De l’Allemagne/Première partie/IV

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 40-48).

CHAPITRE IV.

De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour
et l’honneur
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La chevalerie est pour les modernes ce que les temps héroïques étoient pour les anciens ; tous les nobles souvenirs des nations européennes s’y rattachent. À toutes les grandes époques de l’histoire les hommes ont eu pour principe universel d’action un enthousiasme quelconque. Ceux qu’on appeloit des héros dans les siècles les plus reculés avoient pour but de civiliser la terre ; les traditions confuses qui nous les représentent comme domptant les monstres des forêts font sans doute allusion aux premiers périls dont la société naissante étoit menacée, et dont les soutiens de son organisation encore nouvelle la préservoient. Vint ensuite l’enthousiasme de la patrie : il inspira tout ce qui s’est fait de grand et de beau chez les Grecs et chez les Romains : cet enthousiasme s’affoiblit quand il n’y eut plus de patrie, et peu de siècles après la chevalerie lui succéda. La chevalerie consistoit dans la défense du foible, dans la loyauté des combats, dans le mépris de la ruse, dans cette charité chrétienne qui cherchait à mêler l’humanité même à la guerre, dans tous les sentiments enfin qui substituèrent le culte de l’honneur à l’esprit féroce des armes. C’est dans le nord que la chevalerie a pris naissance, mais c’est dans le midi de la France qu’elle s’est embellie par le charme de la poésie et de l’amour. Les Germains avoient de tout temps respecté les femmes, mais ce furent les Français qui cherchèrent à leur plaire ; les Allemands avoient aussi leurs chanteurs d’amour (Minnesinger), mais rien ne peut être comparé à nos trouvères et à nos troubadours, et c’étoit peut-être à cette source que nous devions puiser une littérature vraiment nationale. L’esprit de la mythologie du nord avoit beaucoup plus de rapport que le paganisme des anciens Gaulois avec le christianisme, et néanmoins il n’est point de pays où les chrétiens aient été de plus nobles chevaliers, et les chevaliers de meilleurs chrétiens qu’en France.

Les croisades réunirent les gentilshommes de tous les pays, et firent de l’esprit de chevalerie comme une sorte de patriotisme européen qui remplissoit du même sentiment toutes les âmes. Le régime féodal, cette institution politique triste et sévère, mais qui consolidoit, à quelques égards, l’esprit de la chevalerie en le transformant en lois ; le régime féodal, dis-je, s’est maintenu dans l’Allemagne jusqu’à nos jours : il a été détruit en France par le cardinal de Richelieu, et, depuis cette époque jusqu’à la révolution, les Français ont tout-à-fait manqué d’une source d’enthousiasme. Je sais qu’on dira que l’amour de leurs rois en étoit une ; mais en supposant qu’un tel sentiment pût suffire à une nation, il tient tellement à la personne même du souverain, que pendant le règne du régent et de Louis XV il eût été difficile, je pense, qu’il fît faire rien de grand aux Français. L’esprit de chevalerie qui brilloit encore par étincelles sous Louis XIV s’éteignit après lui, et fut remplacé, comme le dit un historien piquant et spirituel[1], par l’esprit de fatuité, qui lui est entièrement opposé. Loin de protéger les femmes, la fatuité cherche à les perdre ; loin de dédaigner la ruse, elle s’en sert contre ces êtres foibles qu’elle s’enorgueillit de tromper, et met la profanation dans l’amour à la place du culte.

Le courage même, qui servoit jadis de garant à la loyauté, ne fut plus qu’un moyen brillant de s’en affranchir ; car il n’importoit pas d’être vrai, mais il falloit seulement tuer en duel celui qui auroit prétendu qu’on ne l’étoit pas ; et l’empire de la société dans le grand monde fit disparoître la plupart des vertus de la chevalerie. La France se trouvoit alors sans aucun genre d’enthousiasme ; et comme il en faut un aux nations pour ne pas se corrompre et se dissoudre, c’est sans doute ce besoin naturel qui tourna, dès le milieu du dernier siècle, tous les esprits vers l’amour de la liberté.

La marche philosophique du genre humain paroît donc devoir se diviser en quatre ères différentes : les temps héroïques, qui fondèrent la civilisation ; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité ; la chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe ; et l’amour de la liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation.

L’Allemagne, si l’on en excepte quelques cours avides d’imiter la France, ne fut point atteinte par la fatuité, l’immoralité et l’incrédulité, qui, depuis la régence, avoient altéré le caractère naturel des Français. La féodalité conservait encore chez les Allemands des maximes de chevalerie. On s’y battoit en duel, il est vrai, moins souvent qu’en France, parce que la nation germanique n’est pas aussi vive que la nation française, et que toutes les classes du peuple ne participent pas, comme en France, au sentiment de la bravoure ; mais l’opinion publique étoit plus sévère en général sur tout ce qui tenoit à la probité. Si un homme avoit manqué de quelque manière aux lois de la morale, dix duels par jour ne l’auroient relevé dans l’estime de personne. On a vu beaucoup d’hommes de bonne compagnie, en France, qui, accusés d’une action condamnable, répondoient : Il se peut que cela soit mal, mais personne, du moins, n’osera me le dire en face. Il n’y a point de propos qui suppose une plus grande dépravation ; car où en seroit la société humaine s’il suffisoit de se tuer les uns les autres pour avoir le droit de se faire d’ailleurs tout le mal possible ; de manquer à sa parole, de mentir, pourvu qu’on n’osât pas vous dire : « Vous en avez menti ; » enfin, de séparer la loyauté de la bravoure, et de transformer le courage en un moyen d’impunité sociale ?

Depuis que l’esprit chevaleresque s’étoit éteint en France, depuis qu’il n’y avoit plus de Godefroi, de saint Louis, de Bayard, qui protégeassent la foiblesse, et se crussent liés par une parole comme par des chaînes indissolubles, j’oserai dire, contre l’opinion reçue, que la France a peut-être été, de tous les pays du monde, celui où les femmes étoient le moins heureuses par le cœur. On appeloit la France le paradis des femmes, parce qu’elles y jouissoient d’une grande liberté ; mais cette liberté même venoit de la facilité avec laquelle on se détachoit d’elles, Le Turc qui renferme sa femme lui prouve au moins par-là qu’elle est nécessaire à son bonheur : l’homme à bonnes fortunes, tel que le dernier siècle nous en a fourni tant d’exemples, choisit les femmes pour victimes de sa vanité ; et cette vanité ne consiste pas seulement à les séduire, mais à les abandonner. Il faut qu’il puisse indiquer avec des paroles légères et inattaquables en elles-mêmes que telle femme l’a aimé et qu’il ne s’en soucie plus. « Mon amour-propre me crie : Fais-la mourir de chagrin, » disoit un ami du baron de Bezenval, et cet ami lui parut très-regrettable quand une mort prématurée l’empêcha de suivre ce beau dessein. On se lasse de tout, mon ange, écrit M. de La Clos dans un roman qui fait frémir par les raffinements d’immoralité qu’il décèle. Enfin, dans ces temps où l’on prétendoit que l’amour régnoit en France, il me semble que la galanterie mettoit les femmes, pour ainsi dire, hors la loi. Quand leur règne d’un moment étoit passé, il n’y avoit pour elles ni générosité, ni reconnoissance, ni même pitié. L’on contrefaisoit les accents de l’amour pour les faire tomber dans le piége, comme le crocodile, qui imite la voix des enfants pour attirer leurs mères.

Louis XIV, si vanté par sa galanterie chevaleresque, ne se montra-t-il pas le plus dur des hommes dans sa conduite envers la femme dont il avoit été le plus aimé, madame de La Vallière ? Les détails qu’on en lit dans les mémoires de Madame sont affreux. Il navra de douleur l’âme infortunée qui n’avoit respiré que pour lui, et vingt années de larmes au pied de la croix purent à peine cicatriser les blessures que le cruel dédain du monarque avoit faites. Rien n’est si barbare que la vanité ; et comme la société, le bon ton, la mode, le succès, mettent singulièrement en jeu cette vanité, il n’est aucun pays où le bonheur des femmes soit plus en danger que celui où tout dépend de ce qu’on appelle l’opinion, et où chacun apprend des autres ce qu’il est de bon goût de sentir.

Il faut l’avouer, les femmes ont fini par prendre part à l’immoralité qui détruisoit leur véritable empire : en valant moins, elles ont moins souffert. Cependant, à quelques exceptions près, la vertu des femmes dépend toujours de la conduite des hommes. La prétendue légèreté des femmes vient de ce qu’elles ont peur d’être abandonnées : elles se précipitent dans la honte par crainte de l’outrage.

L’amour est une passion beaucoup plus sérieuse en Allemagne qu’en France. La poésie, les beaux-arts, la philosophie même, et la religion, ont fait de ce sentiment un culte terrestre qui répand un noble charme sur la vie. Il n’y a point eu dans ce pays, comme en France, des écrits licencieux qui circuloient dans toutes les classes, et détruisoient le sentiment chez les gens du monde, et la moralité chez les gens du peuple. Les Allemands ont cependant, il faut en convenir, plus d’imagination que de sensibilité ; et leur loyauté seule répond de leur constance. Les Français, en général, respectent les devoirs positifs ; les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les devoirs. Ce que nous avons dit sur la facilité du divorce en est la preuve ; chez eux l’amour est plus sacré que le mariage. C’est par une honorable délicatesse sans doute qu’ils sont surtout fidèles aux promesses que les lois ne garantissent pas : mais celles que les lois garantissent sont plus importantes pour l’ordre social.

L’esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands pour ainsi dire passivement ; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes ; mais cette énergie sévère, qui commandoit aux hommes tant de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisoit de la vie entière une œuvre sainte où dominoit toujours la même pensée ; cette énergie chevaleresque des temps jadis n’a laissé dans l’Allemagne qu’une empreinte effacée. Rien de grand ne s’y fera désormais que par l’impulsion libérale qui a succédé dans l’Europe à la chevalerie.


  1. M. de La Cretelle.