De l’Allemagne/Quatrième partie/XI

Librairie Stéréotype (Tome 3p. 389-396).

CHAPITRE XI.

De l’influence de l’enthousiasme sur les
lumières.


Ce chapitre est à quelques égards le résumé de tout mon ouvrage, car l’enthousiasme étant la qualité vraiment distinctive de la langue allemande, on peut juger de l’influence qu’il exerce sur les lumières d’après les progrès de l’esprit humain en Allemagne. L’enthousiasme prête de la vie à ce qui est invisible, et de l’intérêt à ce qui n’a point d’action immédiate sur notre bien-être dans ce monde ; il n’y a donc point de sentiment plus propre à la recherche des vérités abstraites ; aussi sont-elles cultivées en Allemagne avec une ardeur et une loyauté remarquables.

Les philosophes que l’enthousiasme inspire sont peut-être ceux qui ont le plus d’exactitude et de patience dans leurs travaux ; ce sont en même temps ceux qui songent le moins à briller ; ils aiment la science pour elle-même, et ne se comptent pour rien dès qu’il s’agit de l’objet de leur culte : la nature physique suit sa marche invariable à travers la destruction des individus ; la pensée de l’homme prend un caractère sublime quand il parvient à se considérer lui-même d’un point de vue universel ; il sert alors en silence aux triomphes de la vérité, et la vérité est comme la nature, une force qui n’agit que par un développement progressif et régulier.

On peut dire avec quelque raison que l’enthousiasme porte à l’esprit de système ; quand on tient beaucoup à ses idées, on voudroit y tout rattacher ; mais en général il est plus aisé de traiter avec les opinions sincères qu’avec les opinions adoptées par vanité. Si dans les rapports avec les hommes on n’avoit à faire qu’à ce qu’ils pensent réellement, on pourroit facilement s’entendre ; c’est ce qu’ils font semblant de penser qui amène la discorde.

On a souvent accusé l’enthousiasme d’induire en erreur, mais peut-être un intérêt superficiel trompe-t-il bien davantage ; car, pour pénétrer l’essence des choses, il faut une impulsion qui nous excite à nous en occuper avec ardeur. En considérant d’ailleurs la destinée humaine en général, je crois qu’on peut affirmer que nous ne rencontrerons jamais le vrai que par l’élévation de l’âme ; tout ce qui tend à nous rabaisser est mensonge, et c’est, quoi qu’on en dise, du côté des sentiments vulgaires qu’est l’erreur.

L’enthousiasme, je le répète, ne ressemble en rien au fanatisme, et ne peut égarer comme lui. L’enthousiasme est tolérant, non par indifférence, mais parce qu’il nous fait sentir l’intérêt et la beauté de toutes choses. La raison ne donne point de bonheur à la place de ce qu’elle ôte, l’enthousiasme trouve dans la rêverie du cœur et dans l’étendue de la pensée ce que le fanatisme et la passion renferment dans une seule idée ou dans un seul objet. Ce sentiment est par son universalité même très-favorable à la pensée et à l’imagination.

La société développe l’esprit, mais c’est la contemplation seule qui forme le génie. L’amour-propre est le mobile des pays où la société domine, et l’amour-propre conduit nécessairement à la moquerie qui détruit tout enthousiasme.

Il est assez amusant, on ne sauroit le nier, d’apercevoir le ridicule et de le peindre avec grâce et gaieté ; peut-être vaudroit-il mieux se refuser à ce plaisir, mais ce n’est pourtant pas là le genre de moquerie dont les suites sont le plus à craindre ; celle qui s’attache aux idées et aux sentiments est la plus funeste de toutes, car elle s’insinue dans la source des affections fortes et dévouées. L’homme a un grand empire sur l’homme, et, de tous les maux qu’il peut faire à son semblable, le plus grand peut-être est de placer le fantôme du ridicule entre les mouvements généreux et les actions qu’ils peuvent inspirer.

L’amour, le génie, le talent, la douleur même, toutes ces choses saintes sont exposées à l’ironie, et l’on ne sauroit calculer jusqu’à quel point l’empire de cette ironie peut s’étendre. Il y a quelque chose de piquant dans la méchanceté : il y a quelque chose de foible dans la bonté. L’admiration pour les grandes choses peut être déjouée par la plaisanterie ; et celui qui ne met d’importance à rien a l’air d’être au-dessus de tout : si donc l’enthousiasme ne défend pas notre cœur et notre esprit, ils se laissent prendre de toutes parts par ce dénigrement du beau qui réunit l’insolence à la gaieté.

L’esprit social est fait de manière que souvent on se commande de rire, et que plus souvent encore on est honteux de pleurer ; d’où celà vient-il ? De ce que l’amour-propre se croit plus en sûreté dans la plaisanterie que dans l’émotion. Il faut bien compter sur son esprit pour oser être sérieux contre une moquerie ; il faut beaucoup de force pour laisser voir des sentiments qui peuvent être tournés en ridicule. Fontenelle disoit : J’ai quatre-vingts ans, je suis Français, et je n’ai pas donné dans toute ma vie le plus petit ridicule à la plus petite vertu. Ce mot supposoit une profonde connoissance de la société. Fontenelle n’étoit pas un homme sensible, mais il avoit beaucoup d’esprit ; et toutes les fois qu’on est doué d’une supériorité quelconque, on sent le besoin du sérieux dans la nature humaine. Il n’y a que les gens médiocres qui voudroient que le fond de tout fût du sable, afin que nul homme ne laissât sur la terre une trace plus durable que la leur.

Les Allemands n’ont point à lutter chez eux contre les ennemis de l’enthousiasme, et c’est un grand obstacle de moins pour les hommes distingués. L’esprit s’aiguise dans le combat ; mais le talent a besoin de confiance. Il faut croire à l’admiration, à la gloire, à l’immortalité, pour éprouver l’inspiration du génie ; et ce qui fait la différence des siècles entre eux, ce n’est pas la nature toujours prodigue des mêmes dons, mais l’opinion dominante à l’époque où l’on vit : si la tendance de cette opinion est vers l’enthousiasme, il s’élève de toutes parts de grands hommes ; si l’on proclame le découragement comme ailleurs on exciteroit à de nobles efforts, il ne reste plus rien en littérature que des juges du temps passé.

Les événements terribles dont nous avons été les témoins ont blasé les âmes, et tout ce qui tient à la pensée paroît terne à côté de la toute-puissance de l’action. La diversité des circonstances a porté les esprits à soutenir tous les côtés des mêmes questions ; il en est résulté qu’on ne croit plus aux idées, ou qu’on les considère tout au plus comme des moyens. La conviction semble n’être pas de notre temps, et quand un homme dit qu’il est de telle opinion, on prend cela pour une manière délicate d’indiquer qu’il a tel intérêt.

Les hommes les plus honnêtes se font alors un système qui change en dignité leur paresse : ils disent qu’on ne peut rien à rien, ils répètent, avec l’ermite de Prague dans Shakespear, que ce qui est, est, et que les théories n’ont point d’influence sur le monde. Ces hommes finissent par rendre vrai ce qu’ils disent ; car avec une telle manière de penser on ne sauroit agir sur les autres ; et si l’esprit consistoit à voir seulement le pour et le contre de tout, il feroit tourner les objets autour de nous de telle manière qu’on ne pourroit jamais marcher d’un pas ferme sur un terrain aussi chancelant.

L’on voit aussi des jeunes gens, ambitieux de paroître détrompés de tout enthousiasme, affecter un mépris réfléchi pour les sentiments exaltés ; ils croient montrer ainsi une force de raison précoce ; mais c’est une décadence prématurée dont ils se vantent. Ils sont pour le talent comme ce vieillard qui demandoit si l’on avoit encore de l’amour. L’esprit dépourvu d’imagination prendroit volontiers en dédain même la nature, si elle n’étoit pas plus forte que lui.

On fait beaucoup de mal sans doute à ceux qu’animent encore de nobles désirs, en leur opposant sans cesse tous les arguments qui devroient troubler l’espoir le plus confiant ; néanmoins la bonne foi ne peut se lasser, car ce n’est pas ce que les choses paroissent, mais ce qu’elles sont qui l’occupe. De quelque atmosphère qu’on soit environné, jamais une parole sincère n’a été complètement perdue ; s’il n’y a qu’un jour pour le succès, il y a des siècles pour le bien que la vérité peut faire.

Les habitants du Mexique portent chacun, en passant sur le grand chemin, une petite pierre à la grande pyramide qu’ils élèvent au milieu de leur contrée. Nul ne lui donnera son nom ; mais tous auront contribué à ce monument qui doit survivre à tous.