De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 2

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 12-23).
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CHAPITRE II.

De la Probité par rapport à un Particulier.


Ce n’est point de la vraie probité, c’est-à-dire de la probité par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre, mais simplement de la probité considérée relativement à chaque particulier.

Sous ce point de vue, je dis que chaque particulier n’appelle probité dans autrui que l’habitude des actions qui lui sont utiles : je dis l’habitude, parceque ce n’est point une seule action honnête, non plus qu’une seule idée ingénieuse, qui nous obtiennent le titre de vertueux ou de spirituel. On sait qu’il n’est point d’avare qui ne se soit une fois montré généreux, de libéral qui n’ait été une fois avare, de frippon qui n’ait fait une bonne action, de stupide qui n’ait dit un bon mot, et d’homme enfin qui, si l’on rapproche certaines actions de sa vie, ne paroisse doué de toutes les vertus et de tous les vices contraires. Plus de conséquence dans la conduite des hommes supposeroit en eux une continuité d’attention dont ils sont incapables ; ils ne different les uns des autres que du plus au moins. L’homme absolument conséquent n’existe point encore ; et c’est pourquoi rien de parfait sur la terre, ni dans le vice, ni dans la vertu.

C’est donc à l’habitude des actions qui lui sont utiles qu’un particulier donne le nom de probité ; je dis des actions, parcequ’on n’est point juge des intentions. Comment le seroit-on ? Une action n’est presque jamais l’effet d’un sentiment ; nous ignorons souvent nous-mêmes les motifs qui nous déterminent. Un homme opulent enrichit un homme estimable et pauvre : il fait sans doute une bonne action ; mais cette action est-elle uniquement l’effet du desir de faire un heureux ? La pitié, l’espoir de la reconnoissance, la vanité même, tous ces divers motifs, séparés ou réunis, ne peuvent-ils pas à son insu l’avoir déterminé à cette action louable ? Or, si le plus souvent l’on ignore soi-même les motifs de son bienfait, comment le public les appercevroit-il ? Ce n’est donc que par les actions des hommes que le public peut juger de leur probité.

Je conviens que cette maniere de juger est encore fautive. Un homme a, par exemple, vingt degrés de passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente degrés d’amour pour une femme, et cette femme en veut faire un assassin : dans cette hypothese, il est certain que cet homme est plus près du forfait que celui qui, n’ayant que dix degrés de passion pour la vertu, n’aura que cinq degrés d’amour pour cette méchante femme ; d’où je conclus que, de deux hommes, le plus honnête dans ses actions est quelquefois le moins passionné pour la vertu.

Aussi tout philosophe convient que la vertu des hommes dépend infiniment des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. On n’a que trop souvent vu des hommes vertueux céder à un enchaînement malheureux d’événements bizarres. Celui qui, dans toutes les situations possibles, répond de sa vertu, est un imposteur ou un imbécille dont il faut également se défier.

Après avoir déterminé l’idée que j’attache à ce mot de probité considérée par rapport à chaque particulier ; il faut, pour s’assurer de la justesse de cette définition, avoir recours à l’observation ; elle nous apprend qu’il est des hommes auxquels un heureux naturel, un desir vif de la gloire et de l’estime, inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires.

Ces hommes sont en si petit nombre, que je n’en fais ici mention que pour l’honneur de l’humanité. La classe la plus nombreuse, et qui compose à elle seule presque tout le genre humain, est celle où les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être[1], ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre éleve aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais, que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié.

Si les moines, chargés sous la premiere race d’écrire la vie de nos rois, ne donnerent que la vie de leurs bienfaiteurs ; s’ils ne désignerent les autres regnes que par ces mot NIHIL FECIT ; et s’ils ont donné le nom de rois fainéants à des princes très estimables ; c’est qu’un moine est un homme, et que tout homme ne prend dans ses jugements conseil que de son intérêt.

Les chrétiens, qui donnoient avec justice le nom de barbarie et de crime aux cruautés qu’exerçoient sur eux les païens, ne donnerent-ils pas le nom de zele aux cruautés qu’ils exercerent à leur tour sur ces mêmes païens ? Qu’on examine les hommes, on verra qu’il n’est point de crime qui ne soit mis au rang des actions honnêtes par les sociétés auxquelles ce crime est utile, ni d’action utile au public qui ne soit blâmée de quelque société particuliere à qui cette même action est nuisible.

Quel homme, en effet, s’il sacrifie l’orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l’orgueil d’être plus vrai, et s’il sonde avec une attention scrupuleuse tous les replis de son ame, ne s’appercevra pas que c’est uniquement à la maniere différente dont l’intérêt personnel se modifie qu’on doit ses vices et ses vertus[2] ; que tous les hommes sont mus par la même force ; que tous tendent également à leur bonheur ; que c’est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l’intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui : car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de là l’injustice de tous nos jugements, et ces noms de juste et d’injuste prodigués à la même action, relativement à l’avantage ou au désavantage que chacun en reçoit.

Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celle de l’intérêt. L’intérêt est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible qui pâture dans nos plaines n’est-il pas un objet d’épouvante et d’horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l’épaisseur de la pampe des herbes ? « Fuyons, disent-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos cités. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations, ils ne se repaissent point de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. » C’est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l’animal cruel ; à ceux de l’insecte c’est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l’univers moral ce que Leibnitz disoit de l’univers physique : « Que ce monde, toujours en mouvement, offroit à chaque instant un phénomene nouveau et différent à chacun de ses habitants. »

Ce principe est si conforme à l’expérience, que, sans entrer dans un plus long examen, je me crois en droit de conclure que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes ; et qu’ainsi la probité, par rapport à un particulier, n’est, conformément à ma définition, que l’habitude des actions personnellement utiles à ce particulier.


  1. Notre haine ou notre amour est un effet du bien ou du mal qu’un nous fait. « Il n’est, dit Hobbes, dans l’état des sauvages, d’homme méchant que l’homme robuste ; et, dans l’état policé, que l’homme en crédit ». Le puissant, pris en ces deux sens, n’est cependant pas plus méchant que le foible : Hobbes le sentait ; mais il savoit aussi qu’on ne donne le nom de méchant qu’à ceux dont la méchanceté est à redouter. On rit de la colere et des coups d’un enfant, il n’en paroît souvent que plus joli : mais on s’irrite contre l’homme fort ; ses coups blessent ; on le traite de brutal.
  2. L’homme humain est celui pour qui la vue du malheur d’autrui est une vue insupportable, et qui, pour s’arracher à ce spectacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L’homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misere d’autrui est un spectacle agréable : c’est pour prolonger ses plaisirs qu’il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent cependant tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort. Mais, dira-t-on, si l’on fait tout pour soi, l’on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n’est-il pas en droit d’en exiger ; autrement ce seroit un contrat et non un don qu’il auroit fait. « Les Germains, dit Tacite, font et reçoivent des présents, et n’exigent ni ne donnent aucune marque de reconnoissance ». C’est en faveur des malheureux, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, que le public impose, avec raison, aux obligés le devoir de la reconnaissance.