De l’Allemagne/Seconde partie/II

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 198-203).

CHAPITRE II.

Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la
littérature allemande.
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La littérature allemande est beaucoup plus connue en Angleterre qu’en France. On y étudie davantage les langues étrangères, et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les Anglais qu’avec les Français ; cependant il y a des préjugés, même en Angleterre, contre la philosophie et la littérature des Allemands. Il peut être intéressant d’en examiner la cause.

Le goût de la société, le plaisir et l’intérêt de la conversation ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre : les affaires, le parlement, l’administration, remplissent toutes les têtes, et les intérêts politiques sont le principal objet des méditations. Les Anglais veulent à tout des résultats immédiatement applicables, et de là naissent leurs préventions contre une philosophie qui a pour objet le beau plutôt que l’utile.

Les Anglais ne séparent point, il est vrai, la dignité de l’utilité, et toujours ils sont prêts, quand il le faut, à sacrifier ce qui est utile à ce qui est honorable ; mais ils ne se prêtent pas volontiers, comme il est dit dans Hamlet, à ces conversations avec l’air dont les Allemands sont très-épris. La philosophie des Anglais est dirigée vers les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer. La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des occasions grandes et belles de mériter la gloire et de servir la patrie, ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. Ils se plaisent dans l’idéal, parce qu’il n’y a rien dans l’état actuel des choses qui parle à leur imagination. Les Anglais s’honorent avec raison de tout ce qu’ils possèdent, de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils peuvent être ; ils placent leur imagination et leur amour sur leurs lois, leurs mœurs et leur culte. Ces nobles sentiments donnent à l’âme plus de force et d’énergie ; mais la pensée va peut-être encore plus loin quand elle n’a point de bornes ni même de but déterminé, et que, sans cesse en rapport avec l’immense et l’infini, aucun intérêt ne la ramène aux choses de ce monde.

Toutes les fois qu’une idée se consolide, c’est-à-dire qu’elle se change en institution, rien de mieux que d’en examiner attentivement les résultats et les conséquences, de la circonscrire et de la fixer : mais quand il s’agit d’une théorie, il faut la considérer en elle-même. Il n’est plus question de pratique, il n’est plus question d’utilité, et la recherche de la vérité dans la philosophie, comme l’imagination dans la poésie, doit être indépendante de toute entrave.

Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain ; ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus ; comment ne seroit-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent au retour de leurs excursions dans l’infini ? Les Anglais, qui ont tant d’originalité dans le caractère, redoutent néanmoins assez généralement les nouveaux systèmes. La sagesse d’esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la vie, qu’ils aiment à la retrouver dans les études intellectuelles ; et c’est là cependant que l’audace est inséparable du génie. Le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit aller aussi loin qu’il veut : c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit.

La littérature, en Allemagne, est tellement empreinte de la philosophie dominante, que l’éloignement qu’on auroit pour l’une pourroit influer sur l’autre : cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec plaisir les poëtes allemands, et ne méconnoissent point l’analogie qui doit résulter d’une même origine. Il y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise et plus d’imagination dans la poésie allemande. Les affections domestiques exerçant un grand empire sur le cœur des Anglais, leur poésie se sent de la délicatesse et de la fixité de ces affections : les Allemands, plus indépendants en tout parce qu’ils sont moins libres, peignent les sentiments comme les idées à travers des nuages : on diroit que l’univers vacille devant leurs yeux, et l’incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur talent peut se servir.

Le principe de la terreur, qui est un des grands moyens de la poésie allemande, a moins d’ascendant sur l’imagination des Anglais de nos jours ; ils décrivent la nature avec charme, mais elle n’agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renferme dans son sein les fantômes, les présages, et tient chez les modernes la même place que la destinée parmi les anciens. L’imagination, en Angleterre, est presque toujours inspirée par la sensibilité ; l’imagination des Allemands est quelquefois rude et bizarre : la religion de l’Angleterre est plus sévère, celle de l’Allemagne est plus vague ; et la poésie des nations doit nécessairement porter l’empreinte de leurs sentiments religieux. La convenance ne règne point dans les arts en Angleterre comme en France ; cependant l’opinion publique y a plus d’empire qu’en Allemagne, l’unité nationale en est la cause. Les Anglais veulent mettre d’accord en toutes choses les actions et les principes ; c’est un peuple sage et bien ordonné, qui a compris dans la sagesse la gloire, et dans l’ordre la liberté : les Allemands, n’ayant fait que rêver l’une et l’autre, ont examiné les idées indépendamment de leur application, et se sont ainsi nécessairement élevés plus haut en théorie.

Les littérateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit paroître singulier) beaucoup plus opposés que les Anglais à l’introduction des réflexions philosophiques dans la poésie. Les premiers génies de la littérature anglaise, il est vrai, Shakespear, Milton, Dryden dans ses odes, etc., sont des poëtes qui ne se livrent point à l’esprit de raisonnement ; mais Pope et plusieurs autres doivent être considérés comme didactiques et moralistes. Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus mûrs[1]. Les Allemands professent une doctrine qui tend à ranimer l’enthousiasme dans les arts comme dans la philosophie, et il faut les louer s’ils la maintiennent ; car le siècle pèse aussi sur eux, et il n’en est point où l’on soit plus enclin à dédaigner ce qui n’est que beau ; il n’en est point où l’on répète plus souvent cette question la plus vulgaire de toutes : À quoi bon ?


  1. Les poëtes anglais de notre temps, sans s’être concertés avec les Allemands, ont adopté le même système. La poésie didactique fait place aux fictions du moyen âge, aux couleurs pourprées de l’orient ; le raisonnement et même l’éloquence ne sauroient suffire à un art essentiellement créateur.