De l’Allemagne/Seconde partie/III

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 204-209).

CHAPITRE III.

Des principales époques de la littérature
allemande.
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La littérature allemande n’a point eu ce qu’on a coutume d’appeler un siècle d’or, c’est-à-dire une époque où les progrès des lettres sont encouragés par la protection des chefs de l’Etat. Léon X, en Italie, Louis XIV, en France, et dans les temps anciens Périclès et Auguste ont donné leur nom à leur siècle. On peut aussi considérer le règne de la reine Anne comme l’époque la plus brillante de la littérature anglaise : mais cette nation qui existe par elle-même n’a jamais dû ses grands hommes à ses rois. L’Allemagne étoit divisée ; elle ne trouvoit dans l’Autriche aucun amour pour les lettres, et dans Frédéric II, qui étoit à lui seul toute la Prusse, aucun intérêt pour les écrivains allemands ; les lettres en Allemagne n’ont donc jamais été réunies dans un centre, et n’ont point trouvé d’appui dans l’État. Peut-être la littérature a-t-elle dû à cet isolement comme à cette indépendance plus d’originalité et d’énergie.

« On a vu, dit Schiller, la poésie, dédaignée par le plus grand des fils de la patrie, par Frédéric, s’éloigner du trône puissant qui ne la protégeroit pas ; mais elle osa se dire allemande ; mais elle se sentit fière de créer elle-même sa gloire. Les chants des bardes germains retenti tirent sur le sommet des montagnes, se précipitèrent comme un torrent dans les vallées ; le poëte indépendant ne reconnut pour loi que les impressions de son âme et pour souverain que son génie. »

Il a dû résulter cependant de ce que les hommes de lettres allemands n’ont point été encouragés par le gouvernement, que pendant long-temps ils ont fait des essais individuels dans les sens les plus opposés, et qu’ils sont arrivés tard à l’époque vraiment remarquable de leur littérature.

La langue allemande, depuis mille ans, a été cultivée d’abord par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans, tels que Hans-Sachs, Sébastien Brand, et d’autres, à l’approche de la reformation, et dernièrement enfin par les savants, qui en ont fait un langage propre à toutes les subtilités de la pensée.

En examinant les ouvrages dont se compose la littérature allemande, on y retrouve, suivant le génie de l’auteur, les traces de ces différentes cultures, comme on voit dans les montagnes les couches des minéraux divers que les révolutions de la terre y ont apportés. Le style change presque entièrement de nature suivant l’écrivain, et les étrangers ont besoin de faire une nouvelle étude à chaque livre nouveau qu’ils veulent comprendre.

Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l’Europe du temps de la chevalerie, des troubadours et des guerriers qui chantoient l’amour et les combats. On vient de retrouver un poème épique intitulé les Nibelungs, et composé dans le treizième siècle. On y voit l’héroïsme et la fidélité qui distinguoient les hommes d’alors lorsque tout étoit vrai, fort et décidé comme les couleurs primitives de la nature. L’allemand, dans ce poème, est plus clair et plus simple qu’à présent, les idées générales ne s’y étaient point encore introduites, et l’on ne faisoit que raconter des traits de caractère. La nation germanique pouvoit être considérée alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations européennes, et ses anciennes traditions ne parlent que de châteaux forts et de belles maîtresses pour lesquelles on donnait sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la chevalerie, l’esprit humain n’avoit plus cette tendance, et déjà commençoient les querelles religieuses qui tournent la pensée vers la métaphysique, et placent la force de l’âme dans les opinions plutôt que dans les exploits.

Luther perfectionna singulièrement sa langue, en la faisant servir aux discussions théologiques : sa traduction des Psaumes et de la Bible est encore un beau modèle. La vérité et la concision poétique qu’il donne à son style sont tout-à-fait conformes au génie de l’allemand, et le son même des mots a je ne sais quelle franchise énergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les guerres politiques et religieuses, où les Allemands avoient le malheur de se combattre les uns les autres, détournèrent les esprits de la littérature : et quand on s’en occupa de nouveau, ce fut sous les auspices du siècle de Louis XIV, à l’époque où le désir d’imiter les Français s’empara de la plupart des cours et des écrivains de l’Europe.

Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc., n’étoient que du français appesanti ; rien d’original, rien qui fût conforme au génie naturel de la nation. Ces auteurs vouloient atteindre à la grâce française sans que leur genre de vie ni leurs habitudes leur en donnassent l’inspiration ; ils s’asservissoient à la règle sans avoir ni l’élégance, ni le goût qui peuvent donner de l’agrément à ce despotisme même. Une autre école succéda bientôt à l’école française, et ce fut dans la Suisse allemande qu’elle s’éleva ; cette école étoit d’abord fondée sur l’imitation des écrivains anglais. Bodmer, appuyé par l’exemple du grand Haller, tâcha de démontrer que la littérature anglaise s’accordoit mieux avec le génie des Allemands que la littérature française. Gottsched, un savant sans goût et sans génie, combattit cette opinion. Il jaillit une grande lumière de la dispute de ces deux écoles. Quelques hommes alors commencèrent à se frayer une route par eux-mêmes. Klopstock tint le premier rang dans l’école anglaise, comme Wieland dans l’école française ; mais Klopstock ouvrit une carrière nouvelle à ses successeurs, tandis que Wieland fut à la fois le premier et le dernier dans l’école française du dix-huitième siècle : le premier, parce que nul n’a pu dans ce genre s’égaler à lui ; le dernier, parce qu’après lui les écrivains allemands suivirent une route tout-à-fait différente.

Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des étincelles de ce feu sacré que le temps a recouvert de cendre, Klopstock, en imitant d’abord les Anglais, parvint à réveiller l’imagination et le caractère particulier des Allemands, et presqu’au même moment, Winckelmann dans les arts, Lessing dans la critique, et Goethe dans la poésie, fondèrent une véritable école allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui admet autant de différences qu’il y a d’individus et de talents divers. J’examinerai séparément la poésie, l’art dramatique, les romans et l’histoire ; mais chaque homme de génie formant pour ainsi dire une école à part en Allemagne, il m’a semblé nécessaire de commencer par faire connoître les traits principaux qui distinguent chaque écrivain en particulier, et de caractériser personnellement les hommes de lettres les plus célèbres, avant d’analyser leurs ouvrages.