De l’Allemagne/Quatrième partie/IX

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 363-381).

CHAPITRE IX.

De la contemplation de la nature.


En parlant de l’influence de la nouvelle philosophie sur les sciences, j’ai déjà fait mention de quelques-uns des nouveaux principes adoptés en Allemagne, relativement à l’étude de la nature ; mais comme la religion et l’enthousiasme ont une grande part dans la contemplation de l’univers, j’indiquerai d’une manière générale les vues politiques et religieuses qu’on peut recueillir à cet égard dans les ouvrages allemands. Plusieurs physiciens, guidés par un sentiment de piété, ont cru devoir s’en tenir à l’examen des causes finales ; ils ont essayé de prouver que tout dans le monde tend au maintien et au bien-être physique des individus et des espèces. On peut faire, ce me semble, des objections très-fortes contre ce système. Sans doute il est aisé de voir que dans l’ordre des choses les moyens répondent admirablement à leurs fins ; mais dans cet enchaînement universel où s’arrêtent ces causes qui sont effets, et ces effets qui sont causes, veut-on rapporter tout à la conservation de l’homme, on aura de la peine à concevoir ce qu’elle a de commun avec la plupart des êtres ? d’ailleurs c’est attacher trop de prix à l’existence matérielle, que de la donner pour dernier but à la création.

Ceux qui, malgré la foule immense des malheurs particuliers, attribuent un certain genre de bonté a la nature, la considèrent comme un spéculateur en grand qui se retire sur le nombre. Ce système ne convient pas même à un gouvernement, et des écrivains scrupuleux en économie politique l’ont combattu. Que seroit-ce donc lorsqu’il s’agit des intentions de la divinité ? Un homme religieusement considéré est autant que la race humaine entière ; et dès qu’on a conçu l’idée d’une âme immortelle, il ne doit pas être possible d’admettre le plus ou le moins d’importance d’un individu relativement à tous. Chaque être intelligent est d’une valeur infinie, puisqu’il doit durer toujours. C’est donc d’après un point de vue plus élevé que les philosophes allemands ont considéré l’univers. Il en est qui croient voir en tout deux principes, celui du bien et celui du mal, se combattant sans cesse ; et soit qu’on attribue ce combat à une puissance infernale, soit, ce qui est plus simple à penser, que le monde physique puisse être l’image des bons et des mauvais penchants de l’homme, toujours est-il vrai que ce monde offre à l’observation deux faces absolument contraires.

Il y a, l’on ne sauroit le nier, un côté terrible dans la nature comme dans le cœur humain, et l’on y sent une redoutable puissance de colère. Quelle que soit la bonne intention des partisans de l’optimisme, plus de profondeur se fait remarquer, ce me semble, dans ceux qui ne nient pas le mal, mais qui comprennent la connexion de ce mal avec la liberté de l’homme, avec l’immortalité qu’elle peut lui mériter.

Les écrivains mystiques dont j’ai parlé dans les chapitres précédents voient dans l’homme l’abrégé du monde, et dans le monde l’emblème des dogmes du christianisme. La nature leur paroît l’image corporelle de la divinité, et ils se plongent toujours plus avant dans la signification profonde des choses et des êtres.

Parmi les écrivains allemands qui se sont occupés de la contemplation de la nature sous des rapports religieux, deux méritent une attention particulière : Novalis comme poëte, et Schubert comme physicien. Novalis, homme d’une naissance illustre, étoit initié dès sa jeunesse dans les études de tout genre que la nouvelle école a développées en Allemagne ; mais son âme pieuse a donné un grand caractère de simplicité à ses poésies. Il est mort à vingt-six ans ; et c’est lorsqu’il n’étoit déjà plus que les chants religieux qu’il a composés ont acquis en Allemagne une célébrité touchante. Le père de ce jeune homme est morave ; et quelque temps après la mort de son fils il alla visiter une communauté de ses frères en religion, et dans leur église il entendit chanter les poésies de son fils, que les moraves avoient choisies pour s’édifier, sans en connoître l’auteur.

Parmi les œuvres de Novalis on distingue des hymnes à la nuit qui peignent avec une grande force le recueillement qu’elle fait naître dans l’âme. L’éclat du jour peut convenir à la joyeuse doctrine du paganisme ; mais le ciel étoilé paroît le véritable temple du culte le plus pur. C’est dans l’obscurité des nuits, dit un poëte allemand, que l’immortalité s’est révélée à l’homme, la lumière du soleil éblouit les yeux qui croient voir. Des stances de Novalis sur la vie des mineurs renferment une poésie animée d’un très-grand effet ; il interroge la terre qu’on rencontre dans les profondeurs, parce qu’elle fut le témoin des diverses révolutions que la nature a subies ; et il exprime un désir énergique de pénétrer toujours plus avant vers le centre du globe. Le contraste de cette immense curiosité avec la vie si fragile qu’il faut exposer pour la satisfaire cause une émotion sublime. L’homme est placé sur la terre entre l’infini des cieux et l’infini des abîmes, et sa vie, dans le temps, est aussi de même entre deux éternités. De toutes parts entouré par des idées et des objets sans bornes, des pensées innombrables lui apparoissent comme des milliers de lumières qui se confondent et l’éblouissent.

Novalis a beaucoup écrit sur la nature en général, il se nomme lui-même, avec raison, le disciple de Saïs, parce que c’est dans cette ville qu’étoit fondé le temple d’Isis, et que les traditions qui nous restent des mystères des Égyptiens portent à croire que leurs prêtres avoient une connoissance approfondie des lois de l’univers.

« L’homme est avec la nature, dit Novalis, dans des relations presqu’aussi variées, presqu’aussi inconcevables que celles qu’il entretient avec ses semblables, et comme elle se met à la portée des enfants et se complaît avec leurs simples cœurs, de même elle se montre sublime aux esprits élevés et divine aux êtres divins. L’amour de la nature prend diverses formes, et tandis qu’elle n’excite dans les uns que la joie et la volupté, elle inspire aux autres la religion la plus pieuse, celle qui donne à toute la vie une direction et un appui. Déjà chez les peuples anciens il y avoit des âmes sérieuses pour qui l’univers étoit l’image de la divinité, et d’autres qui se croyoient seulement invitées au banquet qu’elle donne : l’air n’étoit, pour ces convives de l’existence, qu’une boisson rafraîchissante, les étoiles que des flambeaux qui présidoient aux danses pendant la nuit, et les plantes et les animaux que les magnifiques apprêts d’un splendide repas ; la nature ne s’offroit pas à leurs yeux comme un temple majestueux et tranquille, mais comme le théâtre brillant de têtes toujours nouvelles.

Dans ce même temps néanmoins des esprits plus profonds s’occupoient sans relâche à reconstruire le monde idéal, dont les traces avoient déjà disparu ; ils se partageoient en frères les travaux les plus sacrés ; les uns cherchoient à reproduire, par la musique, les voix de la forêt et de l’air ; les autres imprimoient l’image et le pressentiment d’une race plus noble sur la pierre et sur l’airain, changeoient les rochers en édifices et mettoient au jour les trésors cachés dans la terre. La nature civilisée par l’homme sembla répondre à ses souhaits : l’imagination de l’artiste osa l’interroger, et l’âge d’or parut renaître à l’aide de la pensée.

Il faut, pour connoître la nature, devenir un avec elle. Une vie poétique et recueillie, une âme sainte et religieuse, toute la force et toute la fleur de l’existence humaine, sont nécessaires pour la comprendre, et le véritable observateur est celui qui sait découvrir l’analogie de cette nature avec l’homme, et celle de l’homme avec le ciel.

Schubert a composé un livre sur la nature qu’on ne sauroit se lasser de lire, tant il est rempli d’idées qui excitent à la méditation ; il présente le tableau de faits nouveaux, dont l’enchaînement est conçu sous de nouveaux rapports. Deux idées principales restent de son ouvrage ; les Indiens croient à la métempsychose descendante, c’est-à-dire à celle qui condamne l’âme de l’homme à passer dans les animaux et dans les plantes, pour le punir d’avoir mal usé de la vie. L’on peut difficilement se figurer un système d’une plus profonde tristesse et les ouvrages des Indiens en portent la douloureuse empreinte. On croit voir partout, dans les animaux et les plantes, la pensée captive et le sentiment renfermé s’efforcer en vain de se dégager des formes grossières et muettes qui les enchaînent. Le système de Schubert est plus consolant ; il se représente la nature comme une métempsychose ascendante, dans laquelle, depuis la pierre jusqu’à l’existence humaine, il y a une promotion continuelle qui fait avancer le principe vital de degrés en degrés, jusqu’au perfectionnement le plus complet.

Schubert croit aussi qu’il a existé des époques où l’homme avoit un sentiment si vif et si délicat des phénomènes existants, qu’il devinoit par ses propres impressions les secrets les plus cachés de la nature. Ces facultés primitives se sont émoussées, et c’est souvent l’irritabilité maladive des nerfs qui, en affaiblissant la puissance du raisonnement, rend à l’homme l’instinct qu’il devoit jadis à la plénitude même de ses forces. Les travaux des philosophes, des savants et des poëtes en Allemagne, ont pour but de diminuer l’aride puissance du raisonnement sans obscurcir en rien les lumières. C’est ainsi que l’imagination du monde ancien peut renaître comme le phénix des cendres de toutes les erreurs.

La plupart des physiciens ont voulu expliquer, ainsi que je l’ai déjà dit, la nature comme un bon gouvernement dans lequel tout est conduit d’après de sages principes administratifs, mais c’est en vain qu’on veut transporter ce système prosaïque dans la création. Le terrible ni même le beau ne sauroient être expliqués par cette théorie circonscrite, et la nature est tour à tour trop cruelle et trop magnifique pour qu’on puisse la soumettre au genre de calcul admis dans le jugement des choses de ce monde.

Il y a des objets hideux en eux-mêmes, dont l’impression sur nous est inexplicable ; de certaines figures d’animaux, de certaines formes de plantes, de certaines combinaisons de couleurs, révoltent nos sens, bien que nous ne puissions nous rendre compte des causes de cette répugnance ; on diroit que ces contours disgracieux, que ces images rebutantes rappellent la bassesse et la perfidie, quoique rien dans les analogies du raisonnement ne puisse expliquer une telle association d’idées. La physionomie de l’homme ne tient point uniquement, comme l’ont prétendu quelques écrivains, au dessin plus ou moins prononcé des traits ; il passe dans le regard et dans les mouvements du visage je ne sais quelle expression de l’âme impossible à méconnoître, et c’est surtout dans la figure humaine qu’on apprend ce qu’il y a d’extraordinaire et d’inconnu dans les harmonies de l’esprit et du corps.

Les accidents et les malheurs, dans l’ordre physique, ont quelque chose de si rapide, de si impitoyable, de si inattendu, qu’ils paroissent tenir du prodige ; la maladie et ses fureurs sont comme une vie méchante qui s’empare tout à coup de la vie paisible. Les affections du cœur nous font sentir la barbarie de cette nature qu’on veut nous représenter comme si douce. Que de dangers menacent une tête chérie ! Sous combien de métamorphoses la mort ne se déguise-t-elle pas autour de nous ! il n’y a pas un beau jour qui ne puisse recéler la foudre, pas une fleur dont les sucs ne puissent être empoisonnés, pas un souffle de l’air qui ne puisse rapporter avec lui une contagion funeste, et la nature semble une amante jalouse prête à percer le sein de l’homme au moment même où il s’enivre de ses dons.

Comment comprendre le but de tous ces phénomènes, si l’on s’en tient à l’enchaînement ordinaire de nos manières de juger ? Comment peut-on considérer les animaux sans se plonger dans l’étonnement que fait naître leur mystérieuse existence ? Un poëte les a nommés les rêves de la nature, dont l’homme est le réveil. Dans quel but ont-ils été créés ? Que signifient ces regards qui semblent couverts d’un nuage obscur, derrière lequel une idée voudroit se faire jour ? Quels rapports ont-ils avec nous ? Qu’est-ce que la part de vie dont ils jouissent ? Un oiseau survit à l’homme de génie, et je ne sais quel bizarre désespoir saisit le cœur quand on a perdu ce qu’on aime et qu’on voit le souffle de l’existence animer encore un insecte, qui se meut sur la terre d’où le plus noble objet a disparu.

La contemplation de la nature accable la pensée ; on se sent avec elle des rapports qui ne tiennent ni au bien ni au mal qu’elle peut nous faire ; mais son âme visible vient chercher la nôtre dans notre sein, et s’entretient avec nous. Quand les ténèbres nous épouvantent, ce ne sont pas toujours les périls auxquels ils nous exposent que nous redoutons, mais c’est la sympathie de la nuit avec tous les genres de privations et de douleurs dont nous sommes pénétrés. Le soleil au contraire est comme une émanation de la divinité, comme le messager éclatant d’une prière exaucée ; ses rayons descendent sur la terre, non-seulement pour guider les travaux de l’homme, mais pour exprimer de l’amour à la nature.

Les fleurs se retournent vers la lumière, afin de l’accueillir ; elles se referment pendant la nuit, et le matin et le soir elles semblent exhaler en parfums odoriférants leurs hymnes de louanges. Quand on élève ces fleurs dans l’obscurité, pâles, elles ne revêtent plus leurs couleurs accoutumées ; mais quand on les rend au jour, le soleil réfléchit en elles ses rayons variés comme dans l’arc-en-ciel, et l’on diroit qu’il se mire avec orgueil dans la beauté dont il les a parées. Le sommeil des végétaux pendant de certaines heures et de certaines saisons de l’année est d’accord avec le mouvement de la terre ; elle entraîne dans les régions qu’elle parcourt la moitié des plantes, des animaux et des hommes endormis. Les passagers de ce grand vaisseau qu’on appelle le monde se laissent bercer dans le cercle que décrit leur voyageuse demeure.

La paix et la discorde, l’harmonie et la dissonance, qu’un lien secret réunit, sont les premières lois de la nature, et, soit qu’elle se montre redoutable ou charmante, l’unité sublime qui la caractérise se fait toujours reconnoitre. La flamme se précipite en vagues comme les torrents ; les nuages qui parcourent les airs prennent quelquefois la forme des montagnes et des vallées, et semblent imiter en se jouant l’image de la terre. Il est dit dans la Genèse « que le Tout-Puissant sépara les eaux de la terre des eaux du ciel, et les suspendit dans les airs. » Le ciel est en effet un noble allié de l’océan ; l’azur du firmament se fait voir dans les ondes, et les vagues se peignent dans les nues. Quelquefois quand l’orage se prépare dans l’atmosphère, la mer frémit au loin, et l’on diroit qu’elle répond par le trouble de ses flots au mystérieux signal qu’elle a reçu de la tempête.

M. de Humboldt dit, dans ses vues scientifiques et poétiques sur l’Amérique méridionale, qu’il a été témoin d’un phénomène observé dans l’Égypte, et qu’on appelle mirage. Tout à coup, dans les déserts les plus arides, la réverbération de l’air prend l’apparence des lacs ou de la mer, et les animaux eux-mêmes, haletants de soif, s’élancent vers ces images trompeuses, espérant s’y désaltérer. Les diverses figures que la gelée trace sur le verre offrent encore un nouvel exemple de ces analogies merveilleuses, les vapeurs condensées par le froid dessinent des paysages semblables à ceux qui se font remarquer dans les contrées septentrionales : des forêts de pins, des montagnes hérissées reparoissent sous ces blanches couleurs, et la nature glacée se plait à contrefaire ce que la nature animée a produit.

Non-seulement la nature se répète elle-même, mais elle semble vouloir imiter les ouvrages des hommes et leur donner ainsi un témoignage singulier de sa correspondance avec eux. On raconte que dans les îles voisines du Japon les nuages présentent aux regards l’aspect de bâtiments réguliers. Les beaux-arts ont aussi leur type dans la nature, et ce luxe de l’existence est plus soigné par elle encore que l’existence même : la symétrie des formes dans le règne végétal et minéral a servi de modèle aux architectes, et le reflet des objets et des couleurs dans l’onde donne l’idée des illusions de la peinture ; le vent, dont le murmure se prolonge sous les feuilles tremblantes, nous révèle la musique. Et l’on dit même que sur les côtes de l’Asie, où l’atmosphère est plus pure, on entend quelquefois le soir une harmonie plaintive et douce que la nature semble adresser à l’homme, afin de lui apprendre qu’elle respire, qu’elle aime et qu’elle souffre.

Souvent à l’aspect d’une belle contrée on est tenté de croire qu’elle a pour unique but d’exciter en nous des sentiments élevés et nobles. Je ne sais quel rapport existe entre les cieux et la fierté du cœur, entre les rayons de la lune qui reposent sur la montagne et le calme de la conscience, mais ces objets nous parlent un beau langage, et l’on peut s’abandonner au tressaillement qu’ils causent, l’âme s’en trouvera bien. Quand le soir, à l’extrémité du paysage, le ciel semble toucher de si près à la terre, l’imagination se figure par-delà l’horizon un asile de l’espérance, une patrie de l’amour, et la nature semble répéter silencieusement que l’homme est immortel.

La succession continuelle de mort et de naissance, dont le monde physique est le théâtre, produiroit l’impression la plus douloureuse, si l’on ne croyait pas y voir la trace de la résurrection de toutes choses, et c’est le véritable point de vue religieux de la contemplation de la nature que cette manière de la considérer. On finiroit par mourir de pitié si l’on se bornoit en tout à la terrible idée de l’irréparable : aucun animal ne périt sans qu’on puisse le regretter, aucun arbre ne tombe sans que l’idée qu’on ne le reverra plus dans sa beauté n’excite en nous une réflexion douloureuse. Enfin les objets inanimés eux-mêmes font mal quand leur décadence oblige à s’en séparer : la maison, les meubles, qui ont servi à ceux que nous ayons aimés, nous intéressent, et ces objets mêmes excitent en nous quelquefois une sorte de sympathie indépendante des souvenirs qu’ils retracent ; on regrette la forme qu’on leur a connue, comme si cette forme en faisoit des êtres qui nous ont vus vivre, et qui devoient nous voir mourir. Si le temps n’avoit pas pour antidote l’éternité, on s’attacheroit à chaque moment pour le retenir, à chaque son pour le fixer, à chaque regard pour en prolonger l’éclat, et les jouissances n’existeroient que l’instant qu’il nous faut pour sentir qu’elles passent, et pour arroser de larmes leurs traces, que l’abîme des jours doit aussi dévorer.

Une réflexion nouvelle m’a frappée dans les écrits qui m’ont été communiqués par un homme dont l’imagination est pensive et profonde ; il compare ensemble les ruines de la nature, celles de l’art et celles de l’humanité. « Les premières, dit-il, sont philosophiques, les secondes poétiques, et les dernières mystérieuses. » Une chose bien digne de remarque en effet, c’est l’action si différente des années sur la nature, sur les ouvrages du génie et sur les créatures vivantes. Le temps n’outrage que l’homme : quand les rochers s’écroulent, quand les montagnes s’abîment dans les vallées, la terre change seulement de face ; un aspect nouveau excite dans notre esprit de nouvelles pensées, et la force vivifiante subit une métamorphose, mais non un dépérissement ; les ruines des beaux-arts parlent à l’imagination, elle reconstruit ce que le temps a fait disparoître, et jamais peut-être un chef-d’œuvre dans tout son éclat n’a pu donner l’idée de la grandeur autant que les ruines mêmes de ce chef-d’œuvre. On se représente les monuments à demi détruits, revêtus de toutes les beautés qu’on suppose toujours à ce qu’on regrette : mais qu’il est loin d’en être ainsi des ravages de la vieillesse !

À peine peut-on croire que la jeunesse embellissoit ce visage dont la mort a déjà pris possession : quelques physionomies échappent par la splendeur de l’âme à la dégradation ; mais la figure humaine dans sa décadence prend souvent une expression vulgaire qui permet à peine la pitié ! les animaux perdent avec les années, il est vrai, leur force et leur agilité, mais l’incarnat de la vie ne se change point pour eux en livides couleurs, et leurs yeux éteints ne ressemblent pas à des lampes funéraires qui jettent de pâles clartés sur un visage flétri.

Lors même qu’à la fleur de l’âge la vie se retire du sein de l’homme, ni l’admiration que font naître les bouleversements de la nature, ni l’intérêt qu’excitent les débris des monuments, ne peuvent s’attacher au corps inanimé de la plus belle des créatures. L’amour qui chérissoit cette figure enchanteresse, l’amour ne peut en supporter les restes, et rien de l’homme ne demeure après lui sur la terre qui ne fasse frémir même ses amis.

Ah ! quel enseignement que les horreurs de la destruction acharnée ainsi sur la race humaine ! N’est-ce pas pour annoncer à l’homme que sa vie est ailleurs ? La nature l’humilieroit-elle à ce point si la divinité ne vouloit pas le relever ?

Les vraies causes finales de la nature ce sont ses rapports avec notre âme et avec notre sort immortel ; les objets physiques eux-mêmes ont une destination qui ne se borne point à la courte existence de l’homme ici-bas ; ils sont là pour concourir au développement de nos pensées, à l’œuvre de notre vie morale. Les phénomènes de la nature ne doivent pas être compris seulement d’après les lois de la matière, quelque bien combinées qu’elles soient ; ils ont un sens philosophique et un but religieux, dont la contemplation la plus attentive ne pourra jamais connoître toute l’étendue.