il en est même d’insensibles aux beautés de la description comme aux charmes de l’harmonie, et qu’il seroit à cet égard aussi injuste qu’inutile de vouloir désabuser. Ils ont, par leur insensibilité, acquis le droit malheureux de nier un plaisir qu’ils n’éprouvent pas. Mais ces hommes sont en petit nombre.

En effet, soit que le desir habituel et impatient de la félicité, qui nous fait souhaiter toutes les perfections comme des moyens d’accroître notre bonheur, nous rende agréables tous ces grands objets, dont la contemplation semble donner plus d’étendue à notre ame, plus de force et d’élévation à nos idées, soit que par eux-mêmes les grands objets fassent sur nos sens une impression plus forte, plus continue et plus agréable, soit enfin quelque autre cause, nous éprouvons que la vue hait tout ce qui la resserre ; qu’elle se trouve gênée dans les gorges d’une montagne ou dans l’enceinte d’un grand mur ; qu’elle aime, au contraire, à parcourir une vaste plaine, à s’étendre sur la surface des mers, à se perdre dans un horizon reculé.

Tout ce qui est grand a droit de plaire aux yeux et à l’imagination des hommes : cette espece de beauté l’emporte infiniment dans les descriptions sur toutes les autres beautés, qui, dépendantes, par exemple, de la justesse des proportions, ne peuvent être ni aussi vivement ni aussi généralement senties, puisque toutes les nations n’ont pas les mêmes idées des proportions.

En effet, si l’on oppose aux cascades que l’art proportionne, aux souterrains qu’il creuse, aux terrasses qu’il éleve, les cataractes du fleuve S.-Laurent, les cavernes creusées dans l’Etna, les masses énormes de rochers entassés sans ordre sur les Alpes, ne sent-on pas que le plaisir produit par cette prodigalité, cette magnificence rude et grossiere que la nature met dans tous ses ouvrages, est infiniment supérieur au plaisir qui résulte de la justesse des proportions ?

Pour s’en convaincre, qu’un homme monte la nuit sur une montagne pour y contempler le firmament : quel est le charme qui l’y attire ? Est-ce la symmétrie agréable dans laquelle les astres sont rangés ? Mais ici, dans la voie lactée, ce sont des soleils sans nombre, amoncelés sans ordre les uns sur les autres ; là ce sont de vastes déserts. Quelle est donc la source de ses plaisirs ? l’immensité même du ciel. En effet quelle idée se former de cette immensité, lorsque des mondes enflammés ne paroissent que des points lumineux semés çà et là dans les plaines de l’éther, lorsque des soleils plus avant engagés dans les profondeurs du firmament n’y sont apperçus qu’avec peine ? L’imagination qui s’élance de ces dernieres spheres pour parcourir tous les mondes possibles ne doit-elle pas s’engloutir dans les vastes et immensurables concavités des cieux, se plonger dans le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’ame tout entiere, sans cependant la fatiguer ? C’est aussi la grandeur de ces décorations qui dans ce genre a fait dire que l’art étoit si inférieur à la nature ; ce qui, en termes intelligibles, ne signifie rien autre chose, sinon que les grands tableaux nous paroissent préférables aux petits.

Dans les arts susceptibles de ce genre de beautés, tels que la sculpture, l’architecture et la poésie, c’est l’énormité des masses qui place le colosse de Rhodes et les pyramides de Memphis au rang des merveilles du monde. C’est la grandeur des descriptions qui nous fait regarder Milton du moins comme l’imagination la plus forte et la plus sublime. Aussi son sujet, peu fertile en beautés d’une autre espece, l’étoit-il infiniment en beautés de descriptions. Devenu par ce sujet l’architecte du paradis terrestre, il avoit à rassembler dans le court espace du jardin d’Éden toutes les beautés que la nature a dispersées sur la terre pour l’ornement de mille climats divers. Porté par le choix de ce même sujet sur le bord de l’abyme informe du chaos, il avoit à en tirer cette matiere premiere propre à former l’univers, à creuser le lit des mers, à couronner la terre de montagnes, à la couvrir de verdure, à mouvoir les soleils, à les allumer, à déployer auprès d’eux le pavillon des cieux, à peindre enfin la beauté du premier jour du monde, et cette fraîcheur printaniere dont sa vive imagination embellit la nature nouvellement éclose. Il avoit donc non seulement à nous présenter les plus grands tableaux, mais encore les plus neufs et les plus variés, qui, pour l’imagination des hommes, sont encore deux causes universelles de plaisir.

Il en est de l’imagination comme de l’esprit : c’est par la contemplation et la combinaison, soit des tableaux de la nature, soit des idées philosophiques, que, perfectionnant leur imagination ou leur esprit, les poëtes et les philosophes parviennent également à exceller dans des genres très différents, et dans lesquels il est également rare, et peut-être également difficile, de réussir.

Quel homme, en effet, ne sent pas que la marche de l’esprit humain doit être uniforme, à quelque science ou à quelque art qu’on l’applique ? Si, pour plaire à l’esprit, dit M. de Fontenelle, il faut l’occuper sans le fatiguer ; si l’on ne peut l’occuper qu’en lui offrant de ces vérités nouvelles, grandes et premieres, dont la nouveauté, l’importance et la fécondité fixent fortement son attention ; si l’on n’évite de le fatiguer qu’en lui présentant des idées rangées avec ordre, exprimées par les mots les plus propres, dont le sujet soit un, simple, et par conséquent facile à embrasser, et où la variété se trouve identifiée à la simplicité[2] ; c’est pareillement à la triple combinaison de la grandeur, de la nouveauté, de la variété et de la simplicité dans les tableaux, qu’est attaché le plus grand plaisir de l’imagination. Si, par exemple, la vue ou la description d’un grand lac nous est agréable, celle d’une mer calme et sans bornes nous est sans doute plus agréable encore ; son immensité est pour nous la source d’un plus grand plaisir. Cependant, quelque beau que soit ce spectacle, son uniformité devient bientôt ennuyeuse. C’est pourquoi, si, enveloppée de nuages noirs, et portée par les aquilons, la tempête, personnifiée par l’imagination du poëte, se détache du midi, en roulant devant elle les mobiles montagnes des eaux ; qui doute que la succession rapide, simple et variée, des tableaux effrayants que présente le bouleversement des mers, ne fasse à chaque instant sur notre imagination des impressions nouvelles, ne fixe fortement notre attention, ne nous occupe sans nous fatiguer, et ne nous plaise par conséquent davantage ? Mais, si la nuit vient encore redoubler les horreurs de cette même tempête, et que les montagnes d’eau dont la chaîne termine et cintre l’horizon soient à l’instant éclairées par les lueurs répétées et réfléchies des éclairs et des foudres ; qui doute que cette mer obscure, changée tout-à-coup en une mer de feu, ne forme, par la nouveauté, unie à la grandeur et à la variété de cette image, un des tableaux les plus propres à étonner notre imagination ? Aussi l’art du poëte, considéré purement comme descripteur, est de n’offrir à la vue que des objets en mouvement, et même, s’il le peut, de frapper dans ses descriptions plusieurs sens à-la-fois. La peinture du mugissement des eaux, du sifflement des vents, et des éclats du tonnerre, pourroit-elle ne pas ajouter encore à la terreur secrete, et par conséquent au plaisir que nous fait éprouver le spectacle d’une mer en furie ? Au retour du printemps, lorsque l’aurore descend dans les jardins de Marly pour entr’ouvrir le calice des fleurs, en cet instant les parfums qu’elles exhalent, le gazouillement de mille oiseaux, le murmure des cascades, n’augmentent-ils pas encore le charme de ces bosquets enchantés ? Tous les sens sont autant de portes par lesquelles les impressions agréables peuvent entrer dans nos ames : plus on en ouvre à-la-fois, plus il y pénetre de plaisir.

On voit donc que, s’il est des idées généralement utiles aux nations comme instructives (telles sont celles qui appartiennent directement aux sciences), il en est aussi d’universellement utiles comme agréables ; et que, différent en ce point de la probité, l’esprit d’un particulier peut avoir des rapports avec l’univers entier.

La conclusion de ce discours c’est que, tant en matiere d’esprit qu’en matiere de morale, c’est toujours, de la part des hommes, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise. L’intérêt est donc le seul dispensateur de leur estime : l’esprit, sous quelque point de vue qu’on le considere, n’est donc jamais qu’un assemblage d’idées neuves, intéressantes, et par conséquent utiles aux hommes, soit comme instructives, soit comme agréables.


  1. Si les grands tableaux ne nous frappent pas toujours fortement, ce manque d’effet dépend ordinairement d’une cause étrangere à leur grandeur. C’est le plus souvent parceque ces tableaux se trouvent unis dans notre mémoire à quelque objet désagréable. Sur quoi j’observerai qu’il est très rare, à la lecture d’une description poétique, de recevoir uniquement l’impression pure que doit faire sur nous la vue exacte de cette image. Tous les objets participent à la laideur ainsi qu’à la beauté des objets auxquels ils sont le plus communément unis. C’est à cette cause qu’on doit attribuer la plupart de nos dégoûts et de nos enthousiasmes injustes. Un proverbe usité dans les places publiques, fût-il d’ailleurs excellent, nous paroît toujours bas, parcequ’il se lie nécessairement dans notre mémoire à l’image de ceux qui s’en servent.

    Peut-on douter que, par la même raison, les contes d’esprits et de revenants ne redoublent pendant la nuit aux yeux du voyageur égaré les horreurs d’une forêt ; que, sur les Pyrénées, au milieu des déserts, des abymes et des rochers, l’imagination, frappée de l’estampe du combat des Titans, ne croie y reconnoître les montagnes d’Ossa et de Pélion, et ne regarde avec frayeur le champ de bataille de ces géants ? Qui doute que le souvenir de ce bocage décrit par le Camoëns, où les nymphes, nues, fugitives, et poursuivies par les desirs ardents, tombent aux pieds des Portugais, où l’amour étincelle en leurs yeux, circule en leurs veines, où les paroles se confondent, où l’on n’entend enfin que le murmure des soupirs de l’amour heureux ; qui doute, dis-je, que le souvenir d’une description si voluptueuse n’embellisse à jamais tous les bocages ?

    Voilà la raison pour laquelle il est si difficile de séparer du plaisir total que nous recevons à la présence d’un objet tous les plaisirs particuliers qui sont, pour ainsi dire, réfléchis de la part des objets auxquels ils se trouvent unis.

  2. Il est bon de remarquer que la simplicité dans un sujet et dans une image est une perfection relative à la foiblesse de notre esprit.