De l’épopée chrétienne jusqu’à Klopstock/02


De
l’Épopee chrétienne
depuis
les premiers temps jusqu’à Klopstock.


deuxième partie.[1]

JUVENCUS. — SÉDULIUS. — LES APOCRYPHES. — GERSON.



À la fin du IVe et pendant le Ve siècle, il y a eu beaucoup de poèmes et de poètes chrétiens ; mais ce n’est point une poésie chrétienne, ou plutôt c’est une poésie où les sentimens et les idées sont chrétiens, où la phrase et la langue tout entière sont encore païennes non que l’Évangile ne fût déjà connu dans le monde, non que sa beauté poétique n’eût pu déjà émouvoir les esprits ; mais, dans les premiers momens, l’Évangile créait la foi, une foi active et puissante, qui se satisfaisait par le martyre, et qui eût cru faire trop peu, si elle se fût contentée d’inspirer une littérature. Il y a des momens où la vérité est pour ainsi dire, trop forte pour inspirer les poètes ; elle n’inspire que des martyrs ; elle se refuse à la poésie comme à une sorte de frivolité et de faiblesse ; elle l’anéantit, parce qu’elle la surpasse. C’est le moment de l’émotion religieuse, ce n’est pas celui de l’inspiration poétique. Ne croyez pas en effet, quand l’esprit de l’homme a ressenti une grande émotion, que, le lendemain de l’émotion, il y aura une poésie pour la reproduire en l’embellissant ; il faut que l’ame humaine, troublée par le choc de l’événement, ait le temps de s’apaiser ; il faut que l’émotion perde quelque chose de sa force pour devenir l’inspiration. Il y a entre l’émotion et l’inspiration une sorte d’intervalle de temps. Sans émotion, point d’inspiration ; mais l’inspiration a besoin de temps pour s’affranchir du trouble même de l’émotion.

Je sais bien qu’à côté de l’Évangile il y avait déjà, au IVe et au Ve siècle, les livres apocryphes et les légendes. Là, la fiction s’était donné carrière ; là, le christianisme avait fait alliance avec la fable. C’était un genre de fable tout nouveau et inconnu jusque-là, et qui relevait seulement de la doctrine chrétienne. Les apocryphes sont ce que j’appellerais volontiers l’épopée naturelle du christianisme, car, dans les apocryphes, la fable et la légende semblent déjà prendre une forme et une couleur poétiques : déjà se trouvent l’ébauche des personnages et les scènes de l’épopée chrétienne ; mais que de temps il faudra encore pour que l’épopée littéraire naisse du sein de ces légendes confuses ! De plus, à cette époque, au IVe et au Ve siècle, les chrétiens eussent cru, et avec raison, faire une faute, s’ils avaient employé, même en poésie, ces légendes apocryphes. L’église venait de faire le triage entre les livres authentiques et les livres apocryphes, entre le vrai et le faux ; la confusion finissait à peine : la poésie chrétienne se faisait un scrupule de rien faire qui la ramenât.

C’est ainsi que ni la beauté de la vérité chrétienne dans l’Évangile, ni la singularité et souvent la grandeur de la fiction chrétienne dans les apocryphes n’ont inspiré les poètes du Ive et du Ve siècle. D’où pouvait donc leur venir la poésie ? La poésie ne pouvait leur venir que de l’antiquité païenne. Le monde littéraire appartenait encore au paganisme par les langues, par les souvenirs et par les habitudes. Les poètes semblaient relever à la fois de deux religions ; quelques-uns même paraissaient ne pas s’effrayer de ce mélange et de cette contradiction. Ainsi, Ausone chante tour à tour les divinités païennes et Jésus-Christ, ainsi Nonnus fait un grand poème païen consacré à chanter les exploits de Bacchus, et intitulé les Dyonisiaques, et le même homme paraphrase en vers héroïques l’Evangile de saint Jean ; mais les poètes même qui ne voulaient pas être à la fois chrétiens et païens, les poètes qui voulaient consacrer leurs chants à Jésus-Christ, étaient, malgré leur bonne volonté, païens par le style : les mots, la phrase, tout chez eux était imité d’Homère et de Virgile ; ils étaient vieux de visage, tout en étant jeunes par l’âge, et la phrase antique, dont ils s’enveloppaient avec une sorte de pédanterie (car, avant tout, il fallait avoir un bon style), cachait et effaçait la nouveauté de leur inspiration.

Ce n’était pas, au reste, la bonne volonté qui manquait aux poètes chrétiens du IVe et du Ve siècle pour être nouveaux. Dans leurs poèmes, ils invoquaient le Saint-Esprit, au lieu d’invoquer Apollon, ils rejetaient bien loin toutes les vieilles superstitions mythologiques ; ils exprimaient hautement leur dédain et leur colère contre ces divinités tant de fois invoquées par les poètes.

Ergo age, sanctificus adsit mihi carminis autor
Spiritus, et sacro mentem riget amne canentis
Dulcis Jordanes ut Christo digna ioquamur,


s’écrie Juvencus, prêtre espagnol, qui fit un poème intitulé : Histoire évangélique. Certes, les poètes peuvent aller puiser l’enthousiasme aux sources du Jourdain, aussi bien qu’aux Sources de l’Hippocrène : le Dante, Milton et Klopstock l’ont montré ; mais Juvencus n’a trouvé nulle part l’enthousiasme poétique. Son poème n’est que l’Evangile en mauvais vers latins ; point d’invention poétique, point d’élégance ; c’est un récit sec et décoloré. Il y a plus : il semble que Juvencus ait retranché avec un soin scrupuleux tout ce qui dans l’Evangile prête à la poésie. Il n’y a, dans son poème, rien de la grace des paraboles, rien de la beauté de ces comparaisons qui abondent dans le livre saint, rien de ces beaux lis des champs qui, dans le sermon de la montagne, ne filent ni ne tissent leurs vêtemens, et qui pourtant sont vêtus avec plus de magnificence que Salomon dans toute sa gloire. On dirait que Juvencus a voulu faire de son poème une histoire mnémonique que les enfans pussent apprendre par cœur, pour se souvenir plus aisément de l’Evangile. Ce sont des vers techniques plutôt qu’un poème.

Sedulius, autre poète de cette époque, et qui a fait un poème intitulé Opus paschale, est un versificateur plus élégant que Juvencus ; mais ce n’est pas non plus un poète. Il a dédié son poème à l’empereur Théodose, et il lui dit modestement, dans son invocation :

Dignare Maronem
Mutatum in melius divino agnoscere sensu.


Ainsi, c’est un Virgile corrigé quant aux pensées, et conservé quant au style, que Sedulius a la prétention de dédier à Théodose. Il ne manque pas non plus de rejeter bien loin les dieux invoques par les poètes païens :

Cum sua Gentiles studeant fgmenta poetae
Grandisonis pompare modis ;…

Cur ego, Davidicis assuetus cantibus odas
Cordarum resonare decem, sanctoque verenter
Stare choro et placidis coelestia psallere verbis
Clara satuliferi taceam miracula Christi ?

Sedulius, sans être éloquent, me semble cependant plutôt orateur que poète. Je retrouve dans son poème ces traits d’affectation et de subtilité chers aux rhéteurs du temps. De plus, il y a souvent dans son poème des leçons de morale qui se sentent des sermons et des homélies des pères de l’église ; il fait des scènes de l’Evangile une parabole morale. L’Evangile et la vie de Jésus-Christ, sous sa plume, commencent à devenir une de ces allégories si familières au moyen-âge. Ainsi, quand les mages sont venus adorer Jésus-Christ, et qu’au moment partir un songe les avertit de ne pas retourner à la cour d’Hérode, le poète s’écrie :

…Sic nos quoque sanctam
Si cupimus patriam tandem contingere, postquam
Venimus ad Christum, jam non repetamus iniquum.

Ce qu’il y a de curieux aussi dans Sedulius, et ce qui nous apprend de quelle manière, à cette époque, s’imitaient les auteurs anciens, ce sont les calques qu’il fait des vers de Virgile. On reconnaît là cette imitation de l’école, imitation toute mécanique, et bien différente de cette imitation inspirée qui est une des ressources du génie. Qui ne connaît ces beaux vers de Virgile, quand dans le quatrième livre de l’Énéide, il peint Didon contemplant du haut de son palais les préparatifs du départ d’Énée ? Déjà le rivage s’émeut, les Troyens bâtissent leurs vaisseaux, qu’ils finissent à peine, tant ils ont hâte de fuir.

Quis tihi tunc, Dido, cernenti talia sensus ?
Quosve dabas gemitus, quum littora fervere late
Prospiceres arce ex summa, totumque videres
Misceri ante oculos tantis clamoribus aequor ?

Voici comment Sedulius a imité ces vers. C’est au moment du massacre des innocens ; Hérode, du haut de son palais, contemple le massacre des enfans, et Sedulius s’écrie, croyant être éloquent :

Quis tibi tunc, Lanio, cernenti talia sensus ?
Quosve dabas fremitus (gemitus), quum vulnera (littora) fervere late
Prospiceres arce ex summa, vastumque (totumque) videres
Misceri ante oculos tantis plangoribus (clamoribus) aequor ?

Tout le monde sent la maladresse de cette imitation, qui substitue péniblement un mot à l’autre, sans s’inquiéter du plus ou moins de propriété de l’expression, et sans oser rompre le cadre du vers qui sert de soutien à sa faiblesse. Ailleurs, Sedulius imite les vers de Virgile sur cette Cassandre arrachée du sanctuaire de Minerve, et qui élevait ses regards vers le ciel ; ses regards, puisque ses mains étaient enchaînées :

Ad cœlum tendens ardentia lumina frustra,
Lumina, nam teneras arcebant vincula palmas.

Que fait Sedulius de ces vers de Virgile ? Jésus, sur la croix, convertit un des larrons crucifiés avec lui. C’est ce larron auquel Sedulius applique tant bien que mal les vers de Cassandre :

Alter, adorato per verba precantia Christo,
Saucia dejectus flectebat lumina, tantum
Lumina, nam geminas arcebant vincula palmas.

Je sais bien que les belles mains de Cassandre ne pouvaient guère ressembler aux bras tordus et déchirés du larron crucifié ; mais Sedulius, n’osant pas dire du larron qu’il avait de belles mains, ne pouvait-il pas dire autre chose, sinon qu’il en avait deux ? Voilà cette poésie toute de forme et de mécanisme, où la mémoire seule a sa part, et une mémoire timide et servile. La poésie de Sedulius conduisait tout droit au centons de Falconia et de l’impératrice Eudoxie.

Les centons sont un travail de marqueterie, qui consiste à prendre çà et là les vers d’un poète et à les appliquer à d’autres pensées. C’est ce travail qu’ont exécuté avec une patience méritoire une dame romaine nommée Proba Falconia, qui a mis en vers de Virgile les principales scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, et une impératrice de Byzance, Eudoxie, femme de l’empereur Zénon, qui a fait avec Homère ce que Falconia a fait avec Virgile. Ces travaux de marqueterie, que je regarde comme des œuvres de pénitence imposées sans doute à leurs auteurs, méritent à peine que j’en cite quelque chose. Cependant il y a dans cet essai de faire de Virgile un poète chrétien le caractère d’une époque qui, aimant encore la poésie et n’en pouvant plus faire pour son compte, en faisait tant bien que mal avec les vers des autres.

Dans son invocation, Falconia, comme tous ses prédécesseurs, fait fi des muses païennes ; mais c’est avec des vers empruntés à Virgile qu’elle dédaigne les muses. « Son but, dit-elle, c’est de chanter les mystères de la religion » Comme malheureusement ce mot ou cette idée de religion n’est guère familière à Virgile, voici comment Falconia s’exprime par la bouche de son poète :

Omnia tentanti potior sententia visa est
Pandere res alta terra et caligine mersas.

Dans Virgile ces mots-là s’appliquent à la révélation des mystères de l’enfer.

Quand Dieu, dans le paradis terrestre, bénit Adam et Eve, c’est encore avec des vers de Virgile que, dans Falconia, il leur donne sa bénédiction :

Vivite felices interque virentia culta
Fortunatorum nemorum sedesque beatas ;
Haec domus, haec patria est, requies ea certa laborum ;
His ego nec metas rerum nec tempora pono.

Ainsi, dans cette bénédiction de Dieu, tout se trouve mêlé, les héros des champs Élysées, les exilés de Troie qui vont fonder un empire en Italie, et enfin les Romains, avec leur destinée de conquérir le monde et le temps.

Les centons n’étaient pas seulement un travail de marqueterie, c’était aussi un système d’interprétation et d’allégorie mystérieuse. À force d’adapter les vers d’Homère et de Virgile aux récits et aux sentimens de l’Évangile, on en était arrivé à croire qu’il y avait un rapport prophétique entre les mots et les choses, et que les mots ne se prêtaient si bien aux choses que parce que Virgile avait pressenti Jésus-Christ. C’est ainsi non-seulement qu’on interprétait la quatrième églogue de Virgile,

Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;


on expliquait de la même manière certains vers de l’Énéide. C’étaient, disait-on, des prophéties et des vers sibyllins que le poète avait intercalés, par inspiration ou par miracle, au milieu de son poème. Après avoir allégorisé outre mesure tout l’Ancien Testament, on arrivait à allégoriser de même, les auteurs profanes, de telle sorte que le christianisme aurait été partout avant l’Évangile. Mais, quand il est partout, il n’est nulle part, et c’est là, selon nous, le défaut des apologistes chrétiens, qui ont voulu retrouver dans le polythéisme une figure ou une altération d’une révélation primitive conforme à la révélation du christianisme : Si le christianisme existe dans les temps qui l’ont précédé et qui l’ont ignoré, s’il est sous la forme d’emblème et comme une ombre, si surtout une critique attentive peut le reconnaître sous les emblèmes qui le couvrent et le dégager de ses voiles, alors l’Evangile n’a rien donné au monde ; il ne lui a donné que le véritable sens du paganisme. Voilà où aboutissent les interprètes chrétiens du polythéisme ; voilà aussi de quel côté penchaient les allégoristes et les faiseurs de centons. Saint Jérôme, dans une lettre à saint Paulin, s’élève contre cette école stérile et fausse. Il censure d’abord ceux qui accommodaient à leurs opinions quelques passages des prophètes et des apôtres « ne voyant pas, disait il, que c’est une très mauvaise manière d’enseigner que d’altérer l’Écriture et de la tirer par force à leur opinion particulière. Ils font de même que certains auteurs qui, ayant ramassé quelques vers d’Homère, en ont composé un ouvrage : ce que d’autres aussi ont fait à l’égard de Virgile, faisant dire à l’un et à l’autre de ces poètes ce à quoi ils n’ont jamais pensé ; car pouvons-nous assurer que le prince des poètes latins a eu connaissance des mystères de notre foi, parce qu’il a écrit que la justice était retournée sur la terre, que l’innocence de l’âge d’or était revenue, et qu’un enfant était descendu du ciel[2] ? » Croyons-nous que ce soit un discours propre au père éternel que le vers que ce même poète met dans la bouche de Vénus parlant à son fils et lui disant : « Mon fils, qui seul êtes ma force et ma puissance[3], » ou bien qu’il ait parlé de Jésus-Christ cloué sur la croix quand il a écrit : « Il disait ces choses, toujours attaché[4] ? » Ce sont des niaiseries d’enfant, et c’est faire le charlatan de vouloir enseigner ce qu’on ne sait pas, et même, pour le dire avec quelque mouvement de colère, c’est ne savoir pas seulement connaître son ignorance[5].

La langue latine et grecque, dans ces poètes du IVe et du Ve siècle, est encore belle et élégante, quoique morte. On aime la forme de ces belles phrases grecques et latines qui n’ont plus long-temps encore à durer ; on jouit, pour ainsi dire, des dernières heures de leur beauté, et comme il n’y a pas de musique plus douce à l’oreille que celle de la langue nationale, les Grecs et les Latins du IVe et du Ve siècle ont pu se plaire aux vers des poètes de cette époque. Le son et la musique leur suffisaient ; ils s’inquiétaient peu de l’idée. Pour nous, qui ne pouvons plus éprouver le charme national de cette musique, pour nous, qui sommes habitués à voir la phrase grecque et latine exprimer des idées et des sentimens tout différens de ceux des poètes de ce temps, nous ne pouvons pas nous accoutumer à cette étrange disparate. Je me souviens d’avoir entendu, à Bucharest, chanter une chanson d’amour sur l’air de la Marseillaise. Cela faisait, pour l’esprit, une étrange dissonnance. J’ai retrouvé quelque chose de cette dissonnance dans la poésie de Sedulius et de Faconia. C’est une musique qui n’a pas été faite pour les paroles qu’elle accompagne ; c’est une broderie étrangère à l’étoffe, ou plutôt appliquée tant bien que mal sur une étoffe qui la repousse. La phrase grecque et latine a été faite pour d’autres idées et pour d’autres sentimens, et il ne dépend pas d’un siècle de changer le rapport établi depuis long-temps entre les idées et les mots, entre les paroles et la musique.

Dans la vie de Jésus-Christ, il n’y a rien de plus touchant que les scènes de la Passion, et dans la Passion, rien de plus dramatique que la trahison de Judas. Au Ive et au Ve siècle, l’émotion de pitié et de colère qu’inspire cette trahison était vive et forte. Voyez pourtant comment Sedulius exprime cette émotion. Quelle subtilité ! quelle aaffectation ! quelle misérable recherche d’antithèses ! Ainsi, Jésus lave les pieds à ses apôtres,

Nec Judam excepit, quem proditionis iniquae
Noverat auitorem. Sed nil tibi gloria, saeve
Traditor, illa dabat pedibus consistere mundis,
Qui sensu pollutus eras…


Bizarre antithèse entre les pieds de Judas purifiés sous les mains de Jésus et les souillures de son ame. La rhétorique, peut aimer ces sortes de contrastes, mais ils gâtent l’émotion.

Sedulius continue :

Tantumdem sceleris, ter dena numismata sumens,
Argenti parvo caecatus munere, gessit,
Quantum cunca simul terrarum regna marisque
Divitias omnemque vagis cum nubibus aethram
Si caperet, gesturus erat ; neque enim bona mundi
Sufficerent magni fuso pro sanguine Christi[6].

Y a-t-il rien qui s’adresse à l’ame dans cette phrase qui semble apprécier au taux des richesses de la terre l’énormité du crime de Judas ? Trente pièces d’argent pour un pareil forfait, quand ce serait trop peu encore de tous les trésors de l’univers ! Voilà la seule pensée que sache trouver Sedulius en présence de la trahison de Judas. Écoutez ce que la légende apocryphe a fait de ces trente pièces d’argent ; elle s’en est occupée aussi, comme le poète, mais elle leur a donné une destinée merveilleuse et terrible. Ces trente pièces d’argent que Judas reçoit pour trahir son maître et qu’il rapporte aux prêtres, lorsqu’il voit Jésus condamné ; ces pièces que les prêtres ne veulent pas recevoir parce que disent-ils, c’est le prix du sang, et qu’elles ne peuvent plus rentrer dans le trésor public, qu’elles souilleraient ; ces trente pièces d’argent employées à acheter un petit champ qui servit de cimetière aux étrangers, et qu’on appela le Champ du sang[7], cet argent fatal et maudit n’est pas, selon la légende, un argent ordinaire et commun. Il a son origine et sa fatalité. Lorsque Caïn s’enfuit après le meurtre d’Abel, ses fils inventèrent les arts, instrumens et punitions des passions de l’homme et Tubalcaïn, le fils aîné de Caïn, trouva l’art de fondre les métaux. C’est lui qui a frappé ces trente pièces maudites qui d’abord ont payé les frères de Joseph, lorsqu’ils le vendirent aux marchands égyptiens, et qui, à travers les siècles, servant à je ne sais combien de trahisons et de crimes, sont arrivées chaque jour plus maudites et plus fatales, aux mains de Judas, dont elles ont payé l’exécrable perfidie.

Combien la légende est plus poétique ici que Sedulius, en dépit de ses apostrophes oratoires ! La mystérieuse prédestination attribuée à ces pièces d’argent qui passent ainsi de Caïn à Judas, ce prix du sang de tous les justes forgé par le fils du premier des meurtriers sur la terre, tout cela est grand et beau ; mais cela aussi contient une grande idée morale, car il n’y a pas aussi bien de grande invention poétique qui ne contienne quelque grande leçon morale. Ces trente pièces d’argent de Judas, cette monnaie fatale, ont leur emploi dans l’histoire de tous les hommes ; elles n’appartiennent pas seulement à l’histoire de Joseph ou de Jésus-Christ, elles sont pour ainsi dire le trésor de Satan sur la terre. Quand la pucelle d’Orléans fut vendue aux Anglais par les Bourguignons, c’est avec les trente pièces d’argent de Judas que l’Angleterre paya son sang.


II

La légende que je viens de citer montre de quel côté il faudrait, à cette époque, chercher l’épopée chrétienne ; il faudrait la chercher dans les légendes apocryphes. C’est là qu’est cette épopée naturelle qui est le principe et le germe de l’épopée littéraire. Je voulais d’abord rassembler dans les apocryphes les traits épars de l’épopée chrétienne et en faire un corps. Dans une œuvre d’imagination, cela peut-être eût été à propos ; dans des recherches historiques et critiques, il n’en est pas de même. J’aime donc mieux rapporter les différentes inventions des apocryphes aux poèmes que j’examinerai. De cette manière, nous pourrons faire quelques utiles comparaisons, mettre ce que j’appellerai la poésie officielle des poètes du moyen-âge ou de la renaissance à côté du récit fabuleux des apocryphes, et voir de quel côté il y a le plus d’imagination. Cependant je veux faire connaître dès ce moment par un exemple, le genre de poésie que je crois trouver dans les apocryphes.

Dans tous les poèmes épiques connus, il y a une descente aux enfers ; c’est un des épisodes obligés de l’épopée. Ce n’est point par fantaisie qu’Homère a fait évoquer les ombres par Ulysse ; ce n’est point par routine que Virgile, après Homère, a fait descendre Enée aux enfers. Comme il est de la nature de l’épopée de chanter les choses surnaturelles et les choses humaines, et de contenir, pour ainsi dire, dans son sein le ciel et la terre, les poètes épiques, pour pénétrer les mystères qui sont au-delà de cette terre, ont conduit leurs héros dans les demeures souterraines. C’est là qu’ils ont été chercher la révélation des énigmes de cette vie. Les livres apocryphes ont aussi leur descente aux enfers ; c’est la descente de Jésus-Christ dans les limbes, après sa mort sur la croix, quand il vient délivrer les justes de l’ancienne loi : grande et belle scène que les peintres ont souvent représentée et que Klopstock a chantée.

Avant de citer cette descente du Christ aux enfers, que je tire de l’Évangile de Nicodème, je veux chercher dans Homère et dans Virgile de quelle manière ces deux grands poètes ont préparé et amené la descente de leurs héros aux sombres demeures. Une pareille scène, en effet, a besoin d’être préparée, et jamais poète épique ne s’est avisé de transporter tout d’un coup et sans préparation ses héros dans l’affreux royaume des ombres. Il faut que l’imagination du lecteur s’accoutume peu à peu aux sombres et mystérieuses idées qui conviennent à une pareille scène ; il y a là une transition à ménager ; aucun poète n’a manqué à cette règle oratoire. Voyez Homère dans son Odyssée. Ulysse veut évoquer l’ombre de Tirésias, il veut lui demander de lui révéler quelles sont les aventures auxquelles il est encore réservé. C’est aux portes des enfers qu’il doit rencontrer l’ombre du devin. La porte des enfers est placée dans le pays des Cimmériens, « peuple qui vit enveloppé d’une profonde nuit, et que jamais le soleil n’a illuminé de ses rayons, ni quand il monte au sommet des cieux, ni quand il descend sous la terre ; une nuit profonde s’étend sur ces mortels épouvantés ; C’est là que nous dirigeâmes notre course. » Bientôt les sacrifices funéraires s’accomplissent, et le sang des agneaux noirs coule sous la main d’Ulysse ; « alors, attirées par le sang, les ombres des morts arrivent en foule, femmes, filles, jeunes gens, vieillards long-temps éprouvés dans la vie, vierges qui pleurent les amours qu’elles n’ont point eu le temps de goûter, guerriers encore pleins de blessures des combats et encore couverts de leurs armes ; ils viennent tous s’entasser, avec des cris confus, autour de la fosse pleine du sang des agneaux. La pâleur de l’effroi me saisit à cette vue, dit Ulysse. »

Voilà dans Homère ce que j’appellerais volontiers le prologue du récit des enfers, prologue triste et sombre, qui prépare l’imagination dit lecteur aux évocations que va faire Ulysse et aux lamentations des ombres qu’il doit interroger. — Dans Virgile, même art pour produire une sorte de terreur mystérieuse. Avant de faire entrer Énée dans les enfers, le poète invoque les dieux souterrains :

Vos quibus imperium est animarum, umbraeque silentes,
Et Chaos et Phlegeton, loca nocte silentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro
Pandere res alta terra et caligine mersas.

Cette permission demandée aux dieux des ombres de révéler les mystères de leur empire jette dans l’ame une sorte d’effroi qui la prépare à la vue des prodiges de l’enfer.

Dans les apocryphes, la descente aux enfers est préparée avec moins d’habileté oratoire ; le prologue est plus simple, il a quelque chose de plus vrai ; rien n’y sent l’artifice du poète. Le sépulcre de Jésus-Christ a été trouvé vide ; les prêtre et les scribes, assemblés chez Pilate, s’inquiètent de cette circonstance ; ne sont-ce pas les soldats préposés à la garde du sépulcre qui se sont laissé corrompre par les disciples et qui leur ont laissé enlever le corps de leur maître ? Pendant qu’ils délibèrent, Joseph d’Arimathie vient leur annoncer que deux hommes, depuis long-temps morts, les fils du grand-prêtre Siméon, mort lui-même depuis bien long-temps, Carinus et Leucius, ont été rencontrés dans Jérusalem avec plusieurs saints et plusieurs patriarches ressuscités comme eux, nouveau miracle qui ajoute à la terreur des prêtes. « Carinus et Leucius, continue Joseph, sont maintenant dans la ville d’Arimathie Faites-les venir, si vous voulez, et demandez-leur, en les adjurant d’être sincères, ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont entendu. » Les prêtres suivent le conseil de Joseph : ils font venir Leucius et Carinus, qui entrent dans la synagogue, et alors, fermant les portes du temple, Anna et Caïphe prennent le livre de la loi du Seigneur, le mettent entre les mains des deux ressuscités, et les adjurent, par le nom tout-puissant d’Adonaï, par le nom du Dieu d’Israël, de leur dire comment ils sont ressuscités du milieu des morts. En entendant cette solennelle adjuration, Carinus et Leucius, jusque-là restés muets, poussèrent un profond soupir, levèrent les yeux au ciel, firent le signe de la croix, puis demandèrent qu’on leur donnât de quoi écrire ce qu’ils avaient vu et entendu. Et alors, s’asseyant chacun à une table, ils écrivirent ce qui suit, et, quand les prêtres comparèrent les deux récits, ils virent avec admiration qu’il n’y avait pas un mot de plus ni un mot de moins dans l’un que dans l’autre. »

Il n’y a là ni ombres évoquées par le sang des sacrifices, ni invocation aux puissances infernales ; mais comme cette simplicité prépare l’esprit à recevoir le récit avec confiance ! Ce n’est point la solennité d’un poème, c’est la gravité d’un procès-verbal ou d’un témoignage. L’auteur ne cherche point à plaire ou à émouvoir, il veut être cru. Voyons le récit de Leucius et de Carinus.

« Nous étions avec tous nos pères placés au fond de l’abîme, dans l’obscurité des ténèbres, quand tout à coup brilla à nos yeux, au milieu de cette nuit profonde, comme un rayon du soleil, et une lumière de pourpre se répandit sur nous. Alors l’antique patriarche du genre humain, Adam, avec tous les patriarches et les prophètes, tressaillit et s’écria : « Voilà la clarté qui vient de l’éternelle lumière. » Isaïe s’écria aussi et dit : « Cette lumière est celle du père et celle aussi du fils que j’ai prédit quand j’étais sur la terre des vivans. » Alors Siméon notre père, rempli de joie : « Glorifiez, dit-il, le fils de Dieu, ce Jésus que j’ai reçu enfant entre mes bras dans le temple du Seigneur ; glorifiez le salut préparé au monde. » À ces paroles, la foule des saints se sentit pénétrée d’une grande joie. Arriva un homme vêtu comme un anachorète du désert. « Qui es-tu ? lui demandons-nous. — Je suis, répondit-il, Jean, la voix du Très-Haut, le prophète qui doit marcher devant la face du Sauveur, afin de préparer ses voies. Le fils de Dieu va bientôt entrer au milieu de nous qui sommes assis dans les ténèbres de la mort. » En entendant ces paroles, Adam, le premier des patriarches, dit à son fils Seth : « Raconte à tes fils, aux patriarches et aux prophètes, tout ce que tu as entendu de l’archange saint Michel, lorsque je t’ai envoyé aux portes du paradis pour demander à Dieu un ange qui te donnât de l’huile de l’arbre de miséricorde, afin d’oindre mon corps, lorsque je serais malade. » Et Seth, s’approchant, raconta aux patriarches et aux prophètes : « J’étais à la porte du paradis, priant le Seigneur, quand l’ange de Dieu, Michel, m’apparut : — Je suis envoyé vers toi par le Seigneur, me dit-il, car c’est moi qui suis chargé de veiller sur l’humanité. Cesse de prier et de pleurer pour avoir l’huile de l’arbre de miséricorde, car tu ne pourras en obtenir que dans les derniers des jours et après l’accomplissement de cinq mille cinq cents années. Alors viendra sur la terre le bien-aimé fils de Dieu, qui sera lui-même baptisé dans le Jourdain, et il oindra de l’huile de miséricorde tous ceux qui croiront en son nom[8]. — À ces paroles de Seth, tous les patriarches et prophètes s’émurent d’une joie nouvelle en s’écriant : « Les temps sont accomplis ! »

Je ne m’étonne pas que la peinture italienne ait souvent reproduit cette scène. Cette lueur qui se lève sur les tombeaux des patriarches, ces personnages de l’Ancien Testament avec leur figure et leurs attributs traditionnels, remplis tous d’une pieuse attente, quel tableau ! et en même temps quelle admirable invention épique ! Comme tous les temps se trouvent réunis et personnifiés dans ce moment suprême ! Chaque patriarche a son caractère : Adam, l’auteur de la chute, qui voit luire enfin le jour si long-temps attendit de la rédemption ; Seth, le premier des élus de Dieu sur la terre, et qui raconte comment il s’entretenait avec les anges ; le prophète, qui s’applaudit de n’avoir pas espéré en vain ; le précurseur, qui marche toujours devant Jésus dans les enfers comme sur la terre ; le vieux Siméon enfin, qui reconnaît dans son libérateur l’enfant qu’il a reçu dans le temple ; tant de prophéties, tant d’espérances qui vont se vérifier, et surtout l’accomplissement des temps, ce grave et terrible mystère qui a pour dénoûment le salut de l’humanité, tout est grand et beau, sublime et touchant. On se sent à la fois ému et élevé en voyant la piété et la reconnaissance de tous les patriarches. Dans cette scène, Dieu et l’homme se rencontrent sans que Dieu y efface l’homme ; c’est là vraiment le caractère de la poésie épique.

Pendant que les saints se réjouissaient ainsi, Satan dit à l’enfer : « Prépare-toi à recevoir ce Jésus qui se glorifie d’être le fils de Dieu, et qui est un homme craignant la morts, car je lui ai entendu dire : Mon ame est triste jusqu’à la mort. » L’enfer, répondant à Satan son prince, lui dit : « Si c’est un homme craignant la mort, comment a-t-il pu être si puissant ? car il n’y a pas de puissance sur la terre qui ne soit soumise à mon pouvoir et au tien. Prends garde : quand il dit qu’il craint la mort, il veut te tromper, afin de te saisir de sa main puissante, et alors malheur à toi dans les siècles des siècles ! » Satan, prince du Tartare, répondant à l’enfer : « ’Pourquoi as-tu peur, dit-il, de recevoir ce Jésus, mon ennemi et le tien ? Je l’ai tenté, j’ai excité contre lui les Juifs, mon ancien peuple ; j’ai aiguisé la lame qui l’a frappé ; je lui au fait boire du fiel et du vinaigre, j’ai préparé le bois qui l’a crucifié et les clous qui l’y ont attaché ; sa mort est proche, et je vais te l’amener pour être ton esclave et le mien. » L’enfer répondant à son Prince : « Ne m’as-tu pas dit qu’il m’avait arraché plusieurs morts ? N’est-ce pas lui qui m’a ôté Lazare, déjà enterré depuis quatre jours et déjà près de la putréfaction ? N’est-ce pas lui qui l’a ranimé d’un mot de sa bouche ? — Oui, dit Satan, c’est lui. » Et alors l’enfer s’écria : Je t’en conjure, ne me l’amène pas, car, je m’en souviens, quand j’ai entendu sa parole, j’ai été frappé d’épouvante. Je sais maintenant quel est ce Jésus, et, si tu l’amènes ici, il délivrera tous les morts qui sont enchaînés dans mes cachots, et les emmènera avec lui au paradis. » Pendant que Satan et l’enfer se parlaient ainsi, une voix de tonnera se fit entendre : « Ouvrez vos portes, ouvrez-vous, portes de l’éternité, voici le roi de gloire ! » Et l’enfer, parlant à son prince, s’écria : « Va donc et, si tu es un si puissant guerrier, va combattre le roi de gloire ! » Satan sortit, et l’enfer dit à ses démons : « Fermez les portes, affermissez-les à laide de verroux de fer ; raidissez-vous pour les soutenir, car, sans cela, malheur à nous, nous allons être vaincus ! » La voix retentit de nouveau : « Ouvrez vos portes ! » Et à ces mots les portes d’airain furent brisées, et, sous la forme d’un homme, le maître de majesté et le roi de gloire entra, illuminant d’une invincible lumière les ténèbres de l’enfer, et les fers qui enchaînaient les morts tombèrent tout d’un coup, et nous fûmes délivrés. » Et le roi de gloire, saisissant Satan, le remit à ses anges en leur disant : « Enchaînez avec des liens de fer ses mains, ses pieds, son cou et sa bouche. » Puis, le livrant à l’enfer ; dont il était prince autrefois : « Prends-le, dit-il, et garde-le enchaîné jusqu’au jour de ma seconde apparition. » L’enfer saisit Satan « Eh bien ! prince de perdition, tu t’applaudissais d’avoir crucifié Jésus, et son supplice a tourné contre nous. Tu sais quels éternels et infinis tourmens tu vas souffrir, aujourd’hui que tu es tombé en ma puissance ! »

C’est ainsi que l’enfer parlait à son prince, et Jésus, prenant Adam par la main, sortit des enfers. Tous les saints et tous les patriarches suivaient Adam, et, pendant que ce cortége montait vers le ciel, il chantait en chœur : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur : alléluia ! Gloire aux saints dans le cieux ! À leur entrée, deux vieillards vinrent à leur rencontre. « Qui êtes-vous, dirent les saints, vous qui n’étiez pas dans les enfers avec nous ? vous qui avez des corps et qui êtes placés dans le paradis ? » Et l’un d’eux répondit : « Je suis Enoch qu’une, parole du Seigneur a transporté ici, et celui qui est avec moi est Élie, qui s’est envolé vers le ciel dans un char de feu. »

Ainsi parlaient Énoch et Élie avec les élus, lorsque se présenta à leurs yeux un homme, le visage triste et abattu, portant une croix sur ses épaules, et les élus, le voyant, lui dirent : « Qui es-tu, toi qui as le visage d’un larron et qui portes une croix sur tes épaules ? ». Et l’homme répondit : « Oui, j’étais, comme vous le dites, un larron et un voleur sur la terre, et c’est pour cela que les Juifs me crucifièrent avec notre Seigneur Jésus-Christ. Étant sur la croix et voyant les prodiges qui s’accomplissaient[9], je crus en lui et je lui dis : Seigneur, ne m’oubliez pas au jour de votre règne. Et Jésus, répondant, me dit : — En vérité, tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis. Prends donc ma croix, et porte-la en paradis, et si l’ange qui en garde la porte veut t’empêcher d’entrer, dis-lui : C’est Jésus le crucifié qui m’a envoyé. — Je l’ai dit à l’ange du paradis, qui alors m’a place à droite de la porte, en me disant : — Attends un peu. Bientôt Adam va entrer avec tous les élus délivrés par le Christ aux enfers. — Et voilà pourquoi je suis venu à votre rencontre. — Et alors les élus s’écrièrent tous d’une voix : — Grand est le Seigneur notre Dieu, et grande est sa force et sa miséricorde ! »

Je ne veux faire qu’une réflexion sur ce récit. Je ne compare pas avec la descente de Jésus aux enfers la scène de l’évocation des morts dans l’Odyssée, ou la prédiction de la grandeur d’Octave qu’Anchise fait à Enée. Ici, il ne s’agit ni d’un héros, ni d’un empereur, ni même d’un peuple ; il s’agit du genre humain tout entier et d’un dieu libérateur. Je ne veux comparer que la forme des récits, je laisse le fond. Certes, quand Enée paraît au bord de l’Achéron, quand Caron aperçoit ce vivant qui a pénétré jusqu’aux sombres rivages, sa colère et son effroi sont peints avec vivacité. « Qui es-tu, dit-il, toi qui t’avances couvert de tes armes jusqu’aux bords de ce fleuve ? Ne va pas plus avant ; c’est ici l’empire des morts : il m’est défendu de passer les vivans dans ma barque, et je me repens encore d’avoir transporté autrefois Hercule, Thésée, Pirithoûs, quoiqu’ils fussent fils de dieux et invaincus sur la terre[10]. » Mais qu’est-ce que l’épouvante et la colère du vieux nautonnier du Styx auprès de ce tumulte de l’enfer, quand Jésus s’approche de ses portes, auprès de ces reproches que l’enfer adresse à Satan et de ces insultes dont il aime à outrager son roi, quand il le voit enchaîné ? Les apocryphes ont au-dessus de Milton le mérite de n’avoir pas fait de l’enfer une empire calme et paisible, où tout le monde obéit à l’autorité de Satan : l’idée d’ordre n’est pas compatible avec l’enfer, et les apocryphes ont été à la fois plus vrais et plus poétiques, en faisant de l’enfer le séjour perpétuel de l’anarchie et de la révolte.

J’ai comparé la manière dont Homère et Virgile conduisaient leurs héros en enfer : je dois dire un mot de la manière dont ils les font sortir ; car, dans le récit des choses surnaturelles, il est aussi difficile de finir que de commencer. Homère ne met guère d’habileté dans le denoûment de son récit : « Les ombres, dit Ulysse, s’avançaient en foule et se pressaient pour boire le sang avec un murmure confus et épouvantable. La frayeur s’empara de moi ; je craignis que, parmi tous ces fantômes, Proserpine ne lit paraître enfin devant mes yeux l’effroyable visage de Méduse, et je m’enfuis précipitamment vers mes vaisseaux. »

Virgile fini et son récit par un trait d’esprit, et ce trait d’esprit, qui sent le poète de la cour d’Auguste et le successeur de Lucrèce, ce trait d’esprit détruit l’illusion que sa poésie nous avait faite. « Il y a, dit-il, deux portes du sommeil[11] … » J’entends : deux portes du sommeil et non de l’enfer. Ce n’est donc point aux enfers que nous sommes descendus avec Énée ? ce n’est donc point la sibylle qui nous y a conduits ? Nous avons rêvé, voilà tout ; mais encore le rêve que nous avons fait a-t-il quelque chose de vrai ? Virgile ne nous laisse pas même cette dernière illusion : la cour d’Auguste ne croyait pas plus aux rêves qu’aux enfers,. « Il y a deux portes du sommeil : l’une faite de corne, et c’est par là que sortent les vrais fantômes ; l’autre faite d’ivoire, et c’est par là que sortent les songes mensongers ; c’est par cette porte qu’Anchise fit sortir son fils et la sibylle. »

Les apocryphes finissent autrement leur récit. Leucius et Carinus écrivirent encore quelques mots : « Voilà, disaient-ils, les divins et sacrés mystères que nous avons vus et entendus, moi Carinus et moi Leucius ; mais il ne nous est pas permis de révéler les autres merveilles des cieux. » Et à ces mots ils finirent d’écrire ; puis, se transfigurant tout à coup aux yeux de l’assemblée étonnée, ils disparurent dans une grande et lointaine lumière.


III

Nous avons vu comment les poètes érudits du Ve siècle traitaient l’épopée chrétienne, et comment les apocryphes créaient cette épopée sans le savoir, ayant le fond, mais négligeant la forme ; voyons maintenant comment le moyen-âge, se servant à la fois de la langue des savans et des légendes populaires, moitié érudit et moitié crédule, essayait aussi de faire cette épopée chrétienne, à laquelle tous les siècles ont, travaillé.

Les deux poèmes dont je m’occuperai particulièrement sont : l’un, la Nativité de la sainte Vierge et la Naissance du Christ par Roswitha ; l’autre, le poème fait par le chancelier de l’université de Paris, Gerson, en l’honneur de saint Joseph, et intitulé Josephina.

Roswitha est un personnage curieux, de l’histoire de la littérature au moyen-âge. Elle vivait au Xe siècle, et dans le couvent d’Allemagne où elle s’était renfermée, car c’était une religieuse, elle faisait des poèmes et des comédies en latin. Il y a d’elle six comédies dont le style a l’intention d’imiter celui de Térence, et qui ont pour sujet des légendes et des vies de saints[12]. Le poème de la Nativité de la sainte Vierge n’est que la traduction en vers léonins de l’Evangile apocryphe de saint Jacques Mineur. Le style du moyen-âge, dans Roswitha et dans quelques-uns des poètes de cette époque, mérite d’être étudié avec quelque soin. Ce n’est plus l’ancienne langue latine, telle que nous la connaissons dans les auteurs du siècle d’Auguste, ce n’est plus même la phrase des poètes du Ve siècle, c’est quelque chose de tout nouveau. Les mots seuls sont latins, la langue est moderne. Il y a en effet dans les langues deux choses qu’il importe de distinguer, la phrase et les mots, la syntaxe et le dictionnaire. La phrase est quelque chose qui a son génie et son caractère à part, quels que soient les mots. Ainsi je dirais volontiers qu’entre la phrase grecque et la phrase latine il y a plus d’analogie, malgré les différences des mots, qu’entre la phrase latine du siècle d’Auguste et la phrase latine du moyen-âge. La phrase relève directement du génie du peuple ; elle l’exprime par sa forme bien plus que par ses mots, et, tant que dure la vie de la phrase, c’est en vain que les auteurs cherchent à exprimer des idées nouvelles. C’est là ce qui a perdu les poètes du Ve siècle ; la forme antique e la phrase y altère la nouveauté des idées. Au moyen-âge, il n’en était plus ainsi. La phrase antique avait péri comme l’ancienne société, les mots seuls restaient debout, et les Barbares, s’emparant de ces mots comme ils s’emparaient du sol romain, asservirent la langue latine à leur génie. Ils en disposèrent avec une liberté singulière, et de même qu’ils ont bâti, avec les débris des monumens romains, des édifices qui, sans avoir la majesté et l’élégance de l’antique architecture, ne manquent cependant pas de hardiesse et de force, de même le style du moyen-âge, tout bizarre qu’il est, formé de vieux mots et d’idées nouvelles, ne manque pas de force et d’énergie. Il est curieux de voir comment, sans s’inquiéter du sens que les mots avaient autrefois dans la phrase de Cicéron et de Virgile, le génie des peuples modernes prend ces mots et les place comme il l’entend dans une phrase qui n’est plus latine qu’en apparence. Si vous ne vous arrêtez qu’au dehors, le style est grossier ; point d’élégance, point d’harmonie ; la syntaxe barbare brise, pour ainsi dire, les formes gracieuses de la phrase latine. Cependant, en dépit de toutes ses rudesses, cette langue est énergique ; elle dit ce qu’elle veut dire, elle exprime sa pensée avec effort, mais avec force. Il faut, dans les auteurs du moyen-âge, ne lire, pour ainsi dire, que les pensées ; il faut oublier les mots.

Tel est le genre d’intérêt que je trouve, même dans les vers de Roswitha. J’aime mieux cette poésie où tout est neuf, quoique rude et dur, je l’aime mieux que la poésie érudite et fanée de Sedulius et d’Ausone. Donnons une idée rapide du poème de Roswitha en le comparant avec l’Évangile apocryphe qu’elle a traduit.

Joachim avait épousé Anne, mais il n’avait point d’enfans. Un jour qu’il venait sacrifier dans le temple, il fut repoussé par les prêtres : « Il ne t’est point permis, lui dit le prêtre, de toucher l’encens sacré ni de sacrifier au Seigneur, car il t’a rejeté du milieu, du peuple, puisqu’il t’a refusé la joie d’avoir des enfans[13]. » Dans l’Evangile de saint Jacques Mineur, cette idée est exprimée plus vivement que dans Roswitha. Écrit sans doute par quelque Juif converti, cet Evangile respire ce goût et cet amour de la famille, ce culte de la paternité qui était un des sentimens et une des institutions du peuple juif. La religieuse de Gandesheim n’a pas pu exprimer ce sentiment avec la même vivacité. « C’était le jour, dit l’Évangile apocryphe, où les fils d’Israël venaient offrir leurs présens au Seigneur ; Joachim allait entrer dans le temple, quand Ruben se mettant devant lui : « Il ne t’est pas permis, dit-il, d’offrir ton présent au Seigneur, car tu n’as pas d’enfans dans Israël. » Joachim fut vivement affligé, et, s’approchant des tableaux qui contenaient la généalogie des douze tribus, il dit en lui-même : « Je verrai si je suis le seul dans Israël à qui Dieu n’a pas donné d’enfans ; » et regardant les généalogies, il vit que tous les justes avaient eu des enfans, et il se souvint du patriarche Abraham, à qui Dieu, même dans ses derniers jours, avait donné son fils Isaac. Alors affligé, Joachim se retira dans le désert, et là, dressant sa tente, il jeûna pendant quarante jours et quarante nuits. Cependant sa femme pleurait son absence elle pleurait aussi sa stérilité. Un jour qu’elle était dans son jardin, assise sous un laurier, « elle leva les yeux, dit Roswitha, et vit sur le laurier des oiseaux, qui, avec un doux murmure, voltigeaient autour de leurs petits à peine éclos[14]. » Roswitha développe peu cette scène ; c’est à peine si elle ose s’arrêter sur les sentimens que la vue de ce nid d’oiseaux inspire à Anne. L’Évangile apocryphe a moins de scrupules et plus d’éloquence. « Hélas ! disait Anne, à qui puis-je me comparer sur la terre ? Les filles d’Israël me raillent et m’ont chassée du temple du Seigneur. Puis-je me comparer aux oiseaux du ciel ? Mais les oiseaux du ciel sont féconds devant le Seigneur. À qui me comparer ? Aux animaux de la terre ? Mais les animaux de la terre sont féconds aussi devant le Seigneur. À qui suis-je semblable ? Suis-je semblable aux eaux ? Mais les eaux elles-mêmes sont fécondes devant le Seigneur : les eaux orageuses de la mer et les eaux paisibles des rivières regorgent de poissons qui te louent, ô Seigneur ! À qui donc suis-je semblable ? Je ne plus pas me comparer à la terre, car la terre elle-même porte ses fruits dans sa saison et te loue par sa fertilité. »

Pendant qu’Anne pleurait ainsi, un ange apparut à Joachim dans le désert, et lui prédit qu’il aurait un enfant, une fille, « qui n’avait point eu de pareille dans le temps passé, et qui n’en aurait point dans le temps futur[15]. » Joachim, consolé par cette promesse, « Si ton serviteur, dit-il à l’ange, a trouvé grace devant toi, daigne te reposer un instant sous ma tente et goûter la nourriture que je t’ai préparée[16]. » La réponse de l’ange indique déjà une civilisation moins naïve et une intelligence plus raisonneuse : « Je n’ai pas besoin, dit-il, des nourritures des hommes, moi que repaît sans cesse la présence du Dieu tout-puissant[17]. » Au temps d’Abraham, les anges acceptaient l’hospitalité des patriarches. Et à peine l’ange eut-il ainsi parlé, à peine Joachim eut-il achevé de faire le sacrifice qu’il lui ordonnait d’offrir au Seigneur, que l’ange s’envola vers les cieux dans la fumée même du sacrifice[18], trait gracieux et poétique ajouté par Roswitha au récit de l’Évangile apocryphe.

La prédiction de l’ange fut bientôt accomplie, et Aime enfanta une fille : ce fut la mère du Sauveur. La joie d’Anne, en se voyant mère, fut aussi grande que sa tristesse aux jours de sa stérilité. « Dieu, s’écriait-elle, m’a visitée et a retiré loin de moi les reproches de mes ennemies. Il m’a donné un enfant, œuvre de sa justice. Qui annoncera aux fils de Ruben qu’Anne est mère et allaite sa fille ? Écoutez, ô femmes des douze tribus d’Israël : Anne est mère et allaite sa fille. » Voilà des sentimens de joie maternelle que la religieuse de Gandesheim n’a pas traduits. Cette omission indique une des différences entre la religion juive et la religion chrétienne : l’une qui célébrait le mariage et maudissait la stérilité, l’autre qui tolère et sanctifie le mariage, mais qui célèbre surtout la virginité.

Ces récits, qui ont passé des apocryphes dans la littérature du moyen-âge, ces traditions sur la naissance miraculeuse de la Vierge, ont contribué à la doctrine de l’immaculée conception, qui, au moyen-âge, a si vivement agité les esprits. La naissance de la Vierge est devenue presque aussi divine que celle de Jésus-Christ, et l’idée de pureté virginale contenue dans l’incarnation a paru remonter ainsi de la Vierge à sa mère ; c’est à peine si, dans les docteurs du moyen-âge, cette idée s’arrête à la mère de la Vierge.

Dans le poème de Gerson intitulé Josephina, nous retrouvons quelques-uns des traits caractéristiques de la poésie de Roswitha, quoiqu’ils soient déjà altérés par la marche du temps. La foi est moins simple ; elle est plus savante, plus subtile, plus raisonneuse ; elle se sent du règle de la scolastique. Il y a aussi plus d’allégorie, et une allégorie plus profonde et plus curieuse. Gerson paraphrase les miracles qu’il trouve dans les apocryphes plutôt qu’il ne les raconte. L’éloquence et l’allégorie cachent le récit et le gâtent. Citons-en quelques exemples.

Dans l’Évangile apocryphe de saint Jacques Mineur, saint Joseph, la Vierge et l’enfant, pendant leur voyage en Égypte, rencontrent deux larrons qui veulent les dépouiller ; mais l’un d’eux, ému de pitié, dit à son compagnon : « Je te prie de les laisser aller. » Dummacus (c’est le nom de l’un des larrons) résiste à la prière de Titus (c’est le nom de l’autre), et Titus insistant, « prends, dit-il à son compagnon, prends ces 40 drachmes et ma ceinture, et laisse-les passer. » La vierge Marie remerciant ce larron, Jésus dit à sa mère : « Dans trente ans, ô ma mère, quand les Juifs me crucifieront à Jérusalem, ces deux larrons seront attachés avec moi, Titus à ma droite, et Dummacus à ma gauche, et Titus, converti, entrera avec moi dans le paradis. » Ce récit naïf montre comment, dès les apocryphes, les différentes scènes de la vie de Jésus-Christ, depuis son enfance jusqu’à sa mort, essayaient, pour ainsi dire, de se grouper et de se combiner, pour faire une épopée régulière, dans laquelle tous les personnages auraient le même rôle et le même caractère, depuis le commencement jusqu’à la fin[19].

Plus loin, ce sont d’autres dangers que rencontrent les voyageurs : ici, des dragons qui sortent d’une caverne ; mais Jésus, descendant des bras de sa mère se tint debout devant les dragons, qui l’adorèrent et rentrèrent dans la cavernes là, des lions et des tigres qui viennent l’adorer et qui l’accompagnent dans le désert, précédant Joseph et Marie, leur montrant la route, et inclinant leur tête devant Jésus. Ailleurs Marie, fatiguée par l’ardeur du soleil au milieu du désert, apercevant enfin un arbre, dit à Joseph : « Reposons-nous un peu sous son ombre. » Joseph la conduisit vers l’arbre qui était un palmier, la fit descendre de l’âne, et Marie, s’étant assise, regarda à la cime du palmier, et, le voyant chargé de fruits, dit à Joseph : « Je désirerais avoir quelques-uns des fruits de ce palmier, si cela est possible. » Joseph lui répondit : « Comment pourrais-je avoir ces fruits ? l’arbre est trop élevé ; mais ce qui m’inquiète surtout, c’est que bientôt nous allons manquer d’eau, car il n’y en a presque plus dans nos outres. » Alors l’enfant Jésus, tournant ses yeux sur sa mère, dit au palmier : « Abaisse tes branches et donne de tes fruits à ma mère. » À cette voix, le palmier abaissa ses branches jusqu’aux pieds de Marie, et laissa cueillir ses fruits, et quand ils furent cueillis, l’arbre, toujours abaissé, attendait l’ordre de celui qui lui avait commandé. Jésus lui dit alors : « Palmier, relève-toi et réjouis-toi de ta destinée, car tu seras un des arbres qui seront plantés dans le paradis de mon père. »

Roswitha traduit purement et simplement ces miracles ; mais Gerson, chancelier de la docte université de Paris, n’ose pas reproduire ces traits naïfs de la légende ; il se contente d’y faire une allusion oratoire : « Oh ! combien de fois, dit-il, les voleurs, combien de fois la soif, la chaleur et le froid, combien de fois la faim a dû tourmenter les pauvres voyageurs,[20] ! » Puis, continuant sa paraphrase et préférant toujours la réflexion au récit, ce qui sent le docteur et le moraliste, et ce qui est le contraire du poète, il montre comment cette fuite en Égypte était égayée et adoucie par le charme de l’enfant Jésus, qui écartait loin d’eux tout ce qu’il y avait de triste et de pénible il montre la créature empressée à servir Jésus, en mémoire des premiers temps du monde, lorsque l’homme était encore le maître tout-puissant des animaux, ceux de la terre et ceux de l’air. « Jésus, dit-il, ne se servait pas toujours de sa puissance ; mais, comme il était protégé par le don de la justice primitive, aucune bête féroce ne pouvait lui nuire[21]. Ce mot métaphysique, la créature, est destiné à remplacer les lions, les tigres, le palmier, et ce souvenir de l’état primitif de l’homme et de sa puissance originelle doit expliquer l’obéissance empressée et miraculeuse que, dans les apocryphes, les animaux du désert témoignent à Jésus.

Ainsi, partout l’allusion à la place du fait, l’explication théologique à la place du récit poétique. Tel est un des caractères du poème de Gerson, né à une époque plus savante et plus raisonneuse que Roswitha ; mais c’est dans ces explications que Gerson me paraît surtout poète parce que c’est là qu’il s’abandonne le plus librement à son génie mystique et contemplatif. Ne cherchez pas le poète épique, c’est-à-dire le conteur ; cherchez l’enthousiaste et le contemplateur. C’est surtout quand la scène qu’il raconte a quelque analogie et quelque rapport secret avec le caractère même de son génie, c’est surtout alors qu’il est poète. Ainsi, lorsqu’il décrit l’extase qui précède la salutation évangélique, son style, malgré la rudesse du latin de la scolastique, Son style a une sorte d’éclat voilé, qui répond admirablement à ce qu’il veut peindre « La Vierge entre dans le divin sanctuaire de son cœur. ; elle s’élève au-dessus d’elle-même. Sa pensée monte et plane au-dessus de tous les cieux. Alors tout ce qui est créé fait silence, alors l’esprit s’épanouit au sein d’une obscurité lumineuse, sans qu’aucune image précise vienne troubler cet ineffable repos, où l’intelligence, agissant en Dieu, converse silencieusement avec ses propres pensées : paix profonde au-dessus de tout sentiment humain, et où ne s’entend plus que la douce haleine de la vie, image encore de Dieu.[22]. »

À côté des sentimens mystiques du Josephina, ce qui domine dans ce poème, c’est l’allégorie ; mais ici, l’allégorie a un caractère particulier. Les pères de l’église et le moyen-âge avaient allégorisé toute l’histoire des Juifs. À côté du sens littéral, ils ont mis partout un sens mystique, et, dans leurs idées, les faits sont à la fois des réalités et des figures. Ce goût d’allégorie, qui se prolonge à travers tout le moyen-âge, avait été souvent poussé bien loin. Ainsi, dans un poème de Pierre de Riga, intitulé Aurora, qui n’est autre chose que la Bible mise en vers latins et commenté à l’aide des allégories reçues dans l’église, se trouvent ces vers singuliers sur les grappes de raisin rapportées de la terre promise par les messagers que Josué y avait envoyés. Ces grappes monstrueuses étaient, comme on sait, portées à l’aide d’une longue perche soutenue par deux hommes, et le poète dit : « La grappe est suspendue au bois, et le Christ à la croix. De l’une coule le vin, et de l’autre le salut des hommes. Deux hommes portent cette grappe, un gentil et un Juif : le Juif le premier, le gentil le second ; l’un aveugle, l’autre clairvoyant. Le Juif, qui marche le premier, le dos courbé, est aveugle : il ne voit point le Christ, et refuse d’y croire ; mais les gentils, qui marchent les seconds, ont l’œil de la foi tourné sur le Christ[23]. »

À Dieu ne plaise que les allégories de Gerson aient ce caractère de bizarrerie et de subtilité ! Dans Gerson, l’allégorie a toujours un but moral ; on sent l’auteur de l’Imitation. Ainsi, quand il représente le Christ dans la crèche et les bergers qui viennent déposer à ses pieds leurs modestes présens : « Ne vous y trompez pas, dit-il, chaque jour le Christ peut naître dans notre ame, si elle est vierge et pure. Peu importe que vous soyez pauvre et petit, il ne faut à la pensée divine ni luxe ni éclat ; la paille de la crèche et les présens des bergers suffisaient à Jésus-Christ, et, lorsqu’il renaît dans notre ame, il n’a besoin aussi autour de lui que de simplicité et d’amour[24]. »

Parfois l’allégorie de Gerson a à la fois un sens moral et un sens métaphysique ; il tire du sujet une leçon de vertu et une leçon de psychologie. Quand il raconte la circoncision de Jésus-Christ, « il faut ainsi, dit-il, circoncire chaque jour notre cœur, c’est-à-dire, retrancher les mauvaises passions et toutes les souillures du monde, car le cœur de l’homme est bon et, pour le ramener à sa bonté primitive, il ne faut, pour ainsi dire, que le réduire à lui-même en coupant tout ce qui vient du dehors. » Et là-dessus vient ce que j’appelle une leçon de psychologie, l’exemple du statuaire qui, lorsqu’il fait une statue avec un bloc de bois, n’ajoute rien à la matière, mais s’occupe seulement de retrancher les parties inutiles, jusqu’à ce qu’enfin sorte du bois l’image qu’il avait conçue. Il en est de même pour l’idée de la vertu ; elle réside au fond de notre cœur ; il s’agit seulement de la faire paraître, et, pour cela, de retrancher tout ce qui la cachait[25]. Exemple ingénieux et fécond. Oui, toutes les grandes idées et tous sentimens sont au fond de notre cœur, comme il y a au fond de tous les marbres des statues cachées. Que faut-il pour faire sortir la statue de sa prison ? Tailler le marbre qui la couvre, pénétrer, pour ainsi dire, jusqu’à elle, et rompre l’enchantement qui la tenait captive. Faites de même pour vos sentimens. Ce qui les couvre, ce qui les cache, ce sont vos passions grossières et ardentes. Taillez, coupez donc hardiment dans cette enveloppe épaisse, ouvrez cette écorce impure et délivrez ainsi vos bons sentimens des entraves qui les gênaient. Non-seulement le procédé est de mise dans l’art de bien vivre, il l’est aussi dans l’art de bien dire. Il n’y a pas un grand sentiment qui n’ait son expression aussi grande et aussi belle que lui-même. Il n’y a pas d’idée qui n’ait sa forme ; mais le malheur, c’est qu’on se contente trop aisément d’une première ébauche, c’est qu’on dégrossit le marbre au lieu de le sculpter. Cherchez au contraire jusqu’à ce que vous ayez rencontré le mot qui représente et qui reproduit l’idée dans toute sa beauté, travaillez jusqu’à ce que cette idée apparaisse dans toute la pureté de sa forme prédestinée, soit dans le marbre, soit sur la toile, soit dans vos vers. Gerson a raison : le beau est au fond de nous ; il ne faut qu’y arriver, et on y arrive, non en ajoutant ce qu’on croit des ornemens et ce qui n’est qu’un embarras on y arrive à condition de retrancher et de circoncire, pour ainsi dire, tout ce qui vient du dehors.

Adjicit ipse nihil, fit ibi detractio sola.

Tel est le poème de Gerson. Voilà ce que l’épopée du Christ devient au moyen-âge et au IVe siècle : naïve, crédule et quelque peu barbare dans Roswitha, — mystique, allégorique, pleine de réflexions et de commentaires dans Gerson ; mais, dans Roswitha comme dans Gerson, vivante et féconde encore, si j’ose ainsi parler, pleine d’inspiration et profondément empreinte du caractère du temps et des hommes. On sent que l’épopée chrétienne n’est pas à ce moment un travail purement littéraire et une fantaisie d’imagination : c’est l’œuvre de la foi et de la dévotion ; les poètes qui la font la dédient moins encore aux hommes pour être admirés, qu’à Dieu, pour être sauvés.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Voyez la livraison du 1er  mai 1849.
  2. Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
    Jam nova proganies coelo demittitur alto. (Quatrième églogue.)
  3. Nate, meae vires, mea magna potentia, solus. (Énéide, liv. Ier.)
  4. Talia persiabat memorans fixusque manchat (Énéide, liv. II)
  5. Lettres chosies de saint Jérôme, trad. 1672.
  6. Je traduis, car la phrase est obscure :

    « Ainsi Judas, pour trente pièces d’argent, aveuglé qu’il était par ce peu de richesses, fit un crime tellement grand, que, pour le commettre, c’eût été peu d’obtenir tous les royaumes de la terre, toutes les richesses de l’Océan, et tout ce qu’embrasse l’air sous la voûte des cieux, car tous les biens du monde ne sont rien au prix du sang du Christ. »
  7. « Judas, qui avait trahi Jésus, voyant qu’il était condamné, se repentit et reporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux sénateurs, disant : « J’ai péché en trahissant le sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ? tu y pourvoiras. » Mors, après avoir jeté les pièces d’argent dans le temple, il se retira et s’étrangla. Et les principaux sacrificateurs, ayant pris les pièces d’argent, dirent : « Il n’est pas permis de les mettre dans le trésor, car c’est le prix du sang. » Et ayant délibéré, ils achetèrent le champ d’un potier pour la sépulture des étrangers. C’est pourquoi ce champ-là a été appelé jusqu’à aujourd’hui le champ du sang. » (Saint Matthieu.)
  8. La légende ajoute que Seth obtint des anges gardiens du paradis une branche de l’arbre de vie, et qu’il la planta en terre. Cette branche devint un arbre, dont furent faits ensuite la verge de Moïse, la verge d’Aaron, le bois qui adoucit les eaux de Mara dans le désert, la perche au-dessus de laquelle fut élevé le serpent d’airain, et enfin la croix de Jésus-Christ.
  9. La légende prétend que ce qui détermina le choix du larron qui devait se convertir, ce fut l’ombre du corps de Jésus-Christ, qui, tombant sur l’un d’eux, le pénétra de la grace divine.
  10. Quisquis es, armatus qui nostra ad flumina tendis,
    Fare age, quid venias : jam istinc et comprime gressum.
    Umbrarum hic locus est, Somni, noctisque soporae :
    Corpora viva nefas Stigia vectare carina.
    Nec vero Alciden me sum laetatus euntem
    Accepisse lacu ; nec Thesea, Pirithoumque :
    Diis quanquam geniti atque invicti viribus essent.

  11. Sunt geminae Somni portae : quarurn altera fertur
    Cornea, qua veris facilis datur exitus Umbris :
    Altera, cantdenti perfecta nitens elephanto ;
    Sed falsa ad coelum mittunt insomnia manes.
    His ubi tum natum Anchises unaque Sibyllam
    Prosequitur dictis, portaque emittit eburna. (Éneïde, liv. VI.)

  12. Voyez l’excellente traduction que M. Magnin a donnée des comédies de Roswitha.
  13. <poem<Non licet incensum, dixit tibi, tangere sanctum ; Munera nec Domino praestat dare sacrificando, Te quia despexit sobolis cum dona negavit. (Roswitha.)</poem>
  14. His ita finitis, sublatis cernit ocellis
    In ramis lauri resonantes murmure dulci
    Pullos plumigeris volucres circumdare pennis.

  15. Nec primam similem, nec fertur habere sequentem.

  16. Ad quem, promissis Joachim laetatus in illis,
    Si mihi certa tuo mancat tua gratia servo,
    Ad tempus dignare meo requiescere tecto,
    Et gustare cibum non dedignare paratum.

  17. <

    Nam milii terrenis opus est non vescier escis,
    Quem pascit Domini semper praesentia magni.

  18. Angelus, his votis, ut jussit, rite peractis,
    Altaris fumo sublatus pergit ad astra.
  19. …Servetur ad imum
    Qualis ab incepto processerit… (Horace, Art poétique.)
  20. O quoties latro, quoties sitis, algor et ardor
    Atque fames potuit inopes vexare viantes.

  21.  Imperio quamvis non saepius utitur isto ;
    Bestia nulla ferox nocuit ; nam tutus abunde
    Justitiae dono primaevae…

  22. …Virgo divinius intrat
    Mentis in arcanum, sustollit seque super se,
    Alta super rapitur, coelos super evolat omnes ;
    Cuncta creata silent, fruitur caligine diva ;
    Nullum interturbat tantam phantasma quietem ;
    Excedit mens acta Deo, loquiturque silenter
    Intus…
    …Sensum haec omnem superat pax ;
    Sibilus hic tenuis, Deus un quo cernitur, aurae est


    J’hésite sur le sens de ce dernier vers. J’avais traduit d’abord : « On n’entend plus que le bruissement de l’air où apparaît encore l’image de Dieu. »

  23. In Ligno botrus pendens est, un cruce Christus ;
    Profluit hiuc vinum, profluit inde salus.
    Sunt duo vectores botri, Gentilis, Hebraeus,
    Hic prior, ille sequens ; coecus hic, ille videns ;
    Qui prior et dorsum curvans caecatur Hebraeus,
    Ne videat Christum, credere durus ei ;
    Sed plebs quæ sequitur Gentilis lumine recto,
    Haeret un hunc Christum mente fideque videns.


    Je remarque qu’il y a d’anciens tableaux où le corps de Jésus-Christ est mis sous le pressoir, et les patriarches et les évêques viennent puiser son sang à pleins seaux. Il y a je crois, des vitraux de ce genre-là à Saint-Etienne-du-Mont.

  24. Nascatur nostro puer hic in corde, fidesque
    Sit semen… sufficit illud
    Panninculis tegere, si defuit aurea vestis.


    Il y a un traité de Gerson intitulé : Quomodo puer Jesus in mente devota concipitur, nascitur, balneatur, nutritur, etc., t. III, p. 685.

  25. Il y a un traité de Gerson intitulé : Quomodo puer Jesus in mente devota concipitur, nascitur, balneatur, nutritur, etc., t. III, p. 685.

    Exemplar dignum factor statuae tibi monstrat,
    Ex ligno informi pulchrum qui format agalma.
    Adjicit ipse nihil ; fit ibi detractio sola
    Partis multiplicis ; formosa resultat imago.
    … Sic quod prius intrat
    Accipito, nihil addideris : species latet intra,
    Eradas facito, quidquid perfectio non est.