De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 3

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 24-41).
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CHAPITRE III

De l’Esprit par rapport à un Particulier


Transportons maintenant aux idées les principes que je viens d’appliquer aux actions ; l’on sera contraint d’avouer que chaque particulier ne donne le nom d’esprit qu’à l’habitude des idées qui lui sont utiles, soit comme instructives, soit comme agréables ; et qu’à ce nouvel égard l’intérêt personnel est encore le seul juge du mérite des hommes.

Toute idée qu’on nous présente a toujours quelques rapports avec notre état, nos passions ou nos opinions. Or, dans tous ces différents cas, nous prisons d’autant plus une idée que cette idée nous est plus utile. Le pilote, le médecin et l’ingénieur, auront plus d’estime pour le constructeur de vaisseau, le botaniste et le mécanicien, que n’en auront pour ces mêmes hommes le libraire, l’orfevre et le maçon, qui leur préféreront toujours le romancier, le dessinateur et l’architecte.

Lorsqu’il s’agira d’idées propres à combattre ou à favoriser nos passions ou nos goûts, les plus estimables à nos yeux seront sans contredit les idées qui flatteront le plus ces mêmes passions ou ces mêmes goûts[1]. Une femme tendre fera plus de cas d’un roman que d’un livre de métaphysique ; un homme tel que Charles XII préférera l’histoire d’Alexandre à tout autre ouvrage ; l’avare ne trouvera certainement d’esprit qu’à ceux qui lui indiqueront le moyen de placer son argent au plus gros intérêt.

En fait d’opinions comme en fait de passions, pour estimer les idées d’autrui il faut être intéressé à les estimer ; sur quoi j’observerai qu’à ce dernier égard les hommes peuvent être mus par deux sortes d’intérêt.

Il est des hommes animés d’un orgueil noble et éclairé, qui, amis du vrai, attachés à leur sentiment sans opiniâtreté, conservent leur esprit dans cet état de suspension qui y laisse une entrée libre aux vérités nouvelles : de ce nombre sont quelques esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes pour s’être formé des opinions et rougir d’en changer ; ces deux sortes d’hommes estimeront toujours dans les autres des idées vraies, lumineuses, et propres à satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour le vrai.

Il est d’autres hommes, et dans ce nombre je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs[2], et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit. C’est sur cette analogie d’idées que sont fondés leur haine ou leur amour. De là cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connoître et fuir les gens de mérite[3] : de là cet attrait puissant que les gens d’esprit ont les uns pour les autres ; attrait qui les force, pour ainsi dire, à se rechercher, malgré le danger que met souvent dans leur commerce le desir commun qu’ils ont de la gloire : de là cette maniere sûre de juger du caractere et de l’esprit d’un homme par le choix de ses livres et de ses amis. Un sot, en effet, n’a jamais que de sots amis : toute liaison d’amitié, lorsqu’elle n’est pas fondée sur un intérêt de bienséance, d’amour, de protection, d’avarice, d’ambition, ou sur quelque autre motif pareil, suppose toujours quelque ressemblance d’idées ou de sentiments entre deux hommes. Voilà ce qui rapproche des gens d’une condition très différente[4] ; voilà pourquoi les Auguste, les Mécene, les Scipion, les Julien, les Richelieu et les Condé vivoient familièrement avec les gens d’esprit, et ce qui a donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste la vérité : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. »

L’analogie ou la conformité des idées et des opinions doit donc être considérée comme la force attractive et répulsive qui éloigne ou rapproche les hommes les uns des autres[5]. Qu’on transporte à Constantinople un philosophe, qui, n’étant point éclairé par les lumieres de la révélation, ne peut suivre que les lumieres de la raison ; que ce philosophe nie la mission de Mahomet, les visions et les prétendus miracles de ce prophete : qui doute que ceux qu’on appelle les bons musulmans n’aient de l’éloignement pour ce philosophe, ne le regardent avec horreur, et ne le traitent de fou, d’impie, et quelquefois même de malhonnête homme ? En vain diroit-il que, dans une pareille religion, il est absurde de croire aux miracles dont on n’est pas soi-même le témoin ; et que, s’il y a toujours plus à parier pour un mensonge que pour un miracle[6], les croire trop facilement, c’est moins croire en Dieu qu’aux imposteurs : en vain représenteroit-il que, si Dieu eût voulu annoncer la mission de Mahomet, il n’eût point fait de ces prodiges ridicules aux yeux de la raison la moins exercée ; il eût fait des miracles visibles à tous les yeux, comme de détacher à la voix du prophete les astres du firmament, de bouleverser les éléments, etc. Quelque raison que ce philosophe apportât de son incrédulité, il n’obtiendroit jamais la réputation de sage et d’honnête auprès de ces bons musulmans qu’en devenant assez imbécille pour croire des choses absurdes, ou assez faux pour feindre de les croire. Tant il est vrai que les hommes ne jugent les opinions des autres que par la conformité qu’elles ont avec les leurs. Aussi ne persuade-t-on jamais les sots qu’avec des sottises.

Si le sauvage du Canada nous préfere aux autres peuples de l’Europe, c’est que nous nous prêtons davantage à ses mœurs, à son genre de vie ; c’est à cette complaisance que nous devons l’éloge magnifique qu’il croit faire d’un Français, lorsqu’il dit : « C’est un homme comme moi. »

En fait de mœurs, d’opinions et d’idées, il paroît donc que c’est toujours soi qu’on estime dans les autres ; et c’est la raison pour laquelle les César, les Alexandre, et généralement tous les grands hommes, ont toujours eu d’autres grands hommes sous leurs ordres. Un prince est habile, il prend en main le sceptre ; à peine est-il monté sur le trône que toutes les places se trouvent remplies par des hommes supérieurs : le prince ne les a point formés, il semble même les avoir pris au hasard ; mais, forcé de n’estimer et de n’élever aux premiers postes que des hommes dont l’esprit soit analogue au sien, il est par cette raison toujours nécessité aux bons choix. Un prince, au contraire, est peu éclairé : contraint par cette même raison d’attirer près de lui des gens qui lui ressemblent, il est presque toujours nécessité aux mauvais choix. C’est la suite de semblables princes qui souvent a fait substituer les plus grandes places de sots en sots durant plusieurs siecles. Aussi les peuples, qui ne peuvent connoître personnellement leur maître, ne le jugent-ils que sur le talent des hommes qu’il emploie, et sur l’estime qu’il a pour les gens de mérite. « Sous un monarque stupide, disoit la reine Christine, toute sa cour ou l’est, ou le devient. »

Mais, dira-t-on, on voit quelquefois des hommes admirer dans les autres des idées qu’ils n’auroient jamais produites, et qui même n’ont nulle analogie avec les leurs. On sait ce mot d’un cardinal. Après la nomination du pape, ce cardinal s’approche du saint pere, et lui dit : « Vous voilà élu pape ; voici la derniere fois que vous entendrez la vérité. Séduit par les respects, vous allez bientôt vous croire un grand homme. Souvenez-vous qu’avant votre exaltation vous n’étiez qu’un ignorant et un opiniâtre. Adieu, je vais vous adorer. » Peu de courtisans, sans doute, sont doués de l’esprit et du courage nécessaires pour tenir un pareil discours ; mais la plupart d’entre eux, semblables à ces peuples qui tour-à-tour adorent et fouettent leur idole, sont en secret charmés de voir humilier le maître auquel ils sont soumis. La vengeance leur inspire l’éloge qu’ils font de pareils traits, et la vengeance est un intérêt. Qui n’est point animé d’un intérêt de cette espece n’estime et même ne sent que les idées analogues aux siennes. Aussi la baguette propre à découvrir un mérite naissant et inconnu ne tourne-t-elle et ne doit-elle réellement tourner qu’entre les mains des gens d’esprit, parce qu’il n’y a que le lapidaire qui se connoisse en diamants bruts, et que l’esprit qui sente l’esprit. Ce n’étoit que l’œil d’un Turenne qui, dans le jeune Curchill, pouvoit appercevoir le fameux Marlborough.

Toute idée trop étrangere à notre maniere de voir et de sentir nous semble toujours ridicule. Le même projet, qui, vaste et grand, paroîtra cependant d’une exécution facile au grand ministre, sera traité par un ministre ordinaire de fou, d’insensé ; et ce projet, pour me servir de la phrase usitée parmi les sots, sera renvoyé à la république de Platon. Voilà la raison pour laquelle, en certains pays où les esprits, énervés par la superstition, sont paresseux et peu capables des grandes entreprises, on croit couvrir un homme du plus grand ridicule lorsqu’on dit de lui, C’est un homme qui veut réformer l’état ; ridicule que la pauvreté, le dépeuplement de ces pays, et par conséquent la nécessité d’une réforme, fait, aux yeux des étrangers, retomber sur les moqueurs. Il en est de ces peuples comme de ces plaisants subalternes[7] qui croient déshonorer un homme lorsqu’ils disent de lui, d’un ton sottement malin, C’est un Romain, c’est un esprit ; raillerie qui, rappelée à son sens précis, apprend seulement que cet homme ne leur ressemble point, c’est-à-dire qu’il n’est ni sot ni fripon. Combien un esprit attentif n’entend-il pas dans les conversations de ces aveux imbécilles et de ces phrases absurdes qui, réduites à leur signification exacte, étonneroient fort ceux qui les emploient ! Aussi l’homme de mérite doit-il être indifférent à l’estime comme au mépris d’un particulier dont l’éloge ou la critique ne signifient rien, sinon que cet homme pense ou ne pense pas comme lui. Je pourrois encore par une infinité d’autres faits prouver que nous n’estimons jamais que les idées analogues aux nôtres ; mais, pour constater cette vérité, il faut l’appuyer sur des preuves de pur raisonnement.


  1. Pour se moquer d’une grande parleuse, femme d’esprit d’ailleurs, on s’avisa de lui présenter un homme qu’on lui dit être un homme de beaucoup d’esprit. Cette femme le reçoit à merveille ; mais, pressée de s’en faire admirer, elle se met à parler, lui fait cent questions différentes, sans s’appercevoir qu’il ne répondoit rien. La visite faite, « Êtes-vous, lui dit-on, contente de votre présenté ? — Qu’il est charmant ! répondit-elle : qu’il a d’esprit » ! À cette exclamation chacun de rire : ce grand esprit, c’étoit un muet.
  2. Tous ceux dont l’esprit est borné décrient sans cesse ceux qui joignent la solidité à l’étendue d’esprit ; ils les accusent de trop raffiner, et de penser en tout d’une manière trop abstraite. « Nous n’accorderons jamais, dit M. Hume, qu’une chose est juste, lorsqu’elle passe notre foible conception. La différence, ajoute cet illustre philosophe, de l’homme commun à l’homme de génie se remarque principalement dans le plus ou le moins de profondeur des principes sur lesquels ils fondent leurs idées. Avec la plupart des hommes tout jugement est particulier ; ils ne portent point leurs vues jusques aux propositions universelles ; toute idée générale est obscure pour eux. »
  3. Les sots, s’ils en avoient la puissance, banniroient volontiers les gens d’esprit de leur société, et répéteroient, d’après les Éphésiens : « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs. »
  4. À la cour, les grands font d’autant plus d’accueil à l’homme d’esprit, qu’ils en ont eux-mêmes davantage.
  5. Il est peu d’hommes, s’ils en avoient le pouvoir, qui n’employassent les tourments pour faire généralement adopter leurs opinions. N’avons-nous pas vu de nos jours des gens assez fous, et d’un orgueil assez intolérable, pour vouloir exciter le magistrat à sévir contre l’écrivain qui, donnant à la musique italienne la préférence sur la musique française, étoit d’un avis différent du leur ? Si l’on ne se porte ordinairement à certains excès que dans les disputes de religion, c’est que les autres disputes ne fournissent pas les mêmes prétextes ni les mêmes moyens d’être cruels. Ce n’est qu’à l’impuissance qu’on est, en général, redevable de sa modération. L’homme humain et modéré est un homme très rare. S’il rencontre un homme d’une religion différente de la sienne, c’est, dit-il, un homme qui sur ces matières a d’autres opinions que moi ; pourquoi le persécuterois-je ? L’évangile n’a nulle part ordonné qu’on employât les tortures et les prisons à la conversion des hommes. La vraie religion n’a jamais dressé d’échafauds ; ce sont quelquefois ses ministres qui, pour venger leur orgueil blessé par des opinions différentes des leurs, ont armé en leur faveur la stupide crédulité des peuples et des princes. Peu d’hommes ont mérité l’éloge que les prêtres égyptiens font de la reine Nephté, dans Séthos : « Loin d’exciter l’animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d’une piété mal entendue, elle n’a, disent-ils, tiré de la religion que des maximes de douceur ; elle n’a jamais cru qu’il fût permis de tourmenter les hommes pour honorer les dieux. »
  6. Comment, dans une telle religion, le témoin d’un miracle ne seroit-il pas suspect ? « Il faut, dit M. de Fontenelle, être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait précisément comme on l’a vu, c’est-à-dire sans y rien ajouter ou diminuer, que tout homme qui prétend qu’à cet égard il ne s’est jamais surpris en mensonge est, à coup sûr, un menteur. »
  7. Les bourgeois opulents ajoutent, en dérision, qu’on voit souvent l’homme d’esprit à la porte du riche, et jamais le riche à la porte de l’homme d’esprit : « C’est, répond le poëte Saadi, parce que l’homme d’esprit sait le prix des richesses, et que le riche ignore le prix des lumieres. » D’ailleurs comment la richesse estimeroit-elle la science ? Le savant peut apprécier l’ignorant, parce qu’il l’a été dans son enfance ; mais l’ignorant ne peut apprécier le savant, parce qu’il ne l’a jamais été.