De l’Allemagne/Quatrième partie/X

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 382-388).

CHAPITRE X.

De l’enthousiasme.


Beaucoup de gens sont prévenus contre l’enthousiasme ; ils le confondent avec le fanatisme, et c’est une grande erreur. Le fanatisme est une passion exclusive dont une opinion est l’objet ; l’enthousiasme se rallie à l’harmonie universelle : c’est l’amour du beau, l’élévation de l’âme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme. Le sens de ce mot chez les Grecs en est la plus noble définition : l’enthousiasme signifie Dieu en nous. En effet, quand l’existence de l’homme est expansive elle a quelque chose de divin.

Tout ce qui nous porte à sacrifier notre propre bien-être ou notre propre vie est presque toujours de l’enthousiasme ; car le droit chemin de la raison égoïste doit être de se prendre soi-même pour but de tous ses efforts, et de n’estimer dans ce monde que la santé, l’argent et le pouvoir. Sans doute la conscience suffit pour conduire le caractère le plus froid dans la route de la vertu ; mais l’enthousiasme est à la conscience ce que l’honneur est au devoir : il y a en nous un superflu d’âme qu’il est doux de consacrer à ce qui est beau, quand ce qui est bien est accompli. Le génie et l’imagination ont aussi besoin qu’on soigne un peu leur bonheur dans ce monde ; et la loi du devoir, quelque sublime qu’elle soit, ne suffit pas pour faire goûter toutes les merveilles du cœur et de la pensée.

On ne sauroit le nier, les intérêts de la personnalité pressent l’homme de toutes parts ; il y a même dans ce qui est vulgaire une certaine jouissance dont beaucoup de gens sont très-susceptibles, et l’on retrouve souvent les traces de penchants ignobles sous l’apparence des manières les plus distinguées. Les talents supérieurs ne garantissent pas toujours de cette nature dégradée qui dispose sourdement de l’existence des hommes, et leur fait placer leur bonheur plus bas qu’eux-mêmes. L’enthousiasme seul peut contre-balancer la tendance à l’égoïsme, et c’est à ce signe divin qu’il faut reconnaître les créatnres immortelles. Lorsque vous parlez à quelqu’un sur des sujets dignes d’un saint respect, vous apercevez d’abord s’il éprouve un noble frémissement, si son cœur bat pour des sentiments élevés, s’il a fait alliance avec l’autre vie, ou bien s’il n’a qu’un peu d’esprit qui lui sert à diriger le mécanisme de l’existence. Et qu’est-ce donc que l’être-humain, quand on ne voit en lui qu’une prudence dont son propre avantage est l’objet ? L’instinct des animaux vaut mieux, car il est quelquefois généreux et fier ; mais ce calcul, qui semble l’attribut de la raison, finit par rendre incapablede la première des vertus, le dévouement.

Parmi ceux qui s’essaient à tourner des sentiments exaltés en ridicule, plusieurs en sont pourtant susceptibles à leur insçu. La guerre, fut-elle entreprise par des vues personnelles, donne toujours quelques-unes des jouissances de l’enthousiasme ; l’enivrement d’un jour de bataille, le plaisir singulier de s’exposer à la mort, quand toute notre nature nous commande d’aimer la vie, c’est encore à l’enthousiasme qu’il faut l’attribuer. La musique militaire, le hennissement des chevaux, l’explosion de la poudre, cette foule de soldats revêtus des mêmes couleurs, émus parle même désir, se rangeant autour des mêmes bannières, font éprouver une émotion qui triomphe de l’instinct conservateur de l’existence ; et cette jouissance est si forte, que ni les fatigues, ni les souffrances, ni les périls ne peuvent en déprendre les âmes. Quiconque a vécu de cette vie n’aime qu’elle. Le but atteint ne satisfait jamais ; c’est l’action de se risquer qui est nécessaire, c’est elle qui fait passer l’enthousiasme dans le sang ; et quoiqu’il soit plus pur au fond de l’âme, il est encore d’une noble nature lors même qu’il a pu devenir une impulsion presque physique.

On accuse souvent l’enthousiasme sincère de ce qui ne peut être reproché qu’à l’enthousiasme affecté ; plus un sentiment est beau, plus la fausse imitation de ce sentiment est odieuse. Usurper l’admiration des hommes est ce qu’il y a de plus coupable, car on tarit en eux la source des bons mouvements en les faisant rougir de les avoir éprouvés. D’ailleurs rien n’est plus pénible que les sons faux qui semblent sortir du sanctuaire même de l’âme ; la vanité peut s’emparer de tout ce qui est extérieur, il n’en résultera d’autre mal que de la prétention et de la disgrâce ; mais quand elle se met à contrefaire les sentiments les plus intimes, il semble qu’elle viole le dernier asile où l’on espéroit lui échapper. Il est facile cependant de reconnoîlre la sincérité de l’enthousiasme ; c’est une mélodie si pure, que le moindre désaccord en détruit tout le charme ; un mot, un accent, un regard expriment l’émotion concentrée qui répond à toute une vie. Les personnes qu’on appelle sévères dans le monde ont très-souvent en elles quelque chose d’exalté. La force qui soumet les autres peut n’être qu’un froid calcul. La force qui triomphe de soi-même est toujours inspirée par un sentiment généreux.

Loin qu’on puisse redouter les excès de l’enthousiasme, il porte peut-être en général à la tendance contemplative qui nuit à la puissance d’agir : les Allemands en sont une preuve ; aucune nation n’est plus capable de sentir et de penser ; mais quand le moment de prendre un parti est arrivé, l’étendue même des conceptions nuit à la décision de caractère. Le caractère et l’enthousiasme diffèrent à beaucoup d’égards ; il faut choisir son but par l’enthousiasme, mais l’on doit y marcher par le caractère : la pensée n’est rien sans l’enthousiasme, ni l’action sans le caractère ; l’enthousiasme est tout pour les nations littéraires ; le caractère est tout pour les nations agissantes : les nations libres ont besoin de l’un et de l’autre.

L’égoïsme se plaît à parler sans cesse des dangers de l’enthousiasme ; c’est une véritable dérision que cette prétendue crainte ; si les habiles de ce monde vouloient être sincères, ils diroient que rien ne leur convient mieux que d’avoir affaire à ces personnes pour qui tant de moyens sont impossibles, et qui peuvent si facilement renoncer à ce qui occupe la plupart des hommes.

Cette disposition de l’âme a de la force malgré sa douceur, et celui qui la ressent sait y puiser une noble constance. Les orages des passions s’apaisent, les plaisirs de l’amour-propre se flétrissent, l’enthousiasme seul est inaltérable ; l’âme elle-même s’affaisseroit dans l’existence physique, si quelque chose de fier et d’animé ne l’arrachoit pas au vulgaire ascendant de l’égoïsme : cette dignité morale, à laquelle rien ne sauroit porter atteinte, est ce qu’il y a de plus admirable dans le don de l’existence : c’est pour elle que dans les peines les plus amères il est encore beau d’avoir vécu, comme il seroit beau de mourir.

Examinons maintenant l’influence de l’enthousiasme sur les lumières et sur le bonheur. Ces dernières réflexions termineront le cours des pensées auxquelles les différents sujets que j’avois à parcourir m’ont conduite.