De l’Allemagne/Seconde partie/I

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 189-197).

SECONDE PARTIE.

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LA LITTERATURE

ET LES ARTS.

CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice
à la littérature allemande ?
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Je pourrais répondre d’une manière fort simple à cette question, en disant que très-peu de personnes en France savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent être traduites en français. Les langues teutoniques se traduisent facilement entre elles ; il en est de même des langues latines : mais celles-ci ne sauroient rendre la poésie des peuples germaniques. Une musique composée pour un instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre genre. D’ailleurs la littérature allemande n’existe guère dans toute son originalité qu’à dater de quarante à cinquante ans ; et les Français, depuis vingt années, sont tellement préoccupés par les événements politiques, que toutes leurs études en littérature ont été suspendues.

Ce seroit toutefois traiter bien superficiellement la question, que de s’en tenir à dire que les Français sont injustes envers la littérature allemande, parce qu’ils ne la connoissent pas : ils ont, il est vrai, des préjugés contre elle ; mais ces préjugés tiennent au sentiment confus des différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de sentir des deux nations.

En Allemagne il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par les règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises : chaque auteur est libre de se créer une sphère nouvelle. En France la plupart des lecteurs ne veulent jamais être émus, ni même s amuser aux dépens de leur conscience littéraire : le scrupule s’est réfugié là. Un auteur allemand forme son public ; en France le public commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi. De là vient que ces écrivains ne se perfectionnent guère par la critique : l’impatience des lecteurs ou celle des spectateurs ne les oblige point à retrancher les longueurs de leurs ouvrages, et rarement ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du moment où elles cessent d’intéresser. Les Français pensent et vivent dans les autres, au moins sous le rapport de l’amour-propre ; et l’on sent, dans la plupart de leurs ouvrages, que leur principal but n’est pas l’objet qu’ils traitent, mais l’effet qu’ils produisent. Les écrivains français sont toujours en société, alors même qu’ils composent ; car ils ne perdent pas de vue les jugements, les moqueries et le goût à la mode, c’est-à-dire l’autorité littéraire sous laquelle on vit à telle ou telle époque.

La première condition pour écrire, c’est une manière de sentir vive et forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent éprouver, et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant, n’existent pas. Sans doute nos écrivains de génie (et quelle nation en possède plus que la France !) ne se sont asservis qu’aux liens qui ne nuisaient pas à leur originalité : mais il faut comparer les deux pays en masse, et dans le temps actuel, pour connoitre à quoi tient leur difficulté de s’entendre.

En France on ne lit guère un ouvrage que pour en parler ; en Allemagne, où l’on vit presque seul, l’on veut que l’ouvrage même tienne compagnie ; et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne seroit lui-même que l’écho de la société ! Dans le silence de la retraite, rien ne semble plus triste que l’esprit du monde. L’homme solitaire a besoin qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui manque.

La clarté passe en France pour l’un des premiers mérites d’un écrivain ; car il s’agit aant tout de ne pas se donner de la peine, et d’attraper, en lisant le matin, ce qui fait briller le soir en causant. Mais les Allemands savent que la clarté ne peut jamais être qu’un mérite relatif : un livre est clair selon le sujet et selon le lecteur. Montesquieu ne peut être compris aussi facilement que Voltaire, et néanmoins il est aussi lucide que l’objet de ses méditations le permet. Sans doute il faut porter la lumière dans la profondeur ; mais ceux qui s’en tiennent aux grâces de l’esprit, et au jeu des paroles, sont bien plus sûrs d’être compris : ils n’approchent d’aucun mystère, comment donc seroient-ils obscurs ? Les Allemands, par un défaut opposé, se plaisent dans les ténèbres ; souvent ils remettent dans la nuit ce qui étoit au jour, plutôt que de suivre la route battue ; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, quand ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d’une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu’à ce qu’on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs ; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d’autant de nuages qu’il leur plaît ; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages ; mais il faut qu’à la fin on aperçoive une divinité : car, ce que les Allemands tolèrent le moins, c’est l’attente trompée ; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu’il n’y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné, et si le talent fait tout pardonner, l’on n’apprécie guère les divers genres d’adresse par lesquels on peut essayer d’y suppléer.

La prose des Allemands est souvent trop négligée. L’on attache beaucoup plus d’importance au style en France qu’en Allemagne ; c’est une suite naturelle de l’intérêt qu’on met à la parole, et du prix qu’elle doit avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d’un peu d’esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle phrase, tandis qu’il faut beaucoup d’attention et d’étude pour saisir l’ensemble et l’enchaînement d’un ouvrage. D’ailleurs les expressions prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui tient aux mots l’on rit avant d’avoir réfléchi. Cependant la beauté du style n’est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur ; car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les plus nobles et les plus justes, et s’il est permis d’être indulgent pour le style d’un écrit philosophique, on ne doit pas l’être pour celui d’une composition littéraire ; dans la sphère des beaux-arts la forme appartient autant à l’âme que le sujet même.

L’art dramatique offre un exemple frappant des facultés distinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte à l’action, à l’intrigue, à l’intérêt des événements, est mille fois mieux combiné, mille fois mieux conçu chez les Français ; tout ce qui tient au développement des impressions du cœur, aux orages secrets des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Allemands.

Il faut, pour que les hommes supérieurs de l’un et de l’autre pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit religieux, et que l’Allemand soit un peu mondain. La piété s’oppose à la dissipation d’âme, qui est le défaut et la grâce de la nation française ; la connoissance des hommes et de la société donneroit aux Allemands, en littérature, le goût et la dextérité qui leur manquent. Les écrivains des deux pays sont injustes les uns envers les autres : les Français cependant se rendent plus coupables à cet égard que les Allemands ; ils jugent sans connoître, ou n’examinent qu’avec un parti pris : les Allemands sont plus impartiaux. L’étendue des connoissances fait passer sous les yeux tant de manières de voir diverses, qu’elle donne à l’esprit la tolérance qui naît de l’universalité.

Les Français gagneroient plus néanmoins à concevoir le génie allemand, que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois que, de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Châteaubriand, etc., dans quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insçu, de l’école germanique, c’est-à-dire qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. Mais si l’on vouloit discipliner les écrivains allemands d’après les lois prohibitives de la littérature française, ils ne sauroient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur auroit indiqués ; ils regretteroient la pleine mer, et leur esprit seroit plus troublé qu’éclairé. Il ne s’ensuit pas qu’ils doivent tout hasarder, et qu’ils ne feroient pas bien de s’imposer quelquefois des bornes ; mais il leur importe de les placer d’après leur manière de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines restrictions nécessaires, remonter au principe de ces restrictions, sans jamais employer l’autorité du ridicule, contre laquelle ils sont tout-à-fait révoltés.

Les hommes de génie de tous les pays sont faits pour se comprendre et pour s’estimer ; mais le vulgaire des écrivains et des lecteurs allemands et français rappelle cette fable de La Fontaine où la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre les esprits développés dans la solitude et ceux formés par la société. Les impressions du dehors et le recueillement de l’âme, la connoissance des hommes et l’étude des idées abstraites, l’action et la théorie donnent des résultats tout-à-fait opposés. La littérature, les arts, la philosophie, la religion des deux peuples attestent cette différence ; et l’éternelle barrière du Rhin sépare deux régions intellectuelles qui, non moins que les deux contrées, sont étrangères l’une à l’autre.