De l’épopée chrétienne jusqu’à Klopstock/01

DE


L’ÉPOPÉE CHRÉTIENNE


DEPUIS


LES PREMIERS TEMPS JUSQU’A KLOPSTOCK.




PREMIÈRE PARTIE.
DE L’USAGE DU MERVEILLEUX CHRÉTIEN.




I

Il n’y a pas dans l’histoire de plus curieuse rencontre que celle de la civilisation grecque et de la civilisation judaïque, toutes deux également intolérantes, l’une qui traite de barbares tous ceux qui ne la connaissent pas, l’autre qui traite d’infidèles tous ceux que son Dieu ne s’est pas choisis pour peuple et pour élus. La civilisation grecque est conquérante : elle s’approprie les traditions et les souvenirs des peuples étrangers ; elle leur prend leurs dieux et leurs héros, et elle en fait des dieux et des héros de la Grèce ; elle a l’art de se substituer partout aux civilisations qui l’ont précédée, et, grace à cet esprit de conquête et d’usurpation, le monde entier peu à peu devient grec. La civilisation grecque avance ainsi, toujours triomphante, jusque dans un coin de la Syrie, où vivait une petite nation soumise, depuis sa captivité dans Babylone, à tous les maîtres de l’Asie. Arrivée là, la civilisation grecque s’y installe, comme elle a fait partout, sans prévoir d’obstacles. Elle consacre à Pan et aux nymphes l’antre d’où sort le Jourdain ; elle construit un théâtre à Jérusalem, à Tibériade un palais orné de peintures qui, malgré la défense de la loi de Moïse, représentent des figures d’animaux ; elle place à Joppé, au bord de la mer, la délivrance d’Andromède par Persée, un de ces héros d’Orient que la Grèce s’était appropriés ; elle fonde des villes au sein de la Palestine, Scythopolis entre autres, qui ne manque pas de rapporter son origine à Bacchus ; elle fait adopter sa langue par les Juifs : c’est en grec que les apôtres annoncent l’Évangile au monde ; c’est en grec que Philon et Josèphe défendent la loi judaïque. La civilisation grecque semble avoir vaincu là comme ailleurs, et c’est là pourtant qu’elle vient échouer.

La lutte fut vive entre les deux civilisations. La civilisation juive n’a point la force qui attire, mais elle a la force qui repousse ; elle n’est pas faite pour conquérir, mais pour résister. L’esprit grec s’approprie les élémens qui lui sont étrangers ; l’esprit juif rejette obstinément tout ce qui n’est pas juif. L’esprit grec est souple et facile, il est fait pour s’étendre ; l’esprit juif est raide et inflexible. Chez les Juifs, rien ne change la loi ne suit pas les caprices du peuple ; elle est écrite dans le livre que Dieu même a donné à son peuple ; elle est immuable et sacrée ; elle est confiée à la garde d’une tribu, qui elle-même est la tribu sacrée, et qui est séparée de tout le peuple. Les lévites ne prennent de femmes que parmi les filles des lévites[1]. Cette loi, transmise ainsi de générations en générations, contient toute la religion, toute la philosophie, toute la politique et toute l’histoire primitive du peuple juif. Il n’est pas permis d’y rien ajouter, ni d’en rien retrancher. Les enfans l’apprennent dès leurs premières années, en apprenant à lire ; les hommes et les vieillards la lisent et l’étudient sans cesse. « Les autres peuples, dit Josèphe[2], mettent leur gloire à changer de lois et de coutumes ; nous mettons la nôtre à garder inviolablement les institutions de nos pères, et nous mourons avec joie, s’il en est besoin, pour les maintenir. » — « Que la Grèce s’enorgueillisse de ses poètes, de ses orateurs et de leur beau langage, le Juif est fier de posséder la vérité ; il la tient des mains mêmes de Dieu, et c’est là ce qui fait sa force[3]. » Les Juifs cèdent volontiers aux Grecs la gloire littéraire ; mais ils se réservent la vérité, comme les Romains se réservaient la victoire.

Ce qui fait que la civilisation judaïque est la seule en Orient qui ait résisté à la civilisation grecque, c’est que la civilisation judaïque était une religion. C’est là ce qui a soutenu les Juifs dans leurs luttes contre les rois de Syrie. Ils ont continué d’être un peuple, parce qu’ils avaient un Dieu, un temple et un livre sacré. C’est une chose d’autant plus remarquable, qu’après Alexandre, en Orient, il n’y a plus de peuple ; les royaumes de Syrie et d’Égypte ne sont pas des nations, ce sont des réunions d’hommes d’un même climat sous une même loi. Les Juifs seuls sont un peuple, parce qu’ils ont un culte distinct, un gouvernement à part, une poésie née de leur religion et de leur gouvernement, qui ne ressemble pas plus à la poésie grecque que le culte et le gouvernement juifs ne ressemblent aux cultes et aux gouvernemens de la Grèce.

Ce fut surtout la politique qui poussa les rois de Syrie à persécuter la religion des Juifs. Jéhovah n’était pas seulement le dieu des Juifs, il était leur roi, et il empêchait l’unité de l’empire syrien. De là la haine que les rois de Syrie conçurent contre le culte des Juifs ; ils entreprirent de le détruire, non pour gagner à Jupiter des adorateurs, mais pour avoir eux-mêmes des sujets plus soumis.

Ils furent aidés dans leur projet par un parti qui se forma chez les Juifs. Ce parti, qui fut le parti helléniste ou grec, préférait aux institutions et aux mœurs sévères de sa patrie les institutions et les mœurs faciles de la Grèce. Peut-être aussi trouvait-il la Grèce plus savante et plus ingénieuse que la Judée, et cédait-il à la séduction des lettres et des arts que le culte juif semblait proscrire ou consacrer si exclusivement à Dieu, que les jouissances en étaient interdites aux hommes. « En ce temps-là (sous Antiochus Épiphanes, 176 avant Jésus-Christ), dit le livre des Machabées[4], il y eut dans Israël des enfans d’iniquité qui dirent : Allons et faisons alliance avec les nations qui nous environnent, parce que, depuis que nous nous sommes retirés d’avec elles, nous sommes tombés dans beaucoup de maux. » Ainsi, le parti helléniste préférait l’humanité à la patrie, et il abjurait cette haine farouche de l’étranger qui faisait la vertu des Juifs. Selon la sagesse humaine, le parti helléniste avait raison ; car supprimez le mystérieux dessein de Dieu sur le peuple qui doit enfanter le Sauveur, la séparation des Juifs d’avec tous les peuples de la terre est une faute et un malheur. Les hellénistes se mirent donc à vivre selon les coutumes des gentils[5] ; ils établirent à Jérusalem un gymnase où les jeunes gens s’exerçaient aux jeux et aux sciences de la Grèce. Bientôt le roi Antiochus, préoccupé de l’idée d’établir dans son empire l’unité de lois et d’administration (la manie de la régularité administrative est un genre d’intolérance propre à la civilisation), ordonna que chaque peuple abandonnât sa loi particulière, et, pour mieux soumettre les Juifs à cet ordre, il vint lui-même à Jérusalem, entra dans le temple, pénétra dans le lieu saint[6], brisa les ornemens sacrés, et détruisit enfin tous les symboles du culte et de la nation judaïques. Alors beaucoup de Juifs sacrifièrent aux idoles et violèrent le sabbat ; la statue de Jupiter olympien fut placée dans le temple sur l’autel du Très-Haut, et le temple des dix tribus séparées de Juda, qui était bâti sur le mont Garezim, fut appelé du nom de Jupiter hospitalier. Les mœurs de la Grèce triomphaient à Jérusalem jusque dans leurs ordures ; car l’amour grec avait déjà ses partisans parmi les Juifs[7] ; les lévites eux-mêmes, méprisant le temple et négligeant les sacrifices, couraient aux jeux de la lutte, aux spectacles et aux exercices du disque, comme s’il n’y avait eu de beau que les arts de la Grèce et que la gloire fût d’y exceller[8]. Personne, enfin, n’osait plus avouer simplement qu’il était juif[9].

C’est à ce moment que quelques hommes, qui avaient gardé l’amour de l’ancienne loi, se retirèrent dans le désert[10]. Bientôt leur nombre s’accrut. Judas Machabée se mit à leur tête après Matathias son père. Ils vainquirent les armées de Syrie, et ce fut de cette fuite au désert que sortit le salut de la Judée. Les Juifs, grace au courage des Machabées, continuèrent à être un peuple, un royaume et une église, jusqu’à ce que parût parmi eux le prophète fidèle[11].

Ce prophète fidèle, ce messie tel que l’attendaient les Juifs, ne devait pas communiquer aux étrangers la loi de Moïse, qui était le secret et le privilège du peuple élu ; mais il devait soumettre les gentils à l’empire des Juifs. L’idée, que Mahomet accomplit plus tard en Orient, d’avoir un peuple saint dominateur des peuples infidèles, est l’idée que les Juifs se faisaient de leur messie, avec cette différence que Mahomet aime à faire des prosélytes, tandis que le messie juif doit repousser les prosélytes avec le double fanatisme de l’esprit de secte et de l’esprit national. Au lieu d’accomplir la mission que lui auraient donnée les préjugés jaloux des Juifs, le messie chrétien appela les gentils à une loi nouvelle, qui n’était ni la loi juive, ni la loi païenne. La vocation des gentils a eu cela de remarquable, qu’elle rompit la barrière qui séparait les Juifs du reste du monde ; mais elle n’abaissa pas cette barrière devant la civilisation grecque, comme avait fait le parti helléniste à Jérusalem sous la domination des rois de Syrie ; elle l’abaissa devant une civilisation supérieure à la civilisation grecque et à la civilisation juive, et née de cette dernière. Les Juifs hellénistes voulaient être des Grecs ; les Machabées voulaient n’être que des Juifs. Des uns et des autres, Jésus fit des chrétiens, c’est-à-dire un peuple ; je me trompe, une église nouvelle.

Les Actes des Apôtres sont le récit de cette grande conciliation que fit le christianisme entre la civilisation grecque et la civilisation juive. Parmi les apôtres, ceux qui avaient encore l’esprit du judaïsme résistaient à cette vocation des gentils. Ils ne comprenaient pas que le Saint Esprit se répandît dans les nations étrangères, et ils blâmaient saint Pierre d’avoir baptisé le centenier Corneille ; mais saint Pierre leur répondait : Si Dieu a donné la grace aux gentils comme à nous, qui croyons en Jésus-Christ, qui suis-je pour m’opposer à la volonté de Dieu[12] ?

J’admire la ténacité du judaïsme, et cependant je suis persuadé, quand je lis Philon et Josèphe, et que je vois ces deux grands lettrés juifs s’approcher comme ils le font de la civilisation et de la littérature grecques, je suis persuadé que le judaïsme aurait fini par être vaincu par la civilisation grecque, si le christianisme n’était pas venu le renouveler et lui rendre la ferveur et la fermeté religieuses qui l’avaient soutenu autrefois. Philon et Josèphe ont beau vanter les institutions de Moïse et les défendre contre l’orgueil des Grecs, ils les altèrent en les comparant avec les institutions grecques. Ils n’y trouvent pas seulement des différences dont ils s’enorgueillissent, ils y trouvent aussi des ressemblances et des supériorités dont ils tirent vanité. Ils finissent par être des philosophes déistes au lieu d’être des docteurs de la synagogue ; l’unité de la divinité, que la philosophie grecque et romaine avait su retrouver dans la confusion du vieil Olympe païen, est la seule idée que Philon et Josèphe semblent garder de la religion de Moïse et qu’ils n’ont pas de peine à faire accepter par la société grecque et romaine ; mais, comme cette idée est devenue une idée commune au monde ancien, par cela même elle n’est plus juive. Le judaïsme avait besoin, pour vivre, que le polythéisme continuât à lui faire contraste. Quand le polythéisme tournait au déisme, le judaïsme avait une raison d’être de moins. Le christianisme vint relever par sa foi nouvelle la barrière qui s’abaissait entre le judaïsme et le polythéisme. Cette foi nouvelle, par ses dogmes merveilleux, rétablissait entre le monde païen et le peuple élu la différence que le judaïsme avait établie par ses rites singuliers. La civilisation grecque trouva là un nouvel obstacle qu’elle ne put ni renverser ni tourner. Aussi recula-t-elle devant cet adversaire qui venait remplacer le vieil adversaire, au moment où celui-ci commençait à languir dans la lutte ; et une fois qu’elle eut cessé de vaincre, la civilisation grecque elle-même commença à être vaincue : sa soumission date de la fin de ses conquêtes.

Ne croyons pas cependant que la victoire de la civilisation chrétienne ait été facile, prompte et complète. Comme le christianisme empruntait au monde ancien sa langue et ses arts ; comme, de plus, il appelait dans son sein, pour les convertir, les gentils, c’est-à-dire les fils du monde ancien, le monde ancien faisait effort pour donner au monde nouveau non-seulement la forme, mais aussi le fond, non-seulement la phrase, mais la pensée et les mœurs. Au XVe siècle, en Italie, au moment de la renaissance, cet effort sembla un instant victorieux. La renaissance des lettres grecques et latines devint presque une résurrection du paganisme.

Je voudrais rechercher comment la poésie chrétienne a pu résister au voisinage et au commerce des lettres et des arts du monde antique. Je ne prendrai pas pour objet de cette recherche la poésie dramatique, ou même la poésie élégiaque ; ces deux sortes de poésies empruntent trop au monde et à la vie civile pour que la pensée chrétienne puisse s’y développer librement. Je prendrai la poésie épique, parce que ce genre de poésie a besoin de merveilleux, et que le merveilleux vient toujours de la religion. Dans la poésie épique même, je prendrai particulièrement ce que j’appelle l’épopée chrétienne, je veux dire le mystère de la rédemption humaine.

Résumons brièvement ce que nous venons de dire. La civilisation juive résiste à la civilisation grecque ; elle y résiste parce qu’elle s’appuie sur la foi religieuse. Vaincus comme nation, les Juifs se relèvent comme église. Le temple soutient l’état. Le judaïsme, cependant, eût succombé et la civilisation grecque l’eût emporté, détruisant les traditions religieuses et poétiques de la Judée, comme elle avait détruit les traditions religieuses et poétiques de l’Asie Mineure, quand le christianisme, en transformant le judaïsme, releva devant la civilisation grecque la digue qui s’écroulait. Chez les chrétiens comme chez les Juifs, la religion soutint la littérature et l’empêcha d’aller se confondre avec la littérature grecque et latine, non pas que cette littérature grecque et latine n’ait exercé une grande influence sur la littérature chrétienne ; mais la littérature chrétienne garda son caractère original et perpétua, en se l’appropriant, l’indépendance de la poésie biblique. Le genre de poésie où cette indépendance éclate le mieux est la poésie épique, parce que c’est aussi dans ce genre de poésie que le merveilleux, c’est-à-dire la foi, est le plus de mise. Il y a surtout un genre d’épopée où le merveilleux chrétien touche au dogme : je parle de l’épopée qui a pour sujet la rédemption chrétienne. C’est cette épopée toute chrétienne dont je veux rechercher les élémens depuis les premiers siècles de l’ère moderne jusqu’à la Messiade de Klopstock, parce que, nulle part, le développement spontané de la pensée chrétienne, à travers l’influence de la littérature grecque et romaine, n’est plus visible, parce que nulle part la poésie ne tient de si près au dogme et n’y puise plus de force pour résister aux traditions étrangères.


II

Chose curieuse ! la tradition grecque et romaine a tant d’ascendant encore dans la société moderne, qu’il s’est trouvé des grands hommes qui refusaient à l’épopée chrétienne le droit de naître et d’exister. Ils la déclarèrent impossible. Selon eux, la littérature, et surtout la poésie, ne devaient relever que du monde ancien. Le génie poétique n’avait rien à emprunter au christianisme. La foi chrétienne devait régler la conscience ; elle ne pouvait pas, sans s’abaisser et sans se corrompre, inspirer les poètes, et surtout les poètes épiques. Telle est, au XVIIe siècle, l’opinion de Boileau et de la plupart des grands hommes de ce temps. Boileau ne conçoit pas qu’il y ait un merveilleux chrétien. Comme le merveilleux chrétien touche au dogme, il refuse, par respect, d’en faire un ressort poétique[13]. Il ne comprend pas qu’il y ait un autre merveilleux que celui de la mythologie ; aussi veut-il du même coup exclure de l’épopée tous les sujets modernes. Ainsi, selon Boileau, point de merveilleux chrétien, point de héros modernes. La littérature prend l’œuvre où l’avaient laissée les Grecs et les Romains ; elle ôte le sinet. Les poètes épiques, s’il est des poètes qui soient tentés de ce genre de poésie, se serviront de l’ancien merveilleux ; ils imiteront Homère et Virgile. Ce système a prévalu au XVIIe siècle, et, quand Fénelon fit son Télémaque, il pratiqua les maximes de Boileau, c’est-à-dire qu’il fit un poème épique sans y rien mêler ni de la religion, ni de l’histoire modernes. Le christianisme, comme l’a remarqué M. de Chateaubriand, est pour beaucoup dans les pensées et dans les mœurs du Télémaque ; il n’est pour rien dans le sujet et dans les ressorts poétiques employés par Fénelon : la scène est toute païenne, les caractères seulement, et comme malgré eux, sont chrétiens, parce qu’ils sont meilleurs que les caractères d’Homère. Il y a dans Télémaque une grande supériorité d’inspiration morale à côté d’une singulière docilité d’imitation poétique.

Il ne faut pas croire cependant que le système de Boileau ait triomphé sans obstacles. Le merveilleux chrétien qu’il attaquait fut vivement défendu, et la querelle entre les partisans et les adversaires de ce merveilleux, renouvelée au commencement du XIXe siècle par M. de Chateaubriand, date du XVIIe siècle. Malheureusement le merveilleux chrétien était défendu par les mauvais poètes et attaqué par les bons : Desmarets, auteur du Clovis ; Coras, auteur du David et du Jonas ; Boival, auteur d’Esther, et tant d’autres faiseurs de poèmes épiques, défendaient ardemment l’usage du merveilleux chrétien. Avant eux, dans la préface de ses odes chrétiennes, Godeau, évêque de Vence, avait déjà espéré que désormais le Parnasse, comme il le disait, ne serait plus si éloigné du Calvaire. Il croyait qu’il y avait dans le christianisme une source féconde d’inspiration poétique[14]. La cause était bonne, mais les avocats la gâtaient. « J’en veux, disait le grand Condé, j’en veux aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac. » Le public en voulait aussi au merveilleux chrétien d’avoir inspiré de si mauvais poèmes.

Examinons rapidement les pièces de ce vieux procès entre Boileau et les poètes épiques de Louis XIV. Il est curieux de retrouver les argumens et les idées de M. de Chateaubriand sous la plume de Desmarets et de Boival.

Desmarets se moquait fort de la tentative faite par Boileau dans le genre épique, à propos du passage du Rhin, et il censurait impitoyablement l’invention de ce dieu du Rhin qui s’oppose au passage de Louis XIV. Cette allégorie païenne, dans un sujet tout moderne, choquait à la fois dans Desmarets le littérateur, le chrétien et le courtisan : le littérateur trouvait l’allégorie insipide, le chrétien la trouvait païenne et impie, et le courtisan surtout la trouvait injurieuse à la gloire du roi. C’était, disait-il, diminuer la gloire des actions de Louis que d’y mêler la fable :

Et quand du dieu du Rhin l’on feint la fière image
S’opposant en fureur à ton fameux passage,
On ternit par le faux la pure vérité
De l’effort qui dompta ce grand fleuve indompté.

A ta haute valeur c’est être injurieux
Que de mêler la fable à tes faits glorieux

[15].

C’est peu pour Desmarets d’accuser Boileau d’être quelque peu factieux, il l’accuse aussi d’être hérétique. Il dénonce au roi la fureur des ennemis de l’église, et il le conjure de sauver la sainte poésie :

Toi qui de tant de forts as chassé l’hérésie.

C’est hérésie, en effet, ou plutôt c’est impiété, selon Desmarets, que de soutenir le merveilleux de la mythologie. La liberté de conscience ne doit pas être permise même en poésie, et il faut décréter par ordonnance du roi l’emploi du merveilleux chrétien. On voit que, quand Boileau disait :

Qui méprise Cotin n’estime point son roi
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi,


il n’y avait dans cette épigramme aucune hyperbole.

Voilà les malices et les injures de la controverse. Venons maintenant aux raisonnemens. Quand Desmarets rappelle la grandeur des traditions hébraïques, ce qu’il y a de merveilleux dans les aventures du peuple juif ; quand il montre la beauté de l’Évangile, même pour la poésie ; quand il déroule l’enchaînement des miracles de Jésus-Christ, alors, comme le sujet le soutient, la faiblesse du poète paraît moins. C’est là, en effet, le beau côté du merveilleux chrétien ; c’est par là qu’il peut lutter avec avantage contre le merveilleux païen ; le merveilleux chrétien, surtout dans les sujets empruntés à l’Évangile, est aussi gracieux que le merveilleux païen, et il est toujours plus tendre et plus profond ; en même temps que, dans les sujets empruntés aux Juifs, il est aussi grand que l’a jamais été le merveilleux homérique. Aussi Desmarets et Boival ont de quoi le défendre ; mais ils le défendent avec leurs vers, ce qui gâte tout. Voici, par exemple, quelques vers de Boival, dont les argumens, qui sont bons, gagneraient beaucoup à être exprimés en prose :

Qui des deux est plus grand, si quelqu’un les compare,
Ou le dieu de Moïse, ou le grand Jupiter ?
Ou le charme d’Hélène, ou le charme d’Esther ?
Ou le sage Nestor, ou le puissant Élie ?
Ou Vénus, ou Judith, honneur de Béthulie ?
Ou le pieux Énée, ou le chef sans pareil
Qui par une parole arrêta le soleil ?
Pallas ou Debora…
Et si l’on veut encor comparer les fureurs,
Qui des deux dans l’esprit causera plus d’horreurs,
Ou d’Alecton la rage allumant les provinces,
Ou celle d’Athalie, ivre du sang des princes ?
Pour te convaincre, impie, aux vérités rebelle,
Fable pour fable, au moins, qui crois-tu la plus belle ?…
Aux grands effets de Dieu rien ne peut s’égaler,
Et la feinte si haut n’a jamais pu voler[16].

Desmarets expose avec détail son système sur l’emploi du merveilleux dans deux de ses ouvrages en prose, la préface de son Clovis et son Traité sur les Poèmes anciens. Ce qui rend curieuse l’argumentation de Desmarets, c’est l’idée qu’il développe que, le christianisme ayant sur le paganisme une grande supériorité morale, cette supériorité doit profiter aux poètes chrétiens, et qu’à ce titre il doit être lui-même supérieur à Homère et à Virgile. Singulier argument, qui conclut de la fausseté de la religion à la fausseté des mœurs et des caractères poétiques, et qui croit que là où le culte repose sur l’erreur, l’homme ne peut pas retrouver la vérité dans les peintures qu’il fait de l’homme lui-même ! Les païens, dit encore Desmarets, n’ont pas la perfection, car la perfection n’appartient qu’au christianisme[17]. Comment donc leurs poèmes pourraient-ils être supérieurs aux poèmes modernes ? — Du reste, Desmarets y met de la modestie et consent à ne pas s’enorgueillir lui-même s’il est supérieur à Homère et à Virgile, étant venu après eux ; c’est à Dieu qu’il en rapporte la gloire. « On a dit aussi que ce n’est pas être humble que de se comparer à Virgile ; mais l’humilité chrétienne ne nous oblige pas à nous estimer au-dessous des païens en esprit et en jugement. Au contraire, nous devons faire voir que nous avons bien plus de pitié de leurs défauts que d’envie de leur gloire, et qu’un chrétien qui connoît la grandeur, la beauté, la droiture et les merveilles de sa religion, et qui attribue à Dieu seul toutes ses lumières, a mille fois plus d’esprit et de jugement que n’en eurent jamais les plus grands génies des gentils, et ne tombera jamais dans les fautes où ils sont tombés, parce qu’il a une lumière au-dessus de toute lumière humaine qui le conduit, qui l’éclaire et qui lui fait voir les défauts grossiers des aveugles païens[18]. »

Je ne veux pas analyser plus long-temps cette singulière argumentation dont l’erreur saute aux yeux de tout le monde. Non, le génie littéraire ne dépend pas de la foi, et ceux que Dieu éclaire de ses lumières, ceux dont il fait ses saints et ses élus, ne sont pas nécessairement de rands orateurs et de grands poètes. C’est à la vie éternelle que Dieu les a prédestinés, et non à l’immortalité littéraire. Bizarre idée, après tout, que de croire que Jésus-Christ est venu au monde pour donner aux hommes le génie poétique ! La religion chrétienne n’en sera ni moins grande ni moins belle, parce que le païen Homère aura plus d’esprit que le chrétien Desmarets.

Le tort du merveilleux chrétien, selon ses adversaires, c’est de n’être point assez humain, c’est-à-dire assez passionné et assez dramatique. Le Dieu des chrétiens n’a pas les passions du Jupiter antique ; il est souverainement bon, souverainement juste, souverainement puissant ; ce qu’il veut, il le peut ; ce qu’il dit, il le fait. Or, sans passions, sans changement de sentimens et de volonté, où est le drame ? où est l’action ? où est l’intérêt ? La poésie s’accommodait mieux d’un Dieu moins juste et moins inflexible dans ses décrets.

Il est vrai que le Dieu des chrétiens ne change pas de volonté, et qu’il n’a au-dessus de lui aucune puissance ; il n’est pas soumis aux arrêts de cette mystérieuse et aveugle divinité que les anciens appelaient le Destin, et à qui Jupiter lui-même obéissait. Il y a pourtant une force qui fait reculer sa puissance et qui fléchit sa colère. Cette force, c’est la prière et les larmes des mortels. Jéhovah est inflexible contre l’homme qui le brave ; il se laisse émouvoir par l’homme qui le prie. « … La miséricorde éternelle, dit M. de Chateaubriand, marche avec l’éternelle justice. Ce sont là les inconcevables mystères de la grace, les profondeurs impénétrables de la charité divine ; Dieu permet que les prières des hommes ébranlent ses immuables décrets. Magnifique privilège des larmes de l’homme, que pourrait-on vous préférer dans cette odieuse idolâtrie, où les pleurs coulaient vainement sur des autels d’airain, où des divinités inexorables contemplaient avec joie les inutiles malheurs dont elles accablaient les mortels ? Ne renonçons point à nos droits sur les décrets de la Providence ; ces droits sont nos pleurs[19]. » Ainsi, le Dieu des chrétiens se prête à l’épopée par sa miséricorde. Il est dramatique, parce qu’il menace au nom d’une justice souveraine et qu’il pardonne au nom d’une bonté également souveraine.

Dans le merveilleux chrétien il y a d’autres personnages qui se prêtent encore mieux à la passion, et M. de Chateaubriand ne manque pas de citer les démons, car l’enfer a été de tout temps la ressource des poètes chrétiens ; mais la critique ne laissa pas M. de Chateaubriand en possession incontestée même de l’enfer : elle lui chicana jusqu’au diable, qu’elle prétendit, avec quelque raison, imité du titan Encelade caché dans les entrailles brûlantes de l’Etna, et du titan Prométhée qui, lui aussi, donna à l’homme le don de la science, et que Jupiter enchaîna sur le Caucase ; Prométhée, aussi grand dans Eschyle que Satan dans Milton, puni comme Satan, mais inflexible et indomptable comme lui ; Prométhée, enfin, qui dans le paganisme est la personnification de cette révolte contre Dieu, toujours vaincue et toujours indomptée, qui est le caractère même de Satan.

On disputait le diable à M. de Chateaubriand. Il essaya de prendre sa revanche à l’aide des anges ; les anges, gracieux intermédiaires entre l’homme et la divinité. Ici viennent d’autres critiques. M. de Chateaubriand énumère les anges qui sont à la disposition du poète chrétien, brillante armée descendue du ciel, et qui en garde encore l’éclat[20]. Mais ces anges qu’énumère M. de Chateaubriand ne ressemblent guère, je l’avoue, aux anges que Bossuet loue dans son sermon des anges gardiens. «  Sous l’ombrage des forêts on parcourt l’empire de l’ange de la solitude ; on retrouve dans la clarté de la lune le génie des rêveries du coeur. Les roses de l’aurore ne sont que la chevelure de l’ange du matin. L’ange de la nuit repose au milieu des cieux, où il ressemble à la lune endormie sur un nuage ; l’ange du silence le précède et celui du mystère le suit. Ne faisons pas l’injure aux poètes de penser qu’ils regardent l’ange des mers, l’ange des tempêtes, l’ange des temps, l’ange de la mort, comme des génies désagréables aux muses. C’est l’ange des saintes amours qui donne aux vierges un regard céleste, et c’est l’ange des harmonies qui leur fait présent des graces. L’honnête homme doit son cœur à l’ange de la vertu et ses lèvres à celui de la persuasion[21]. »

J’ai deux reproches à faire à ces anges de M. de Chateaubriand : le premier, c’est qu’ils sont tellement allégoriques qu’ils sont à peine visibles. Je ne me représente l’ange de la solitude et l’ange des rêveries du cœur qu’à l’aide des figures de rhétorique ; ils ressemblent à ces personnifications des passions humaines, à ces déités poétiques, comme l’Amour, la Haine, l’Envie, la Discorde, à l’aide desquelles Voltaire a cru animer sa Henriade. Que font ces abstractions fantastiques ? quelle est leur mission ? quelle est l’assistance qu’elles prêtent aux hommes ? Sont-ce là nos bons anges gardiens ? J’entends Bossuet inviter les saints anges à quitter le ciel, où ils ne voient que des bienheureux, à venir sur la terre « afin de rencontrer des affligés. » « Tous les hommes sont des prisonniers chargés des liens de ce corps mortel : esprits purs, esprits dégagés, aidez-les à porter ce pesant fardeau, et soutenez l’ame, qui doit tendre au ciel, contre le poids de la chair qui l’entraîne en terre. Tous les hommes sont des ignorans qui marchent dans les ténèbres esprits qui voyez la lumière pure, dissipez les nuages qui nous environnent. Tous les hommes sont attirés par les biens sensibles : vous qui buvez à la source même des voluptés chastes et intellectuelles, rafraîchissez notre sécheresse par quelques gouttes de cette céleste rosée. Tous les hommes ont au fond de leurs aines un malheureux germe d’envie, toujours fécond en procès, en querelles, en murmures, en médisances, en divisions : esprits charitables, esprits pacifiques, calmez la tempête de nos colères, adoucissez l’aigreur de nos haines, soyez des médiateurs invisibles pour réconcilier nos cœurs ulcérés[22]. » Je ne sais si je me trompe ; mais ces assistances appropriées à nos misères me représentent la mission des anges d’une manière vive et touchante. Les anges de Bossuet ont la réalité de nos douleurs qu’ils consolent ; ceux de M. de Chateaubriand ont l’indécision et la mollesse de nos fantaisies de joie ou de chagrin. Ils ne sont même pas des fictions ; ils restent à l’état d’ombres et de rêveries.

Autre reproche : où mettra-t-on ces anges, capricieux enfans du génie de M. de Chateaubriand ? Dans les forêts ? dans le désert ? au milieu des lueurs du matin ou des ombres du soir ? Mais alors, voilà la nature repeuplée comme au temps du paganisme. M. de Chateaubriand fait un mérite au christianisme d’avoir chassé de la nature cette foule de sylvains, de faunes, de dryades, qui ôtaient à la campagne sa beauté et sa grandeur naturelles, qui l’encombraient plutôt qu’ils ne l’animaient. Il préfère aux chants des faunes et des dryades le murmure des vieilles forêts de l’Amérique ; il préfère, en un mot, la nature à la mythologie. Il a raison. Heureux les poètes qui savent entendre et répéter cette voix de la nature qui retentit dans les bruits de la forêt et dans le murmure des eaux ! Heureux ceux à qui Dieu a donné une ouïe merveilleuse et une bouche sonore pour redire les chants divins qu’ils entendent ! Mais il n’est pas permis à tout le monde d’interpréter ainsi les voix de la nature ; il n’est pas permis à tout le monde de faire de sa mélancolie une religion qui remplace les enchantemens du paganisme. Derrière cette mélancolie d’élite, que de mélancolies d’imitation ! que de roucoulemens insipides entendus dans les forêts par je ne sais combien d’oreilles prétentieuses et redits par je ne sais combien de bouches monotones ! Je dois, de plus, faire remarquer que, dans les forêts américaines, dont M. de Chateaubriand a si bien entendu le silence, je n’aperçois ni l’ange de la solitude ni l’ange des rêveries, et je ne m’en plains pas : je crains que tous ces anges ne soient que les pieux remplaçans des faunes et des sylvains. M. de Chateaubriand a baptisé ces demi-dieux ; mais les baptiser, c’est les conserver, c’est montrer qu’ils n’étaient point inutiles et que la poésie aimait à les rencontrer au sein des bois et au bord des ruisseaux.

Il y a une autre réponse à faire à M. de Chateaubriand : les anciens ne mettaient pas des faunes et des sylvains dans toutes leurs forêts ; il y avait des bois, et c’étaient les plus révérés, auxquels ils laissaient la terreur de leur mystérieuse solitude : ceux-là avaient un dieu, mais un dieu inconnu et d’autant plus sacré.

Jam tum relligio pavidos terrebat agrestes
Diva loci…


disait Virgile, quand il faisait parcourir à Énée les collines et les bois du Capitole et de la roche Tarpéienne.

… Jam tum silvam saxumque tremebant,
Hoc nemus, hunc, inquit, frondoso vertice collem
Quis deus, incertum est, habitat deus…

Entre les beautés poétiques du paganisme et celles du christianisme, entre le merveilleux d’Homère et le merveilleux chrétien, quel est celui que je préfère ? Je préfère, dirai-je très simplement, celui qui est le mieux employé. Le merveilleux ne vaut que ce que valent les poètes qui l’emploient. Qu’importe d’où vient l’inspiration ! qu’importe d’où vient le souffle qui fait retentir les cordes de la lyre ! C’est le son qu’il faut écouter, et, si le son est pur et beau, s’il retentit long-temps dans les cœurs, s’il émeut vivement les ames, s’il est poétique enfin, ne cherchez plus d’où il vient : qu’il descende des sommets de l’Olympe ou des hauteurs du Sinaï, il est sacré. Dieu, qui a donné la poésie au monde comme plaisir ou comme consolation, n’a pas ordonné qu’elle marcherait toujours avec la vérité.

Dans la recherche que je veux faire de la formation de l’épopée chrétienne depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’à Klopstock, j’écarte donc tout ce qui a rapport à l’origine du merveilleux ; je ne m’inquiète pas de savoir si le merveilleux païen se prête mieux à la poésie que le merveilleux chrétien J’étudie seulement l’usage que les poètes ont fait de ce merveilleux, qui était le fond même du sujet qu’ils traitaient, c’est-à-dire du mystère de la rédemption. Cette étude doit aussi, si je ne me trompe, faire comprendre comment et à quelles conditions se forme l’épopée.


Il y a deux sortes d’épopée : l’épopée que j’appelle naturelle et l’épopée littéraire. Il est difficile de saisir le secret du travail de l’épopée naturelle ; elle s’élabore lentement dans l’imagination des peuples, comme les métaux au sein de la terre. Lorsque de grandes guerres ont agité une nation, lorsqu’un grand homme a paru dans le monde, l’imagination populaire reste long-temps encore ébranlée. Cette émotion est la source de l’épopée : elle enfante des fables, des récits, des légendes, d’abord confuses, bizarres, n’ayant ni suite ni enchaînement ; mais bientôt tous ces récits divers se coordonnent et se combinent, ils forment un ensemble. Si maintenant naît un poète qui sache réunir et animer tous ces fragmens épars, alors il y aura quelque grande épopée telle que l’Iliade, née à la fois de l’imagination de tous et du génie d’un seul.

Il n’y a point, à proprement parler, d’épopée naturelle ; nulle part un poème épique n’a existé sans qu’un poète l’ait fait. L’épopée naturelle est donc seulement la cause de l’épopée littéraire ; sans l’épopée naturelle, point d’épopée littéraire. Le poète ne peut pas créer seul une fable et un héros ; il les reçoit de la main du peuple, et il ne faut rien moins que l’imagination de tout le monde pour enfanter une pareille œuvre ; mais, sans le poète, cet enfantement confus et désordonné expire bientôt.

Comme l’épopée naturelle n’est, pour ainsi dire, que le récit qu’un peuple se fait à lui-même des événemens de son histoire, de ses mœurs et de ses croyances, le caractère de cette épopée est très varié et très divers ; il dépend des temps et des pays. Dans les siècles où la foi domine, l’épopée est religieuse : c’est l’époque des théogonies. Plus tard, quand les guerriers succèdent aux prêtres, l’épopée est guerrière et chevaleresque : c’est l’époque de l’Iliade chez les Grecs, de l’Edda héroïque et des Nibelungen chez les peuples modernes. Les romans de chevalerie sont le dernier écho de cette épopée guerrière. Quand le pouvoir militaire tombe à son tour, quand les corporations théocratiques ou féodales perdent leur pouvoir, quand l’homme commence à ne plus relever que de lui-même, et que l’individu, avec ses droits et son orgueil, remplace le fidèle et le citoyen, que devient alors l’épopée ? L’époque que j’appellerais volontiers l’époque domestique a-t-elle son épopée comme l’époque théocratique et guerrière ? Il n’y a plus d’épopée alors, mais il y a encore des récits : car l’homme ne renonce jamais au plaisir de se raconter à lui-même ses actions, ses sentimens et ses pensées ; l’épopée de cette époque est le roman.

Le roman a une grande cause d’infériorité à l’égard de l’épopée : c’est qu’il est fait par des individus, tandis que l’épopée est faite par tout le monde. Pour faire une épopée, une légende, une tradition, chacun semble se cotiser, chacun apporte son obole au trésor commun ; celui-ci un trait d’imagination, celui-là une circonstance touchante ; chacun prête au héros de l’épopée, chacun le grandit et l’exhausse. Au moyen-âge, dit-on, quand on fondait une cloche, les fidèles apportaient une pièce d’argenterie qu’ils jetaient avec empressement dans la fonte, et c’est ainsi que le métal devenait plus pur et plus sonore. Dans l’épopée ou dans la légende, les héros ou les saints se font, pour ainsi dire, de cette manière : chacun contribue à l’œuvre, chacun y met du sien, et il n’est pas étonnant que l’ouvrage de tous vaille mieux que l’ouvrage d’un seul. Ajoutez que le roman a encore un autre désavantage : il est imprimé. La légende passe de bouche en bouche, de génération en génération, et se corrige à mesure qu’elle vieillit. J’embellis et je perfectionne le récit que m’a transmis mon père, sans craindre de gâter l’exemplaire. Le roman, au contraire, une fois qu’il sort du cerveau de l’auteur, tombe entre les mains de l’imprimeur, qui l’attache et qui le cloue, pour ainsi dire, sur un papier immobile, qui ne changera plus jusqu’à la fin des temps. Il est facile de faire une rature dans la légende, car la rature fait disparaître la ligne même qu’elle remplace. Cela ne se peut pas avec le roman imprimé. C’est ainsi que la légende s’enrichit et s’augmente, pour ainsi dire, à chaque génération ; c’est ainsi qu’elle est toujours neuve et toujours jeune, parce que chaque siècle l’arrange à son gré, sans s’inquiéter de l’édition précédente, tandis que le roman s’oublie et perd son mérite, parce qu’il ne peut pas changer, et que la vieillesse s’empreint bien vite sur ses traits. Le roman, quand il est bon, dure à peine la vie d’une génération ; la légende suffit à plusieurs siècles.

Nous avons cherché à définir ce que c’était que l’épopée naturelle : voyons l’épopée littéraire. Le mérite de l’épopée littéraire, c’est de suivre en quelque sorte l’épopée naturelle. L’épopée littéraire travaille sur l’épopée naturelle ; elle la coordonne et la rédige. Plus l’épopée littéraire se rapproche de l’épopée naturelle, plus elle est vraie. Pour cela il faut plusieurs conditions : ainsi, il faut qu’il y ait une analogie quelconque entre l’épopée que chante le poète et l’époque à laquelle il appartient lui-même. Une époque ne peut faire l’épopée que d’une époque analogue. Ainsi, un siècle industriel ne peut pas faire l’épopée chevaleresque, ni un siècle incrédule l’épopée religieuse. C’est par là que pèchent ordinairement les épopées littéraires.

La Messiade (et ici je ne parle pas seulement de celle de Klopstock, je parle de toutes celles qui, sous des noms différens, ont précédé le poème allemand, et qui toutes ont essayé de chanter la rédemption chrétienne) est une épopée littéraire ; mais elle a été précédée par une épopée naturelle qui l’inspire et qui la soutient. Cette épopée naturelle, l’histoire du Sauveur, a deux faces : dans l’Évangile, sa face de vérité, et dans les apocryphes, dans les légendes, sa face de superstition ou d’imagination. La légende a toujours vécu à côté de l’Évangile, l’épopée naturelle à côté de l’épopée littéraire ; car, à toutes les époques de l’histoire de l’église, il y a eu des poètes lettrés qui essayaient de chanter Jésus-Christ et la rédemption de l’humanité et en même temps des légendaires qui faisaient le même récit à leur manière. Tantôt ces deux épopées parallèles se touchaient, et les poètes lettrés empruntaient aux poètes populaires ; tantôt elles se séparaient, sans pourtant jamais se contredire, surtout de la part de la légende. La légende, en effet, n’a jamais contredit l’Évangile ; elle s’est contentée d’y ajouter ; elle a complété pour le peuple la religion par la superstition. J’aurai soin, d’une part, dans l’étude que je veux faire de l’épopée chrétienne, de noter la marche parallèle de ces deux récits et le commerce qui s’établit entre les deux épopées. Nous verrons aussi, d’autre part, quand nous arriverons à Klopstock, que son mérite est d’avoir réuni dans son poème ces deux épopées, l’épopée naturelle et l’épopée littéraire, et d’avoir donné par là à la Messiade sa dernière forme et sa plus belle expression.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. « Ceux qui exercent le sacerdoce ne peuvent se marier qu’à des femmes de la même tribu… Il faut avoir une preuve constante par nombre de témoins qu’elles sont descendues de l’une de ces anciennes familles de la tribu de Lévi… Que s’il survient quelque guerre, les sacrificateurs dressent sur les anciens registres de nouveaux registres de toutes les femmes de race sacerdotale qui restent encore, et ils n’en épousent point qui aient été captives, de peur qu’elles n’aient eu quelque commerce avec des étrangers. » (Josèphe contre Apion, liv. Ier, chap. II.)
  2. Josèphe contre Apion, liv. II, chap. VI.
  3. Josèphe contre Apion, liv. Ier, chap. Ier.
  4. Liv. Ier, chap. Ier, v. 12.
  5. Machab., liv. Ier, chap. Ier, v. 14.
  6. Voici à ce sujet un conte singulier rapporté par Apion : « Quand le roi Antiochus pénétra dans le temple des Juifs, il trouva, derrière le voile qui cachait le sanctuaire, un homme dans un lit, avec une table auprès de lui couverte de viandes exquises tant en chair qu’en poisson. Cet homme, voyant le roi, se jeta à ses genoux, et le conjura de le délivrer. Antiochus le releva et lui demanda qui il était, qui l’avait amené dans ce temple, et pourquoi on l’y traitait avec tant de somptuosité et de délicatesse. Alors cet homme, fondant en pleurs, lui répondit qu’il était Grec, et que, passant par la Judée, il avait été pris, amené et enfermé dans le temple, et traité de la sorte sans être vu de qui que ce soit. Au commencement, il avait eu de la joie de se voir si bien traité ; mais bientôt il avait eu des soupçons, et, ayant interrogé ceux qui le servaient, il avait appris qu’on se nourrissait ainsi pour observer une loi inviolable parmi les Juifs ; que cette loi était de prendre tous les ans un Grec, et, après l’avoir engraissé durant un an, de le mener dans une forêt, le tuer, offrir son corps en sacrifice avec certaines cérémonies, manger de sa chair, jeter le reste dans une fosse, et jurer une haine immortelle aux Grecs. Quant à lui, il y avait déjà près d’un an qu’il était dans le temple ; il n’avait plus que quelques jours à vivre, et il conjurait le roi, par son respect pour les dieux de la Grèce, de le délivrer du péril où le mettait la cruauté des Juifs. » Ce récit rappelle les traditions répandues dans le moyen-âge sur la cruauté des Juifs. Au moyen-âge, on croyait aussi que les Juifs enlevaient tous les ans un enfant chrétien, qu’ils crucifiaient et dont ils mangeaient la chair. C’était une superstition partout répandue. De nos jours même, cette superstition existe encore en Orient, témoin, il y a quelques années, le procès des Juifs de Damas, accusés tout récemment d’avoir tué un religieux et d’avoir bu son sang. Ils ont été suppliciés, et ce n’est qu’après leur mort que la justice turque les a reconnus innocens.
  7. Machab., liv. II, chap. IV, v. 12.
  8. Ibid., v. 14 et 15.
  9. Ibid., chap. VI, v. 6.
  10. Machab., liv. Ier, chap. II, v. 29.
  11. Judaei et sacerdotes eorum consenserunt hune (Simon Machabée) esse ducem suum et summum sacerdotem in aeternum, donec surgat propheta fidelis. (Machab., liv. Ier, chap. IV, v. 41.)
  12. Actes des Apôtres, chap. II, v. 17.
  13. De la foi d’un chrétien les mystères terribles
    D’ornemens égayés ne sont point susceptibles ;
    L’Évangile à l’esprit n’offre de tous côtés
    Que pénitence à faire et tourmens mérités ;
    Et de vos fictions le mélange coupable
    Même à ses vérités donne l’air de la fable.
    Et quel objet enfin à présenter aux yeux
    Que le diable toujours hurlant contre les cieux,
    Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
    Et souvent avec Dieu balance la victoire !

  14. « Je confesse que je me suis laissé autrefois emporter à l’opinion de ceux qui croient que les muses cessent d’être civiles aussitôt qu’elles deviennent dévotes ; qu’il faut qu’elles soient fardées pour être agréables, et qu’il est impossible d’assortir les lauriers profanes du Parnasse avec les palmes sacrées du Liban ; mais je me suis détrompé ; et, maintenant qu’un âge plus mûr m’a donné de meilleures pensées, je reconnois par expérience que l’Hélicon n’est point ennemi du Calvaire. » (Discours de la Poésie chrétienne, p. 9.)
  15. Clovis, épître au roi. — Boileau, qui a eu raison de ne pas corriger le passage du Rhin censuré par Desmarets, profitait pourtant quelquefois des critiques de son adversaire. Ainsi, dans ces quatre vers de l’Art poétique :

    Laissons-les s’applaudir de leur pieuse erreur,
    Mais pour nous bannissons une vaine terreur,
    Et, fabuleux chrétiens, n’allons point dans nos songes
    Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges ;

    le troisième vers dans les premières éditions se lisait ainsi :

    Et n’allons point parmi nos ridicules songes.

    Desmarets, dans sa critique, se moqua de cette césure : Et n’allons point parmi, ajoutant qu’un tel poète ne devait point s’ériger en docteur de la poésie. Boileau obéit à la critique et corrigea son vers tel que nous le lisons aujourd’hui.

  16. Boival. Les Plaintes de la poésie.
  17. « Ainsi, faute d’idée de perfection pour leurs dieux et pour leurs héros, et faute du vraisemblable que la seule véritable religion peut donner, ils n’ont pu approcher de la perfection de la haute poésie. » (Clovis, discours préliminaire.)
  18. Traité des Poèmes, p. 53.
  19. Examen des Martyrs.
  20. Videbitis coelum apertum et angelos coeli ascendentes et descendentes. (Saint Jean, 1, 51.)
  21. Génie du Christianisme, liv. IV, chap. VIII.
  22. Sermons, t. II, p. 239.