De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 6

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 73-86).
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CHAPITRE VI

Des moyens de s’assurer de la Vertu


Un homme est juste lorsque toutes ses actions tendent au bien public. Ce n’est point assez de faire du bien pour mériter le titre de vertueux. Un prince a mille places à donner ; il faut les remplir ; il ne peut s’empêcher de faire mille heureux. C’est donc uniquement de la justice[1] ou de l’injustice de ses choix que dépend sa vertu. Si, lorsqu’il s’agit d’une place importante, il donne, par amitié, par foiblesse, par sollicitation, ou par paresse, à un homme médiocre la préférence sur un homme supérieur, il doit se regarder comme injuste, quelques éloges d’ailleurs que donne à sa probité la société dans laquelle il vit.

En fait de probité, c’est uniquement l’intérêt public qu’il faut consulter et croire, et non les hommes qui nous environnent : l’intérêt personnel leur fait trop souvent illusion.

Dans les cours, par exemple, cet intérêt ne donne-t-il pas le nom de prudence à la fausseté, et de sottise à la vérité, qu’on y regarde du moins comme une folie, et qu’on y doit toujours regarder comme telle ?

Elle y est dangereuse ; et les vertus nuisibles seront toujours comptées au rang des défauts. La vérité ne trouve grace qu’auprès des princes humains et bons, tels que les Louis XII, les Henri IV. Les comédiens avoient joué le premier sur le théâtre ; les courtisans exhortoient le prince à les punir : « Non, dit-il, ils me rendent justice ; ils me croient digne d’entendre la vérité ». Exemple de modération imité depuis par M. le duc d’Orléans, régent. Ce prince, forcé de mettre quelques impositions sur une province, et fatigué des remontrances d’un député des états de cette province, lui répondit avec vivacité : « Et quelles sont vos forces, pour vous opposer à mes volontés ? Que pouvez-vous faire ? — Obéir, et haïr », répliqua le député. Réponse noble, qui fait également honneur au député et au prince. Il étoit presque aussi difficile à l’un de l’entendre qu’à l’autre de la faire. Ce même prince avoit une maîtresse ; un gentilhomme la lui avoit enlevée ; le prince étoit piqué, et ses favoris l’excitoient à la vengeance : « Punissez, disoient-ils, un insolent. — Je sais, leur répondit-il, que la vengeance m’est facile ; un mot suffit pour me défaire d’un rival, et c’est ce qui m’empêche de le prononcer. »

Une pareille modération est trop rare ; la vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner long-temps dans les cours. Comment habiteroit-elle un pays où la plupart de ceux qu’on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d’usage du monde ? On apperçoit difficilement le crime où se trouve l’utilité. Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses, et par conséquent plus criminelles, aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu, détourner un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône[2]. Mais l’intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulieres de la cour. Ce n’est peut-être qu’en vivant loin de ces sociétés qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique[3], sans avoir une connoissance profonde des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n’est jamais le partage de la stupidité ; une probité sans lumieres n’est tout au plus qu’une probité d’intention, pour laquelle le public n’a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1°. parce qu’il n’est point juge des intentions ; 2°. parce qu’il ne prend dans ses jugements conseil que de son intérêt.

S’il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n’est pas seulement à l’innocence de ses intentions qu’il fait grace, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s’est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne dans le premier cas que pour ne point ajouter à la perte d’un citoyen celle d’un autre citoyen ; il ne punit dans le second que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l’exposeroit une pareille invigilance.

Il faut donc pour être honnête joindre à la noblesse de l’ame les lumieres de l’esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature se conduit toujours sur la boussole de l’utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois : c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité.

L’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers[4]. Lorsqu’un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a d’une voix impérieuse commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l’égorge sans remords. Ce vaisseau est l’emblême de chaque nation : tout devient légitime et même vertueux pour le salut public.

La conclusion de ce que je viens de dire c’est qu’en fait de probité, ce n’est point des sociétés où l’on vit dont il faut prendre conseil, mais uniquement de l’intérêt public. Qui le consulteroit toujours ne feroit jamais que des actions ou immédiatement utiles au public, ou avantageuses aux particuliers sans être nuisibles à l’état. Or de pareilles actions lui sont toujours utiles.

L’homme qui secourt le mérite malheureux donne sans contredit un exemple de bienfaisance conforme à l’intérêt général ; il acquitte la taxe que la probité impose à la richesse.

L’honnête pauvreté n’a d’autre patrimoine que les trésors de la vertueuse opulence.

Qui se conduit par ce principe peut se rendre à lui-même un témoignage avantageux de sa probité, peut se prouver qu’il mérite réellement le titre d’honnête homme. Je dis mériter : car, pour obtenir quelque réputation en ce genre, il ne suffit pas d’être vertueux ; il faut, de plus, se trouver, comme les Codrus et les Regulus, heureusement placé dans des temps, des circonstances et des postes où nos actions puissent beaucoup influer sur le bien public. Dans toute autre position, la probité d’un citoyen toujours ignoré du public, n’est, pour ainsi dire, qu’une qualité de société particuliere, à l’usage seulement de ceux avec lesquels il vit.

C’est uniquement par ses talents qu’un homme privé peut se rendre utile et recommandable à sa nation. Qu’importe au public la probité d’un particulier[5] ? Cette probité ne lui est de presque aucune utilité[6]. Aussi juge-t-il les vivants comme la postérité juge les morts. Elle ne s’informe point si Juvénal étoit méchant, Ovide débauché, Annibal cruel, Lucrece impie, Horace libertin, Auguste dissimulé, et César la femme de tous les maris ; c’est uniquement leurs talents qu’elle juge.

Sur quoi je remarquerai que la plupart de ceux qui s’emportent avec fureur contre les vices domestiques d’un homme illustre prouvent moins leur amour pour le bien public que leur envie contre les talents ; envie qui prend souvent à leurs yeux le masque d’une vertu, mais qui n’est le plus souvent qu’une envie déguisée, puisqu’en général ils n’ont pas la même horreur pour les vices d’un homme sans mérite. Sans vouloir faire l’apologie du vice, que d’honnêtes gens auroient à rougir des sentiments dont ils se targuent, si on leur en découvroit le principe et la bassesse !

Peut-être le public marque-t-il trop d’indifférence pour la vertu ; peut-être nos auteurs sont-ils quelquefois plus soigneux de la correction de leurs ouvrages que de celle de leurs mœurs, et prennent-ils exemple sur Averroès, ce philosophe qui se permettoit, dit-on, des friponneries, qu’il regardoit non seulement comme peu nuisibles, mais même comme utiles à sa réputation. Il donnoit par-là, disoit-il, le change à ses rivaux, détournoit adroitement sur ses mœurs les critiques qu’ils eussent faites de ses ouvrages ; critiques qui sans doute auroient porté à sa gloire de plus dangereuses atteintes.

J’ai, dans ce chapitre, indiqué le moyen d’échapper aux séductions des sociétés particulieres, de conserver une vertu toujours inébranlable au choc de mille intérêts particuliers et différents ; et ce moyen consiste à prendre, dans toutes ses démarches, conseil de l’intérêt public.


  1. On couvrait, dans certains pays, d’une peau d’âne les hommes en place, pour leur apprendre qu’ils ne doivent rien à ce qu’on appelle décence ou faveur, mais tout à la justice.
  2. « Ce n’est point, dit le poëte Saadi, la voix timide des ministres qui doit porter à l’oreille des rois les plaintes des malheureux ; il faut que le cri du peuple puisse directement percer jusqu’au trône. »
  3. Conséquemment à ce principe, M. de Fontenelle a défini le mensonge, taire une vérité qu’on doit. Un homme sort du lit d’une femme, il en rencontre le mari. D’où venez-vous ? lui dit celui-ci. Que lui répondre ? Lui doit-on alors la vérité ? Non, dit M. de Fontenelle, parce qu’alors la vérité n’est utile à personne. Or la vérité elle-même est soumise au principe de l’utilité publique. Elle doit présider à la composition de l’histoire, à l’étude des sciences et des arts ; elle doit se présenter aux grands, et même arracher le voile qui couvre en eux des défauts nuisibles au public ; mais elle ne doit jamais révéler ceux qui ne nuisent qu’à l’homme même : c’est affliger sans utilité ; sous prétexte d’être vrai, c’est être méchant et brutal ; c’est moins aimer la vérité que se glorifier dans l’humiliation d’autrui.
  4. C’est ce principe qui, chez les Arabes, a consacré l’exemple de sévérité que donna le fameux Ziad, gouverneur de Basra. Après avoir inutilement tenté de purger cette ville des assassins qui l’infestoient, il se vit contraint de décerner la peine de mort contre tout homme qu’on rencontreroit la nuit dans les rues. On y arrêta un étranger : il est conduit devant le tribunal du gouverneur ; il essaie de le fléchir par ses larmes. « Malheureux étranger, lui dit Ziad, je dois te paroître injuste en punissant une contravention à des ordres que tu as pu ignorer ; mais le salut de Basra dépend de ta mort : je pleure, et te condamne. »
  5. Le public doit des éloges à la probité d’un particulier ; mais il n’aime véritablement que l’espèce de probité qui lui est utile. La première sert à l’exemple ; et, quand elle n’est point nuisible à la société, elle est le germe de la probité utile au public, et concourt du moins à l’harmonie générale.
  6. Il est permis de faire l’éloge de son cœur, et non celui de son esprit : c’est que le premier ne tire pas à conséquence ; l’envie prévoit qu’un pareil éloge en obtiendra peu du public.