De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 7

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 87-105).
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CHAPITRE VII

De l’Esprit par rapport aux sociétés particulières.


Ce que j’ai dit de l’esprit par rapport à un seul homme, je le dis de l’esprit considéré par rapport aux sociétés particulieres. Je ne répéterai donc point à ce sujet le détail fatigant des mêmes preuves ; je montrerai seulement, par de nouvelles applications du même principe, que chaque société, comme chaque particulier, n’estime ou ne méprise les idées des autres sociétés que par la convenance ou la disconvenance que ces idées ont avec ses passions, son genre d’esprit, et enfin le rang que tiennent dans le monde ceux qui composent cette société.

Qu’on produise un fakir dans un cercle de sybarites ; ce fakir n’y sera-t-il pas regardé avec cette pitié méprisante que des ames sensuelles et douces ont pour un homme qui perd des plaisirs réels pour courir après des biens imaginaires ? Que je fasse pénétrer un conquérant dans la retraite des philosophes : qui doute qu’il ne traite de frivolités leurs spéculations les plus profondes, qu’il ne les considere avec le mépris dédaigneux qu’une ame qui se dit grande a pour des ames qu’elle croit petites, et que la puissance a pour la foiblesse ? Mais qu’à son tour, je transporte ce conquérant au portique : Orgueilleux, lui dira le stoïcien outragé, toi qui méprises des ames plus hautes que la tienne, apprends que l’objet de tes desirs est ici celui de nos mépris ; que rien ne paroît grand sur la terre, à qui la contemple d’un point de vue élevé. Dans une forêt antique, c’est du pied des cedres où s’assied le voyageur que leur faîte semble toucher aux cieux : du haut des nues où plane l’aigle, les hautes futaies rampent comme la bruyere, et n’offrent aux yeux du roi des airs qu’un tapis de verdure déployé sur des plaines. C’est ainsi que l’orgueil blessé du stoïcien se vengera du dédain de l’ambitieux, et qu’en général se traiteront tous ceux qui seront animés de passions différentes.

Qu’une femme jeune, belle, galante, telle enfin que l’histoire nous peint cette célebre Cléopatre qui, par la multiplicité de ses beautés, les charmes de son esprit, la variété de ses caresses, faisoit goûter chaque jour à son amant les délices de l’inconstance, et dont enfin la premiere jouissance n’étoit, dit Échard, qu’une premiere faveur ; qu’une telle femme se trouve dans une assemblée de ces prudes dont la vieillesse et la laideur assurent la chasteté, on y méprisera ses graces et ses talents. À l’abri de la séduction, sous l’égide de la laideur, ces prudes ne sentent pas combien l’ivresse d’un amant est flatteuse ; avec quelle peine, quand on est belle, on résiste au desir de mettre un amant dans la confidence de mille appas secrets : elles se déchaîneront donc avec fureur contre cette belle femme, et mettront ses foiblesses au rang des plus grands crimes. Mais, si l’une de ces prudes se présente à son tour dans un cercle de coquettes, elle y sera traitée sans aucun des ménagements que la jeunesse et la beauté doivent à la vieillesse et à la laideur. Pour se venger de sa pruderie, on lui dira que la belle qui cede à l’amour, et la laide qui lui résiste, ne font toutes deux qu’obéir au même principe de vanité ; que, dans un amant, l’une cherche un admirateur de ses attraits, l’autre fuit un délateur de ses disgraces ; et qu’animées toutes deux par le même motif, entre la prude et la femme galante, il n’y a jamais que la beauté de différence.

Voilà comme les passions différentes s’insultent réciproquement ; et pourquoi le glorieux, qui méconnoît le mérite dans une condition médiocre, qui le dédaigne, et qui voudroit le voir ramper à ses pieds, est à son tour méprisé des gens éclairés. Insensé, lui diroient-ils volontiers, homme sans mérite et même sans orgueil, de quoi t’applaudis-tu ? des honneurs qu’on te rend ? Mais ce n’est point à ton mérite, c’est à ton faste et à ta puissance, qu’on rend hommage. Tu n’es rien par toi-même ; si tu brilles, c’est de l’éclat que réfléchit sur toi la faveur du souverain. Regarde ces vapeurs qui s’élevent de la fange des marécages ; soutenues dans les airs, elles s’y changent en nuages éclatants ; elles brillent comme toi, mais d’une splendeur empruntée du soleil ; l’astre se couche, l’éclat du nuage a disparu.

Si des passions contraires excitent le mépris respectif de ceux qu’elles animent, trop d’opposition dans les esprits produit à-peu-près le même effet.

Nécessités, comme je l’ai prouvé dans le chapitre IV, à ne sentir dans les autres que les idées analogues à nos idées, comment admirer un genre d’esprit trop différent du nôtre ? Si l’étude d’une science ou d’un art nous y fait appercevoir une infinité de beautés et de difficultés que nous ignorerions sans cette étude, c’est donc pour la science et l’art que nous cultivons que nous avons nécessairement le plus de cette estime que j’appelle sentie.

Notre estime pour les autres arts ou sciences est toujours proportionnée au rapport plus ou moins prochain qu’ils ont avec la science ou l’art auquel nous nous appliquons. Voilà pourquoi le géometre a communément plus d’estime pour le physicien que pour le poëte, qui doit en accorder davantage à l’orateur qu’au géometre.

C’est aussi de la meilleure foi du monde qu’on voit des hommes illustres en des genres différents faire très peu de cas les uns des autres. Pour se convaincre de la réalité d’un mépris toujours réciproque de leur part (car il n’y a point de dette plus fidèlement acquittée que le mépris), prêtons l’oreille aux discours qui échappent aux gens d’esprit.

Semblables aux vendeurs de mithridate répandus dans une place publique, chacun d’eux appelle les admirateurs à soi, et croit les mériter seul. Le romancier se persuade que c’est son genre d’ouvrage qui suppose le plus d’invention et de délicatesse dans l’esprit ; le métaphysicien se voit comme la source de l’évidence, et le confident de la nature. Moi seul, dit-il, je puis généraliser les idées, et découvrir le germe des événements qui se développent journellement dans le monde physique et moral, et c’est par moi seul que l’homme peut être éclairé. Le poëte, qui regarde les métaphysiciens comme des fous sérieux, les assure que, s’ils cherchent la vérité dans le puits où elle s’est retirée, ils n’ont pour y puiser que le seau des Danaïdes ; que les découvertes de leur esprit sont douteuses, mais que les agrémens du sien sont certains.

C’est par de tels discours que ces trois hommes se prouveroient réciproquement le peu de cas qu’ils font les uns des autres ; et si dans une pareille contestation ils prenoient un politique pour arbitre, Apprenez, leur diroit-il à tous, que les sciences et les arts ne sont que de sérieuses bagatelles, et de difficiles frivolités. L’on s’y peut appliquer dans l’enfance pour donner plus d’exercice à son esprit ; mais c’est uniquement la connoissance des intérêts des peuples qui doit occuper la tête d’un homme fait et sensé ; tout autre objet est petit, et tout ce qui est petit est méprisable. D’où il concluroit que lui seul est digne de l’admiration universelle.

Or, pour terminer cet article par un dernier exemple, supposons qu’un physicien prêtât l’oreille à cette conclusion : Tu te trompes, répliqueroit-il à ce politique ; si l’on ne mesure la grandeur de l’esprit que par la grandeur des objets qu’il considere, c’est moi seul qu’on doit réellement estimer. Une seule de mes découvertes change les intérêts des peuples. J’aimante une aiguille, je l’enferme dans une boussole ; l’Amérique se découvre, on fouille ses mines, mille vaisseaux chargés d’or fendent les mers, abordent en Europe, et la face du monde politique est changée. Toujours occupé de grands objets, si je me recueille dans le silence et la solitude, ce n’est point pour y étudier les petites révolutions des gouvernements, mais celles de l’univers ; ce n’est point pour y pénétrer les frivoles secrets des cours, mais ceux de la nature : je découvre comment les mers ont formé les montagnes, et se sont répandues sur la terre : je mesure et la force qui meut les astres, et l’étendue des cercles lumineux qu’ils décrivent dans l’azur du ciel : je calcule leur masse, je la compare à celle de la terre, et je rougis de la petitesse du globe. Or, si j’ai tant de honte de la ruche, juge du mépris que j’ai pour l’insecte qui l’habite. Le plus grand législateur n’est à mes yeux que le roi des abeilles.

Voilà par quels raisonnements chacun se prouve à lui-même qu’il est possesseur du genre d’esprit le plus estimable ; et comment, excités par le desir de le prouver aux autres, les gens d’esprit se déprisent réciproquement, sans s’appercevoir que chacun d’eux, enveloppé dans le mépris qu’il inspire pour ses pareils, devient le jouet et la risée de ce même public dont il devroit être l’admiration.

Au reste, c’est en vain qu’on voudroit diminuer la prévention favorable que chacun a pour son esprit. On se moque d’un fleuriste immobile près d’une plate-bande de tulipes ; il tient les yeux toujours fixés sur leurs calices ; il ne voit rien d’admirable sur la terre que la finesse et le mélange des couleurs dont il a par sa culture forcé la nature à les peindre. Chacun est ce fleuriste ; s’il ne mesure l’esprit des hommes que sur la connoissance qu’ils ont des fleurs, nous ne mesurons pareillement notre estime pour eux que sur la conformité de leurs idées avec les nôtres.

Notre estime est tellement dépendante de cette conformité d’idées, que personne ne peut s’examiner avec attention sans s’appercevoir que, si dans tous les instants de la journée il n’estime point le même homme précisément au même degré, c’est toujours à quelques unes de ces contradictions, inévitables dans le commerce intime et journalier, qu’il doit attribuer la perpétuelle variation du thermometre de son estime : aussi tout homme dont les idées ne sont point analogues à celles de la société en est-il toujours méprisé.

Le philosophe, qui vivra avec des petits-maîtres sera l’imbécille et le ridicule de leur société ; il s’y verra joué par le plus mauvais bouffon, dont les plus fades quolibets passeront pour d’excellents mots ; car le succès des plaisanteries dépend moins de la finesse d’esprit de leur auteur que de son attention à ne ridiculiser que les idées désagréables à sa société. Il en est des plaisanteries comme des ouvrages de parti ; elles sont toujours admirées de la cabale.

Le mépris injuste des sociétés particulieres les unes pour les autres est donc, comme le mépris de particulier à particulier, uniquement l’effet et de l’ignorance et de l’orgueil : orgueil sans doute condamnable, mais nécessaire et inhérent à la nature humaine. L’orgueil est le germe de tant de vertus et de talents, qu’il ne faut ni espérer de le détruire, ni même tenter de l’affoiblir, mais seulement de le diriger aux choses honnêtes. Si je me moque ici de l’orgueil de certaines gens, je ne le fais sans doute que par un autre orgueil, peut-être mieux entendu que le leur dans ce cas particulier, comme plus conforme à l’intérêt général ; car la justice de nos jugements et de nos actions n’est jamais que la rencontre heureuse de notre intérêt avec l’intérêt public[1].

Si l’estime que les diverses sociétés ont pour certains sentiments et certaines sciences est différente, selon la diversité des passions et du genre d’esprit de ceux qui les composent, qui doute que la différence entre les conditions des hommes ne produise à-peu-près le même effet, et que des idées agréables aux gens d’un certain rang ne soient ennuyeuses pour des hommes d’un autre état ? Qu’un homme de guerre, un négociant, dissertent devant des gens de robe ; l’un sur l’art des sieges, des campements et des évolutions militaires ; l’autre sur le commerce de l’indigo, de la soie, du sucre et du cacao ; ils seront écoutés avec moins de plaisir et d’avidité, que l’homme qui, plus au fait des intrigues du palais, des prérogatives de la magistrature, et de la maniere de conduire une affaire, leur parlera de tous les objets que le genre de leur esprit ou de leur vanité rend plus particulièrement intéressants pour eux.

En général, on méprise jusqu’à l’esprit dans un homme d’un état inférieur au sien. Quelque mérite qu’ait un bourgeois, il sera toujours méprisé d’un homme en place, si cet homme en place est stupide ; « quoiqu’il n’y ait, dit Domat, qu’une distinction civile entre le bourgeois et le grand seigneur, et une distinction naturelle entre l’homme d’esprit et le grand seigneur stupide. »

C’est donc toujours l’intérêt personnel, modifié selon la différence de nos besoins, de nos passions, de notre genre d’esprit et de nos conditions, qui, se combinant dans les diverses sociétés d’un nombre infini de manieres, produit l’étonnante diversité des opinions.

C’est conséquemment à cette variété d’intérêt que chaque société a son ton, sa maniere particuliere de juger et son grand esprit, dont elle feroit volontiers un dieu, si la crainte des jugements du public ne s’opposoit à cette apothéose.

Voilà pourquoi chacun trouve à s’assortir. Aussi n’est-il point de stupide, s’il apporte une certaine attention au choix de sa société, qui n’y puisse passer une vie douce au milieu d’un concert de louanges données par des admirateurs sinceres ; aussi n’est-il point d’homme d’esprit, s’il se répand dans différentes sociétés, qui ne s’y voie successivement traité de fou, de sage, d’agréable, d’ennuyeux, de stupide et de spirituel.

La conclusion générale de ce que je viens de dire, c’est que l’intérêt personnel est dans chaque société l’unique appréciateur du mérite des choses et des personnes. Il ne me reste plus qu’à montrer pourquoi les hommes les plus généralement fêtés et recherchés des sociétés particulieres, telles que celles du grand monde, ne sont pas toujours les plus estimés du public.


  1. L’intérêt ne nous présente des objets que les faces sous lesquelles il nous est utile de les appercevoir. Lorsqu’on en juge conformément à l’intérêt public, ce n’est pas tant à la justesse de son esprit, à la justice de son caractère, qu’il en faut faire honneur, qu’au hasard, qui nous place dans des circonstances où nous avons intérêt de voir comme le public. Qui s’examine profondément se surprend trop souvent en erreur pour n’être pas modeste ; il ne s’enorgueillit point de ses lumieres ; il ignore sa supériorité. L’esprit est comme la santé ; quand on en a, l’on ne s’en apperçoit point.