De l’égalité des races humaines/Chapitre 8

CHAPITRE VIII.

Le métissage et l’égalité des races.


Videntes filii Dei filias hominum quod essent pulchrae, acceptarunt sibi uxores ex omnibus quas elegerant… (Genèse, VI, 2, 4).

If she be black, and thereto have a evit, She’ll find a white that shall her blackness fit.

(Shakespeare).

I.

ÉTUDES DU MÉTISSAGE AU POINT DE VUE DE L’ÉGALITÉ DES RACES.


Les considérations que nous venons de faire sur la beauté du type mulâtre, nous entraînent naturellement à nous occuper de la question du métissage au point de vue de l’égalité des races. C’est peut-être une des faces les plus sérieuses de notre étude, celle où la vérité poindra avec tant d’évidence, qu’en y réfléchissant, tous ceux qui distinguent l’humanité en races supérieures et en races inférieures, seront obligés d’abandonner cette fausse conception dont l’influence a été si fatale sur la destinée de tant d’hommes.

On a vu précédemment que les polygénistes, voulant creuser un abîme entre les races humaines qu’ils s’efforçaient de transformer en espèces distinctes, ont été jusqu’à nier l’eugénésie, c’est-à-dire la fécondité parfaite et continue du croisement du noir et du blanc. Quand ils se virent impuissants à résister contre l’évidence des faits, en ce qui concerne les effets matériels du croisement, ils ont immiscé dans la discussion un élément d’ordre supérieur, mais d’une appréciation fort difficile, en affirmant que le métis est inférieur en force, en moralité ou en intelligence aux deux races mères. C’était admettre implicitement que le métis constitue en quelque sorte un cas de tératologie. Car au point de vue théorique, l’infériorité intellectuelle ou morale ne peut s’expliquer autrement que par un certain arrêt de développement du cerveau, le rendant inapte à exercer les actes de cérébration qui accompagnent les hautes facultés de l’esprit ou coordonnent les impulsions du cœur.

Les savants ayant avancé une telle assertion, les gens d’une étude moins approfondie s’en emparèrent avec empressement. De là est sortie cette opinion que les races humaines s’abâtardissent par certains croisements, opinion que déroule avec tant de verbeuse complaisance M. de Gobineau, dans son fameux ouvrage sur « l’Inégalité des races humaines ». Mais admirez les méandres au milieu desquels la vérité fait son chemin ! Les monogénistes avaient adopté tout aussi bien que les polygénistes la théorie de l’inégalité des races ; mais ils ne tardèrent pas à comprendre qu’en admettant que le métis est toujours un être inférieur et dégénéré, ils fournissaient un argument sérieux contre l’unité de l’espèce humaine : le besoin de défendre leur doctrine les mit alors sur le chemin de Damas. Ils n’hésitèrent donc pas à affirmer à leur tour que le mulâtre, issu du blanc et du noir, est aussi intelligent que l’un et aussi vigoureux que l’autre. M. de Quatrefages, le plus remarquable des monogénistes, a surtout soutenu cette dernière thèse avec une constance qui n’est égalée que par son immense talent. Toutes sortes de preuves et de recherches ont été mises en œuvre pour enlever à ses adversaires le dernier argument qui semblait leur rester. « Enfin, dit-il, M. Torrès Caïcedo me citait parmi les mulâtres de sa patrie, des orateurs, des poètes, des publicistes et un vice-président de la Nouvelle-Grenade, qui est en même temps un écrivain distingué… Ce qui précède suffit, je pense, pour prouver que, placé dans des conditions normales, le métis du Nègre et de l’Européen justifierait ces paroles de notre vieux voyageur Thévenot : « Le mulâtre peut tout ce que peut le blanc, son intelligence est égale à la nôtre. »

Mais admettre l’égalité intellectuelle du mulâtre et du blanc, c’est admettre inévitablement l’égalité du noir et du blanc. En effet, si les deux races avaient une différence native dans leurs aptitudes intellectuelles, on ne comprendrait jamais que le mulâtre, au lieu de représenter une intelligence moyenne, fit preuve au contraire d’une valeur intellectuelle égale à celle des deux géniteurs qu’on suppose supérieur à l’autre. Aussi la majeure partie des anthropologistes refusent-ils de reconnaître entre le mulâtre et le blanc cette égalité d’intelligence si positivement proclamée par le savant auteur de l’Espèce humaine.

M. Topinard pense que le produit du croisement des deux races sera supérieur, si les deux races mères le sont elles-mêmes ; médiocre, si l’une des deux races est supérieure et l’autre inférieure ; inférieur, si les deux races formatrices sont également inférieures. Étant donné qu’on admet la théorie de l’inégalité des races, je ne puis imaginer rien de plus logique qu’une telle opinion. Elle a toute la rectitude d’une vérité mathématique ; mais les sciences biologiques et sociales sauraient-elles se contenter de lois aussi simples? Je ne le jurerais pas. Mme Clémence Royer semble pourtant adopter la même opinion. « En cas de métissage, dit-elle, entre des individus exceptionnels, déjà métis des races inférieures, comme par exemple Alexandre Dumas, avec des individus des races supérieures, il est probable que les résultats seront favorables, au moins à un certain degré, et j’avoue qu’Alexandre Dumas est lui-même un produit très remarquable de métissage. Cependant nous reconnaissons tous qu’Alexandre Dumas était une organisation pauvre, au moins une organisation anormale. C’était un être exceptionnel, fort étrange, une imagination féconde certainement, et une intelligence supérieure à beaucoup d’égards, mais inférieure à beaucoup d’autres. Toute sa vie, Dumas est resté un vieil enfant, plein de verve juvénile, mais indiscutable et incapable d’accepter une autre règle que celle de ses caprices puissants. C’était un nègre blanc très bien doué, mais au moral, c’était un nègre. C’était un produit extraordinaire, ayant plutôt encore le caractère de l’hybride que celui du métis. Un fait aussi exceptionnel ne saurait être érigé en règle générale ; et l’on se demande ce que serait une nation composée d’Alexandre Dumas, même d’Alexandre Dumas fils[1]. »

Jusqu’où l’esprit de système ne pousse-t-il pas ceux qu’il inspire ! C’est un fait vraiment étrange que celui de la savante femme, attribuant à la dégénération du sang blanc · dans les veines de l’immortel romancier et poète, ces caprices puissants qui sont pourtant l’apanage de toutes les organisations qui sortent du commun. Avant et après Sénèque, on l`a souvent répété : « Il n’y a pas de grand esprit sans un grain de folie, » Nihil est ingenium magnum sine aliqua mixtura dementiæ. Mme Clémence Royer qui a aussi démesurément de l’esprit serait-elle la seule personne à oublier un si vieux et si vulgaire dicton ? Byron et Musset ne poussaient-ils pas leur nervosisme encore plus loin qu’Alexandre Dumas ? Pour être conséquente, la science anthropologique ne devrait-elle pas aussi les considérer comme des nègres, au point de vue moral ? J’avoue qu’à ce compte, toutes les célébrités, particulièrement et psychologiquement étudiées, seront classées parmi les organisations morales de nègres ; si bien que sans être nègre, on ne pourra accomplir rien de grand, rien de beau, rien de sublime ! Pour le coup ce serait franchement aller au-delà de ma thèse.

Cependant, tout insoutenable que soit l’opinion de l’école polygéniste, je la trouve beaucoup plus logique dans ses déductions que ne l’est M. de Quatrefages. L’erreur chez elle est au moins complète, entière. Si les conséquences sont fausses, ce n’est pas la faute du raisonnement, mais celle des prémisses généralement adoptées comme une vérité doctrinale et primordiale, proclamant une inégalité native et radicale entre les différentes races humaines. M. de Quatrefages opine-t-il contre cette inégalité ? Assurément non. L’illustre professeur admet l’égalité du mulâtre et du blanc, tout en affirmant l’inégalité irrémédiable du noir et du caucasien. Comment n’a-t-il pas senti alors la faiblesse de sa théorie, logiquement examinée ?

En effet, la logique est impitoyable, elle n’a aucune complaisance pour ceux qui s`en écartent. La moyenne de 4 et de 2 ne sera jamais 4, mais bien 3. À quelque puissance qu’on élève la valeur virtuelle du plus grand facteur, on ne pourra jamais établir une équation intégrale entre la moyenne engendrée et ce facteur, sans que les mathématiques cessent d’être mathématiques. On ne fera que circuler de x en y. Et, chose étonnante, plus le grand nombre évolue en croissance, plus la moyenne s’en écarte, en s’écartant également du petit nombre ! Ces déductions vigoureuses n’ont pu échapper à l’esprit perspicace de M. de Quatrefages. Embarrassé, mais désireux d’étayer toutes ses affirmations sur des bases rationnelles, il a imaginé une théorie spécieuse, essentiellement propre à masquer tout ce qu’il y a d’incohérent dans ses opinions. Voici donc comment il tâche d’expliquer la contradiction visible que nous offre sa doctrine anthropologique, relativement à la thèse insoutenable de l’inégalité des races.

« Chaque parent, dit-il, influe sur l’enfant en raison directe de ses qualités ethniques. Cette considération fort simple qui ressort a mes yeux d’une foule de faits de détails, fait comprendre aisément bien des résultats dont s’étonnent les physiologistes et les anthropologistes. Après avoir attribué à la mère un rôle prépondérant, Nott déclare avec surprise qu’au point de vue de l’intelligence le mulâtre se rapproche davantage du père blanc. Mais l’énergie intellectuelle n’est-elle pas supérieure chez le dernier à celle de la mère ? et n’est-il pas naturel qu’elle l’emporte des deux pouvoirs héréditaires ?…

« Lislet Geoffroy, entièrement nègre au physique, entièrement blanc par le caractère, l’intelligence et les aptitudes, est un exemple frappant. »

Quelque simple que puisse paraître l’explication aux yeux du savant anthropologiste, il faut convenir qu’il sort complètement du domaine de la science pour se cramponner à une pure fantaisie. En effet, quelle est la valeur de cette règle par laquelle on infère que chaque parent influe sur l’enfant en raison directe de ses qualités ethniques ? Ne serait-ce pas l’assertion d’un principe qui est encore à démontrer ? La forme sentencieuse sous laquelle elle est exprimée et qui est si propre à en imposer aux intelligences ordinaires, fait-elle rien autre chose que d’en cacher l’inanité scientifique ?

Si, par qualités ethniques des parents, l’on comprend la couleur, les cheveux et, jusqu’à un certain point, les formes du visage, on doit certainement en tenir compte ; mais s’agit-il de qualités morales et intellectuelles ? rien n’est alors plus vide de sens au point de vue anthropologique, eu égard à leur instabilité dans les races humaines. Ces dernières qualités, dans tous les cas, ne sont pas tellement indépendantes du reste de l’organisme, qu’on puisse leur attribuer une action héréditaire, distincte de l’influence physiologique générale que l’hérédité du père exerce sur l’enfant. D’ailleurs, si la théorie imaginée par M. de Quatrefages était vraie, il n’y aurait pas de mulâtre à peau jaune et aux cheveux bouclés comme sont ordinairement les métis du Noir et du Blanc. Les mulâtres seraient toujours noirs avec une chevelure crépue, comme leur mère ; ils auraient tous l’intelligence suréminente qu’on prétend être l’apanage exclusif de leur père. Or, c’est le contraire qui est vrai, c’est le contraire qui existe. Le métissage est un fait d’ordre purement physiologique et rien de plus. Lorsque le mulâtre est intelligent, ce n’est pas une vertu spéciale qu’il hérite des qualités ethniques de son père ou de sa mère, c’est plutôt une hérédité individuelle qui vient tantôt de l’un, tantôt de l’autre, sans aucune prévision catégorique.

Quant à ce qui concerne le cas de Lislet Geoffroy, physiquement nègre, mais moralement et intellectuellement blanc, j’avoue humblement que je n’ai jamais pu me rendre compte de ce curieux phénomène. Il a fallu que la conviction de M. de Quatrefages fût bien profonde dans la vérité de ses doctrines anthropologiques, pour qu’il avançât un tel fait comme un argument sérieux. La première pensée qui viendrait à l’esprit d’un homme moins prévenu contre les aptitudes natives du Noir, ce serait de se demander si le prétendu père blanc de Lislet Geoffroy avait contribué à mériter une telle paternité par autre chose que par son nom. Mais aux yeux de l’honorable savant, de rencontrer un Nègre d’une haute intelligence, ce serait une anomalie beaucoup plus grande que celle de voir un mulâtre, fils de blanc, complètement noir avec des cheveux crépus.

Sans pousser la témérité jusqu’à déclarer l’impossibilité du fait, on peut affirmer pertinemment qu’il y a mille chances contre une, pour qu’il ne se reproduise pas en des cas identiques. Un mulâtre issu d’un noir et d’un blanc peut, au lieu de cette couleur jaune nuancée de rouge qui lui est ordinaire avoir une teinte assez foncée pour ressembler à un griffe (aux 3/4 et même aux 4/5 noir) ; mais il existe toujours une compensation dans la finesse des traits ou dans la chevelure qui fera remarquer bien vite, à un observateur qui s’y connaît, les degrés physiologiques qui séparent cet individu de l’une ou de l’autre race. Les bizarreries vraiment étonnantes, dans la couleur, les cheveux et la particularité des traits ne commencent à se manifester que dans le croisement entre les métis de divers degrés.

Dans le premier croisement, les pouvoirs de l’hérédité physiologique de l’un et l’autre parent, agissant en sens opposé et avec la même force, doivent se modifier mutuellement et engendrer un produit d’une moyenne déterminée ; dans le second, les puissances héréditaires déjà diffuses et mélangées de part et d’autre, agissent par conséquent avec des forces confuses et inégales. C’est ainsi qu’entre le blanc pur et le noir pur, il sortira un enfant bien équilibré, tenant autant de sa mère que de son père ; mais entre des métis plus ou moins éloignés des races mères, on aura un enfant en qui les influences héréditaires sont tellement enchevêtrées, qu’il en résulte le plus grand désordre dans la reproduction des couleurs et des formes parentales.

Pour aborder le phénomène particulier que cite M. de Quatrefages, il n’est nullement sûr que Lislet Geoffroy fût un mulâtre par le sang, pas plus qu’il ne l’était par la peau et par la chevelure. Bory de Saint-Vincent, savant naturaliste, pouvant bien distinguer le nègre du mulâtre, et qui a dû connaître personnellement le mathématicien noir, en parle comme d’un vrai nègre. « Nous publierons, dit-il, comme un exemple du degré d’instruction ou peuvent parvenir les Éthiopiens, que l’homme le plus spirituel et le plus savant de l’Île-de-France était, quand nous visitâmes cette colonie, non un Blanc, mais le nègre Lillet-Geoffroy, correspondant de l’ancienne Académie des Sciences, encore aujourd’hui notre confrère à l’Institut, habile mathématicien, et devenu, dès avant la Révolution, par son talent et malgré sa couleur, capitaine du génie[2]. »

Si Bory de Saint-Vincent était un auteur qui écrivait en profane et mentionnait incidemment le fait en question, on pourrait bien croire qu’il se servait du mot nègre, sans faire aucune distinction entre l’homme noir et le mulâtre ; mais c’était un spécialiste, son ouvrage est purement scientifique et les paroles que nous venons de citer ont été dites par lui dans un but exprès, comme argument réfutatoire de l’inégalité des races. Il y a donc tout lieu de croire que c’est M. de Quatrefages qui se sera laissé induire à erreur.

Aussi bien, nous pouvons conclure que le mulâtre est réellement l’égal du blanc en intelligence : mais ce n’est nullement de celui-ci seul qu’il hérite les aptitudes intellectuelles qui sont le patrimoine commun de l’espèce humaine entière.

Pour clore cette controverse soulevée par la théorie de M. de Quatrefages, je ne puis mieux faire que de citer ici les paroles de l’un des hommes de couleur les plus remarquables et la plus belle individualité de sa race aux États-Unis. Frédérik Douglass, qui est une des preuves les plus saisissantes de l’égalité des races humaines, n’a pu rester inaperçu à ceux qui prêchent la théorie de l’inégalité. Il paraît que, pour s’expliquer ses grandes aptitudes, on avait invoqué la théorie de l’auteur de l’Espèce humaine. Voici comment a répondu l’honorable Marshal de Colombie : «  C’est à elle, à ma noble mère, à ma mère esclave, à ma mère au teint d’ébène, et non certes à mon origine présumée anglo-saxonne que je dois mes aspirations et ces facultés natives, inaliénable possession de la race persécutée et méprisée[3]. »

C’est bien là le langage que les mulâtres intelligents devraient toujours tenir à tous ceux qui pour mieux les mépriser, les engagent à mépriser leurs mères ! Ces paroles effacent en mon cœur un souvenir qui m’a longtemps attristé. Dans le remarquable ouvrage de M. de Tocqueville De la Démocratie en Amérique, le lecteur peut rencontrer les phrases suivantes :

« On voit au Sud de l’Union plus de mulâtres qu’au Nord, mais infiniment moins que dans aucune autre colonie européenne. Les mulâtres sont très peu nombreux aux États-Unis ; ils n’ont aucune force par eux-mêmes et, dans les querelles de races, ils font d’ordinaire cause commune avec les blancs. C’est ainsi qu’en Europe on voit les laquais des grands seigneurs trancher du noble avec le peuple. » Plus loin le grand publiciste a défini lui-même le sens du mot laquais. « Le mot laquais, dit-il, servait de terme extrême, quand tous les autres manquaient pour représenter la bassesse humaine ; sous l’ancienne monarchie, lorsqu’on voulait peindre en un mot un être vil et dégradé, on disait de lui qu’il avait l’âme d’un laquais. »

Grâce à la vigoureuse protestation de Douglass, on ne pourra plus voir des laquais dans tous les mulâtres des États-Unis…

II.

métis du noir et du mulâtre.

Le degré de métissage le mieux fait pour nous éclairer sur la question qui fait l’objet de cet ouvrage, est le croisement mulâtre et noir. S’il était vrai que l’intelligence est un produit du sang blanc, la portion congrue dévolue au mulâtre, pour le tirer de la désolation de l’ignorance éternelle, serait-elle assez puissante pour faire germer dans le sein de la femme noire les qualités intellectuelles que le métis n’a reçues que parcimonieusement ? À coup sûr, non. À mesure que les croisements s’éloignent du type blanc, ils devraient produire des résultats de moins en moins satisfaisants : telle est l’opinion exprimée par tous les savants qui soutiennent la théorie de l’inégalité des races. Mais ils ne se contentent pas de déclarer que le retour vers la race noire est une dégénération positive du type mulâtre dont le sang blanc avait commencé la rédemption physiologique ; ils ont de plus insinué que le produit du mulâtre et du noir doit non-seulement déchoir comparativement au mulâtre, mais encore doit tomber au-dessous du noir lui-même quoique celui-ci soit considéré comme le plus intime modèle des créatures humaines.

J’ai déjà cité les chiffres groupés par M. Sandifort B. Hunt, d’après des pesées effectuées sur des cerveaux de blancs, de métis de divers degrés et de noirs. Je répèterai seulement ici les paroles de M. Topinard : « Ne semble-t-il pas en résulter que le sang blanc, lorsqu’il prédomine chez un métis, exerce une action prépondérante en faveur du développement cérébral, tandis que la prépondérance inverse du sang nègre laisse le cerveau dans un état d’infériorité vis-à-vis même du nègre pur ? »

Cette idée exprimée ici sous une forme dubitative est adoptée et préconisée par la majeure partie des anthropologistes. Ils la répètent à chaque fois que l’occasion s’en présente, comme s’il s’agissait d’une vérité incontestable.

Voyons-en la portée sociologique. Le mulâtre qui aura été instruit de ces révélations terribles de l’anthropologie, éprouvera des craintes légitimes de s’allier au noir. Fille ou jeune homme, on n’accepte pas, joyeux, une alliance dont les fruits sont d’avance frappés d’une déchéance inéluctable. Dans la brutalité de cette doctrine, ce n’est pas seulement le mulâtre qu’elle met en garde contre l’alliance avec le noir, mais aussi celui-ci qu’elle défend de désirer une main jaune dans sa main noire, sous peine de procréer des êtres inférieurs à lui-même, lui que tous proclament le dernier des hommes !

Comprend-on une telle malédiction ? Si le noir a toujours été mal considéré par la race blanche, si le mulâtre est resté longtemps pour elle un être monstrueux, le griffe n’est-il pas, en un de compte, le bouc émissaire de toutes ces théories enfantées par le préjugé et qui, faute de lumière et de contradiction, se sont enfin immiscées dans le courant de la science ? Aussi là où un mouvement involontaire fait oublier le mépris systématique que l’on professe pour l’Africain pur, le griffe, moins heureux, reste encore marqué du sceau de la réprobation.

On peut en voir un exemple frappant dans la première production littéraire du plus grand penseur de ce siècle, de Victor Hugo. Le poète, quel que soit son génie, en vertu même de son génie, est toujours le fidèle reflet de la pensée de son siècle ; il n’est vraiment supérieur que lorsqu’il sait interpréter cette pensée, tout en l’idéalisant. Dans Bug-Jargal, Victor Hugo a voulu mettre en évidence le caractère de chacune des variétés humaines représentées par ses héros. Il montre le blanc généreux, le noir poétiquement noble ; mais du griffe il fait l’être le plus hideux. Habibrah, qu’il présente comme un griffe, est au physique, laid et difforme ; au moral, grincheux, lâche, envieux et haineux. C’est une œuvre d’adolescente jeunesse, mais cela ne fait que mieux ressortir l’influence que les idées ambiantes ont dû exercer sur l’enfant sublime, le futur maître de la poésie française.

Cependant le griffe, pas plus que le mulâtre, ne mérite cette réputation de couardise et d’envieuse ignorance que la prévention caucasienne lui a faite. En Haïti, où l’expérience du métissage se fait à tous les degrés, spontanément et naturellement, on ne trouve pas moins d’hommes intelligents et remarquablement organisés, parmi les griffes, qu’il ne s’en rencontre dans les autres variétés de l’espèce humaine. Parmi les griffes francs (quart de blanc) les capres, ou les sacatras, différentes combinaisons qui se font dans les croisements du mulâtre et du noir, on peut rencontrer des personnalités de la plus haute distinction intellectuelle et morale.

Pour la littérature, il faut citer d’abord M. Delorme, griffe brun, qui est l’un des hommes les plus remarquables de la jeune République. Il attire l’attention, non-seulement par ses qualités d’écrivain que nul ne peut contester, mais encore par cette constance rare dans la culture des lettres, constance qui dénote un esprit essentiellement ouvert à toutes les conceptions du beau et qui s’y complaît, sachant parfaitement les apprécier. M. Delorme n’a pas fait ses premières études en Europe, où il n’est venu que fort tard, déjà complètement formé. Cette particularité est digne d’être notée. Elle démontre que son organisation si bien douée n’a pas eu besoin du contact direct de la civilisation européenne, pour développer toutes ses belles aptitudes. Elles sont en lui natives. Leur épanouissement est donc le propre de chaque race humaine, à une certaine époque de son évolution historique.

M. Delorme a écrit plusieurs ouvrages plus ou moins importants, selon le goût de ceux qui lisent et leurs inclinations intellectuelles. Après s’être distingué en Haïti, comme parlementaire indépendant et libéral, comme journaliste spirituel et sagace, il publia à Bruxelles, durant son premier exil, en 1867, une brochure dont l’élévation des idées et la pureté du style furent hautement appréciées. Il s’agissait d’examiner la valeur politique et pratique du Système Monroë par une étude rapide, mais consciencieuse, de la démocratie américaine. On peut dire qu’aucun de ceux qui ont abordé le même sujet n’y a apporté plus de clarté et de large philosophie.

Revenu en Europe, en 1869, M. Delorme se remit courageusement au travail. Il publia en 1870, à Paris, les Théoriciens au pouvoir, qui auraient un réel succès s’ils étaient signés d’un nom d’auteur déjà connu ou s’ils émanaient d’une personnalité en relief dans la politique européenne. Le fond de l’ouvrage est une simple question d’histoire ; mais le plan arrêté pour le développement de la thèse, l’agencement habile des parties, les nuances, les fines allusions, un style aussi aisé que soutenu, en font une œuvre de la meilleure littérature. Jamais on n’a mieux réuni l’utile à l’agréable. Des épisodes délicatement amenés et spirituellement contés ; des descriptions d’une touche heureuse, charmante, savamment colorées, achèvent les qualités de cette production dont le mérite est d’autant plus considérable que le thème choisi par l’auteur était essentiellement ingrat.

Souvent le voyageur parcourt longtemps des paysages enchantés, où toutes les exubérances d’une riante nature, brillante anthèse où le parfum vient en aide aux couleurs, semblent s’épanouir pour captiver ses regards, ravir son cœur et son esprit. Il en jouit, mais avec une nonchalante indifférence : l’excès même de ses sensations lui communique une prompte lassitude. Cependant qu’il soit transporté en des landes désertes et arides, où tout ne promet que l’image de la désolation et de l’ennui : combien ne sera-t-il pas émerveillé, lorsqu’une main savante, par un prodige d’adresse et d’art incomparable, répand sur tout le long de son trajet des enjolivements si bien combinés qu’il en arrive jusqu’au bout, en musant, sans même s’occuper des cailloux qui lui meurtrissent un peu les pieds !

Après les Théoriciens au pouvoir, M. Delorme écrivit Francesca, roman historique qui est un essai aux formes indécises. D’aucuns peuvent y trouver une intrigue trop lâche, une trop grande dispersion de l’intérêt dramatique, lequel n’est pas toujours concentré sur l’héroïne, une belle Napolitaine habilement profilée, d’ailleurs. L’écrivain est toujours écrivain, mais on sent que l’artiste n’est pas absolument dans son domaine.

Plus tard encore, notre remarquable compatriote a publié « Le Damné », roman de longue haleine qu’il nous est impossible d’analyser ici.

Tant de productions variées placent M. Delorme au rang des écrivains dont la vocation est franchement déterminée. Quelles que soient les appréciations que l’on porte sur ses œuvres, il n’est pas possible de méconnaître en lui un lettré de fine race, ayant tous les petits défauts et toutes les belles qualités de l’homme de lettres, tel qu’il se développe dans les centres les plus civilisés de l’Europe. Aussi, ne puis-je qu’applaudir, toutes les fois que je vois la jeunesse intelligente de mon pays, faire un cercle d’honneur autour de M. Delorme qu’elle proclame le doyen de la littérature haïtienne ! On assure que notre fin littérateur, avec une pertinacité de labeur vraiment distinguée, il prépare en ce moment un ouvrage considérable sur le développement de l’art dans les Pays-Bas. Je salue d’avance cette œuvre attendue où M. Delorme, esprit surtout généralisateur, déploiera sans nul doute un vrai talent d’esthéticien, en enrichissant d’une nouvelle fleur notre jeune et gracieuse littérature.

Comme poète, il faut nommer M. Paul Lochard, griffe aussi. C’est le chantre austère de notre île aux sites pittoresques, aux épis dorés par le soleil tropical. De même que M. Delorme, il a fait toutes ses études en Haïti.

Esprit large et serein, mais où la semence religieuse a jeté une empreinte profonde, M. Lochard met la poésie de ses vers au service de toutes les grandes idées d’amélioration et de progrès de l’espèce humaine. Cette poésie, c’est le chant d’une conscience qui embrasse toutes les nobles et belles idées, et les fait chatoyer comme autant de pierres précieuses. Il cherche à deviner les mystères de la destinée et à soulever le voile de l’inconnu, comme s’il voudrait voir, dans un rêve splendide, le rayonnement divin de l’au-delà. C’est bien là une aspiration de poète moderniste, dans notre époque où l’on a toutes les curiosités mêlées à tous les genres d’émotions.

Dans les Chants du soir de M. Lochard, la versification est correcte, facile et ferme, ayant un rythme varié et des rimes sonores. Toutes ses créations sont éclatantes de lumière vive et de modulations variées, mais la note grave y prédomine. On y trouve un je ne sais quoi de solennel qui lui constitue une originalité indiscutable. C’est une âme imprégnée de bonne heure du parfum des Saintes Écritures. Moïse et Lamartine, David et Milton y ont fait une impression égale, à travers toutes les suggestions de la littérature contemporaine. Aussi le lit-on sans fatigue, encore qu’il nous communique des émotions fort troublantes ! On le quitte toujours avec un certain désir de perfection dont nous ne pouvons pas atteindre la plénitude, mais dont la prestigieuse stimulation nous excite délicieusement et nous fait découvrir mille coins bleus dans les tristesses et les joies qui forment les harmonies de l’existence.

De la même famille d’esprit était Alcibiade Fleury-Battier, griffe très brun. Moins correct que Paul Lochard, il avait une gamme beaucoup plus variée, une intuition supérieure de l’art. On ne lui trouvera pas, à coup sûr, cette élévation de pensée, cette attitude solennelle qui fait du poète une sorte de prophète et transforme le Parnasse aux sources limpides en Sinaï fulgurant ; mais plus humain, plus à notre portée que son émule, il avait des chants doux et harmonieux, de vrais chants du cœur. Dans une heure de poétique ivresse, plus d’une âme grisée par l’idéal y trouveront des accents qui répondent à leurs aspirations, des notes à l’unisson avec les notes indécises qui s’échappent de leur poitrine oppressée.

Ce qui distingue surtout les poésies de Battier, c’est la préoccupation constante de peindre notre belle nature tropicale, en ce qu’elle a de plus fascinateur. Sous les Bambous ne pourront jamais être cités comme un ouvrage classique. À part quelques poésies bien senties et bien écrites, tant au point de vue de la versification qu’à celui de l’enchaînement harmonique des pensées qui se déroulent en images gracieuses et pleines de naïve fraîcheur, on y découvre une composition trop hâtée. Mais c’est un volume où les jeunes Haïtiens, amants des muses, trouveront plus d’une belle inspiration qu’il faut reprendre, plus d’une sainte émotion qu’il faut vivre et comme poète comme patriote !

Cet intelligent et sympathique écrivain est mort bien jeune. Avec son amour du travail, son ardent désir de toujours monter, de perfectionner de plus en plus son esprit, il n’est pas douteux qu’il n’arrivât à réunir toutes les qualités qui font un grand poète. Cependant son seul exemple suffirait à prouver que la race noire, en retrempant de sa riche sève les rejetons mulâtres, issus de son croisement avec le blanc, ne leur communique aucun principe d’abâtardissement intellectuel ou moral. Elle continue plutôt en eux l’épanouissement superbe dont elle a la force et les aptitudes, épanouissement qu’elle réalise infailliblement, toutes les fois que les influences qui ont favorisé l’éclosion des grandes qualités dans les autres races humaines, viennent aussi la stimuler par leur puissante action.

Un autre jeune poète griffe d’un grand avenir est M. Thalès Manigat, du Cap-Haïtien. Son talent s’est développé tout seul dans le silence du travail. Ce qu’il a de fort remarquable, c’est le faire exquis dont les écrivains de race donnent seuls l’exemple. On y rencontre la riche variation des notes, les rimes harmonieuses et sonores, la coupe savante du vers coulé dans une forme toute moderne, l’art des enjambements entendu à un degré supérieur ; il a enfin toutes ces habiletés du vrai artiste, lequel change les mots en autant de matières plastiques d’où il tire des ciselures, des arabesques, sachant mettre l’idée en relief pour la faire briller comme dans un écrin.

Les poésies de M. Thalès Manigat sont encore inédites, sauf quelques pièces fugitives publiées dans les journaux du pays ; je prends donc la liberté d’en offrir un spécimen au lecteur. Ce n’est pas la plus belle, ni la meilleure de ses compositions ; mais je n’en ai pas d’autre sous la main. Telle qu’elle est, je la trouve encore digne de figurer dans les meilleurs recueils.




LA HAVANAISE.




à mon ami Jules Auguste.


La lune était sereine et jouait sur les flots. (Victor Hugo).


Sur la mer azurée où se mire l’étoile
Sereine de la nuit,
Légère et confiante, une éclatante voile
Se balance sans bruit :
C’est l’esquif de la belle havanaise
Au teint brun velouté ;
Aux bras de son amant la señora tout aise
Étale sa beauté.

Des saphirs à son col brillent, une basquine

Aux plus riches couleurs

Resserre élégamment sa taille svelte et fine ;

De Bejucal[4] les fleurs

Ornent sa chevelure ondoyante et soyeuse

Et des baisers ardents,

Venant s’épanouir sur sa lèvre rieuse,

Montrent ses blanches dents,

Dans la nature, tout les invite à la joie,

Au plaisir chaste et pur :

Le ciel qui dans l’éther impalpable déploie

Son éventail d’azur

Parsemé de fleurs d’or ; la brise qui soupire,

En effleurant les flots,

Et descend lentement sur la plage bruire

Ainsi que des grelots.

Sur le sein ingénu de Juanita s’incline

La tête de Carlo ;

La querida niña, sur une mandoline,

Chante un romancero.

Pleine d’émotion, sa voix claire et vibrante

S’envole vers les cieux,

Tout son être frissonne et son âme tremblante

Brille dans ses grands yeux.

Écoutant cette tendre et douce mélodie

S’égrenant dans la nuit

Comme un timbre de luth, de harpe d’Éolie

Que Zéphyr qui s’enfuit,

Racontant ses désirs aux fleurs, aux prés, aux grèves,

Fait vibrer tout joyeux,

Carlo bercé de joie et d’amour et de rêve,

Plonge son œil aux cieux.

Mais la lune, irisant la frange d’un nuage,

Se montre à l’horizon

Et répand sa clarté sur l’Océan sauvage

Et le soyeux gazon :

Tout à coup, des beaux doigts de la charmante fille

S’échappe l’instrument

Aux magiques accords, et son regard pétille

Plein de ravissement…

« Nuit sereine, dit-elle, ô nature sublime !

Voix immense de Dieu

« Dont le souffle remplit mon cœur devant l’abîme
« Des mers et du ciel bleu !
« L’oiseau dans la forêt t’abandonne sa gamme,
« La brise, son soupir ;
« La rose, ses parfums : moi, qui n’ai qu’une âme,
« Que puis-je donc t’offrir ?… »

« Juana, dit le jeune homme, abaissant sa paupière
Sur la joyeuse enfant,
« Ouvre ton cœur candide et verse la prière
Et l’amour triomphant :
« Le flot doit murmurer, le feu donner la flamme,
La rose parfumer,
« La brise respirer, et sans cesse la femme ;
« Doit prier, doit aimer. »

(Décembre 1882).


Ce n’est pas seulement dans la littérature que le griffe montre ses aptitudes intellectuelles. Parmi les nombreux docteurs en médecine de la Faculté de Paris que possède actuellement la République haïtienne, on rencontre plusieurs individus de cette nuance. Mentionnons surtout M. le docteur Louis Audain, aussi habile praticien que savant médecin. Il occupe en ce moment une des meilleures positions à Beauvais. Chaque jour, il voit augmenter sa clientèle. C’est la meilleure preuve qu’on puisse donner de sa science et de son habileté dans la carrière médicale. Beauvais est a moins de vingt lieues de Paris et ce n’est pas des médecins français qui y font défaut. Tout porte donc à croire que si le disciple bronzé d’Esculape a pu y avoir accès, c’est que ses aptitudes n’ont pas été trouvées au-dessous de celles des autres. On peut aussi affirmer que, comme tête et comme cœur, M. Audain est capable d’affronter la comparaison avec les hommes de n’importe quelle race, sans en sortir humilié. M. Archimède Désert, également docteur en médecine de la Faculté de Paris, beaucoup plus jeune et ayant moins de pratique que le docteur Audain, est d’une intelligence tout aussi remarquable. Il dirige actuellement l’École de médecine de Port-au-Prince.

À côté de ces deux échantillons d’une valeur supérieure, il convient de citer le nom de M. le docteur Aubry, griffe comme eux, praticien habile qui a fait toutes ses études médicales en Haïti, mais dont le talent est toujours apprécié par tous ceux qui ne cherchent pas dans les brillants accessoires le fond même des aptitudes que l’on a droit d’exiger de chaque profession. Il a voyagé plusieurs fois en Europe et visité surtout Paris, où il vient de temps en temps se mettre au courant des derniers progrès de la science spéciale à laquelle il s’est voué.

M. Aubry est chevalier de la Légion d’honneur. La France l’a gratifié de ce ruban qui est la décoration la plus enviable et la mieux considérée dans l’univers entier, par suite d’une généreuse et noble action. Toute une garnison de la marine de guerre française fut atteinte de la fièvre jaune en Haïti, en 1867 ou 1868. Sans s’effrayer d’aucune fatigue ni d’aucun danger, il entreprit de soigner ces hommes dont la position paraissait désespérante ; il prodigua ses peines sans réserve, avec un dévouement multiplié. Ses efforts furent couronnés du plus grand succès, car tous les gens confiés à ses soins furent sauvés de la terrible épidémie !


Pour la jurisprudence, on trouve dans la magistrature d’Haïti de nombreux griffes d’un grand mérite. Leur grande sagacité et leur profonde intelligence de toutes les questions de droit offrent une garantie sérieuse pour la justice et légitiment la considération dont jouissent nos tribunaux.

Entre autres, nous pouvons faire mention de M. Henri Durand, ancien juge au tribunal de cassation. Nature indépendante et fière, esprit ouvert, toujours en quête de lumières, il fournit un bel exemple de cette honorabilité incorruptible mais sans morgue qui est le plus bel ornement du caractère.

M. Énoch Désert, griffe très brun, presque noir, est docteur en droit de la Faculté de Paris. C’est un esprit supérieurement cultivé. Il a écrit divers ouvrages sur les finances et l’économie politique, consacrés spécialement à éclaircir les questions que soulève l’état financier et économique de la République haïtienne[5].

Son pays, sa race a le droit d’attendre de lui qu’il continue à travailler, à progresser, pour montrer d’une manière de plus en plus éclatante ce dont est capable un homme de sa nuance, lorsqu’il a eu le privilège de grandir à côté des Européens, dans ces temples de l’étude qui sont le plus beau produit de la civilisation et, en même temps, le plus sûr gage de supériorité en faveur des nations qui les possèdent.

M. Dalbémar Jean-Joseph, ancien ministre de la justice, est un des avocats les plus remarquables du barreau haïtien. Intelligence fine et clairvoyante, esprit admirablement doué, il réunit les qualités d’un écrivain correct aux talents si appréciables d’un orateur disert et pénétrant.

M. Magny, ancien député, ex-sénateur de la République d’Haïti, est un homme vraiment supérieur. Réunissant à une probité antique une instruction solide et variée, il donne l’exemple d’une telle modestie, d’une dignité si bien contempérée par l’urbanité jamais troublée de ses allures, que l’on peut hautement certifier qu’en aucun point de la terre on ne saurait rencontrer une plus belle personnalité.


On pourrait citer encore Eluspha Laporte, musicien consommé, habile instrumentiste. Enlevé trop tôt à l’art où il était déjà un virtuose de premier ordre, il a laissé des compositions superbes. Elles seront sûrement recueillies et publiées, le jour où Haïti aura compris la nécessité qu’il y a de réunir tout ce que ses enfants ont produit, tant dans les arts que dans les sciences, les lettres et l’industrie, afin de prouver au monde entier toutes les belles aptitudes dont les descendants de l’Africain peuvent faire preuve, quand ils jouissent de la liberté et se désaltèrent, comme les autres peuples civilisés, aux sources vivifiantes de la science.

Il y a encore un jeune haïtien de la plus belle intelligence, griffe brun comme les précédents. C’est M. Emmanuel Chancy. Travailleur modeste, mais infatigable, il vient d’augmenter la liste des écrivains que compte notre jeune République, en publiant un ouvrage très sérieux sur « l’Indépendance d’Haïti ». C’est une œuvre de critique historique délicate et savante. Nous pensons bien qu’il ne s’arrêtera pas en si beau chemin ; car ces sortes de travaux sont d’une nécessité capitale pour la parfaite intelligence de notre histoire nationale.


Certes, voilà bien des noms cités. Tant d’exemples n’enlèvent-ils pas aux négateurs incorrigibles le droit de continuer à douter des aptitudes morales et intellectuelles du produit que donne le croisement du mulâtre et du noir ? Il faut pourtant nommer encore un autre griffe haïtien de la plus puissante individualité, dont les talents et le caractère le feraient distinguer dans n’importe quelle nation où il pourrait naître. Je veux parler de M. Edmond Paul.

Cet homme vraiment considérable a fait ses études à Paris, de même que la plupart des Haïtiens aisés. Mais un trait particulier et fort remarquable en lui, c’est qu’il n’a jamais eu une préoccupation plus constante que celle de contribuer à la glorification et au relèvement de la race noire dont il est sorti. Dans son apostolat précoce, au lieu de s’attacher, comme tant d’autres jeunes hommes, aux succès scolaires où l’amour des diplômes fait veiller constamment sur la forme et la lettre, en négligeant souvent le fond des choses, M. Edmond Paul ne s’occupa que des études sérieuses, spéciales, propres à éclairer et mûrir son esprit. Luttant contre toutes les difficultés avec une volonté inflexible, il parvint de bonne heure à se pénétrer parfaitement de toutes les questions les plus intéressantes · pour un peuple qui a besoin de se développer.

C’est ainsi qu’à peine âgé de vingt-quatre ans, il publiait déjà, à Paris, des ouvrages[6] dont le but est infiniment élevé. Ce sont malheureusement des études économiques et sociales dont la plus légère analyse serait déplacée dans un ouvrage de la nature de celui-ci. D’ailleurs on pourra en avoir une idée par quelques citations que nous aurons occasion de faire.

Dès sa première publication, il avait pris position. Il est peut-être le premier Haïtien de sa nuance qui ait compris qu’on ne peut l’estimer ou l’apprécier sincèrement, quand on croit à l’infériorité native de la race noire ; au moins est-il le premier qui ait eu le courage de déclarer que ce qu’il cherche avant tout, c’est le moyen d’aider les Noirs d’Haïti à prouver au monde entier les hautes qualités dont ils sont doués à l’égal de toutes les autres races humaines ! Par ce côté, la personnalité de M. Paul a pour nous un intérêt spécial et saisissant. Dans une discussion aussi savante que délicate, à propos d’un article fameux de la Constitution haïtienne, lequel prohibe le droit de propriété territoriale aux étrangers, le consciencieux publiciste écrivit ces remarquables paroles que je détache de tant d’autres tout aussi excellentes : « Le génie nègre déchu, le noir rejeté au second plan, qui eût pris soin de ses aptitudes ?… Est-il, dans les Antilles, des noirs qui portent plus profondément empreint sur leur physionomie le sentiment de l’homme que le noir d’Haïti ?… Oubliez-vous qu’Haïti seule est appelée à résoudre le grand problème de l’aptitude des noirs à la civilisation[7] ?… »

Ce sont autant de questions suivies de développements profonds, où l’écrivain ne ménage ni les Granier Cassagnac, ni les auteurs (haïtiens?) de la Gérontocratie, qui, après avoir lu sans doute le livre de M. de Gobineau, avaient émis les idées les plus dissolvantes, relativement à la solidarité nationale d’Haïti.

Il est peut-être bon de citer ici un passage du célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines. Le volume qui parut, vers 1860, sous le titre de Gérontocratie, n’est qu’une amplification des lignes suivantes. On ne saurait les prendre au sérieux ; cependant ne voyons-nous pas de temps en temps un Léo Quesnel en rééditer les mêmes impressions, comme une inspiration personnelle puisée dans les meilleures études ?

« L’histoire d’Haïti, de la démocratique Haïti, dit M. de Gobineau, n’est qu’une longue relation de massacres ; massacres des mulâtres par les nègres, lorsque ceux-ci sont les plus forts ; des nègres par les mulâtres, lorsque le pouvoir est aux mains de ces derniers. Les institutions pour philanthropiques qu’elles se donnent, n’y peuvent rien ; elles dorment impuissantes sur le papier où on les a écrites ; ce qui règne sans frein, c’est le véritable esprit des populations. Conformément à une loi naturelle indiquée plus haut, la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne sont pas aptes à se civiliser, nourrit l’horreur la plus profonde pour toutes les autres races ; aussi voit-on les nègres d’Haïti repousser énergiquement les blancs et leur défendre l’entrée de leur territoire ; ils voudraient de même exclure les mulâtres et visent à leur extermination…

« Je suppose le cas où les populations de ce malheureux pays auraient pu agir conformément à l’esprit des races dont elles sont issues, ou, ne se trouvant pas sous le protectorat inévitable et l’impulsion d’idées étrangères, elles auraient formé leur société tout à fait librement et en suivant leurs seuls instincts. Alors il se serait fait, plus ou moins spontanément, mais jamais sans quelques violences, une séparation entre les gens des deux couleurs.

« Les mulâtres auraient habité les bords de la mer, afin de se tenir toujours avec les Européens dans des rapports qu’ils recherchent. Sous la direction de ceux-ci, on les aurait vus marchands, courtiers surtout, avocats, médecins, resserrer des liens qui les flattent, se mélanger de plus en plus, s’améliorer graduellement, perdre, dans des proportions données, le caractère avec le sang africain.

« Les nègres se seraient retirés dans l’intérieur et ils y auraient formé de petites sociétés analogues à celles que créaient jadis les esclaves marrons, à Saint-Domingue même, à la Martinique, à la Jamaïque et surtout à Cuba, dont le territoire étendu et les forêts profondes offrent des abris plus sûrs. Là, au milieu des productions si variées et si brillantes de la végétation antilienne, le noir américain, abondamment pourvu de moyens d’existence que prodigue, à si peu de frais, une terre opulente, serait revenu en toute liberté à l’organisation despotiquement patriarcale si naturelle à ceux de ses congénères que les vainqueurs musulmans de l’Afrique n’ont pas encore contraints[8]. »

Les expressions du comte de Gobineau sont fortes, calomnieuses et exagérées, cependant je les ai froidement transcrites, pensant que dans l’exagération même du dénigrement, il y a encore une leçon à tirer… Bien des gens en Haïti doivent en ignorer l’existence ; d’autres qui les ont lues semblent les avoir trop prises à la lettre. De là est sortie la Gérontocratie. J’ai positivement dit que l’analyse des ouvrages de M. Edmond Paul serait ici déplacée. Qu’il me suffise de citer la réfutation qu’il a faite en quelques lignes de toutes les idées de M. de Gobineau ou de ses adeptes, encore que le nom de cet auteur n’y figure nullement.

« Il n’est pas rare, dit M. Paul, de rencontrer des gens qui demandent qu’Haïti ne soit qu’un simple comptoir de commerce : les Haïtiens seraient travaillant dans les plaines, dans les mornes, et le commerce se ferait, dans les villes, avec nos intermédiaires obligés. Oh ! ceux-là professent une profonde vénération pour l’agriculture… Et ceux-là oublient que nous avons aussi pour mission de former une « cité » jaune noire avec ses arts, ses sciences, ses vertus, où règne l’esprit[9]. »

Plus tard, le courageux publiciste a publié le Salut de la société, où la même élévation d’idées, la même inflexible logique et le même esprit de justice prédominent. Durant son exil de 1874 à 1876, M. Edmond Paul écrivit un nouvel ouvrage d’économie politique, où il traita la question si importante de l’Impôt sur le café en Haïti. Avec une suite admirable dans ses idées, c’est toujours au point de vue du relèvement moral des populations noires de la plaine, qu’il considère les faits ; et toutes ces conclusions tendent à demander que le producteur du café, le cultivateur des mornes ne soit pas tellement écrasé par le poids de l’impôt qu’il devienne impuissant à améliorer son existence matérielle et à effectuer l’évolution morale qui doit le transformer.

M. Paul a, de plus, édité à Kingston un dernier ouvrage intitulé : La cause de nos malheurs. C’est une œuvre purement politique et par conséquent systématique. Il n’est donc pas nécessaire de s’y arrêter.

En dehors des titres que donne la production de tant d’ouvrages écrits avec une telle hauteur de vue et de logique, il faut encore ajouter que notre illustre compatriote est un journaliste consommé, le parlementaire le plus correct que nous ayons eu en Haïti ; il ne prend la parole, dans les grandes circonstances, que pour enlever une situation. Ce n’est pas un orateur disert ; mais son éloquence grave et sévère, ayant parfois trop de solennité, s’impose tout de même et produit infailliblement son effet dans une espèce de sursum corda !

Que l’on conteste à M. Edmond Paul le mérite d’un beau style, en notant dans ses écrits des corrections de forme qui lui échappent parfois, au grand détriment de l’élégance et d’une bonne phraséologie, il n’est pas moins incontestable que ses pensées et ses conceptions sont larges, conséquentes, élevées, hautement adaptées au besoin d’évolution morale et intellectuelle de la race noire d’Haïti.

Pour moi, en faisant abstraction expresse de la politique pratique, dont les préoccupations m’écarteraient positivement du but auquel tend ce livre, j’avoue que je n’ai jamais vu cet homme sans éprouver une certaine émotion ; car j’ai une pleine conscience de l’influence que ses écrits ont exercée sur mon intelligence et de la grande part qu’ils ont eue dans le développement de mon esprit.

Partout donc, dans toutes les carrières, contrairement à ce que laisserait supposer les chiffres de M. Sandifort B. Hunt et la théorie qui semble en découler, le griffe se montre apte à s’assimiler toutes les connaissances, à s’inspirer des sentiments les plus élevés qui puissent orner le caractère de l’homme.

À part les aptitudes spéculatives, son esprit possède admirablement toutes les qualités pratiques. Dans les entreprises où il faut employer le plus de constance et d’énergique volonté, il réussit aussi bien que d’autres. Il a déjà escaladé les plus hautes positions du commerce haïtien. M. Théagène Lahens, à Port-au-Prince, les MM. Étienne, au Cap-Haïtien, occupent les premiers rangs dans les grandes spéculations commerciales.

Ces derniers, surtout, se font remarquer par un tact, une intelligence des affaires absolument rare, quand on pense aux nombreuses difficultés qu’ils ont dû surmonter pour arriver à leur situation actuelle et s’y maintenir avec de si belles perspectives. Ce qui les distingue encore, c’est l’alliance de toutes les habiletés du négoce avec un sentiment de patriotisme ardent et peu commun, parmi ceux-là même qui prétendent se consacrer spécialement aux affaires politiques. Leurs aspirations seraient de voir le pays entreprendre en même temps qu’eux la grande ascension vers le progrès et la prospérité, résultat difficile auquel les forts seuls atteignent dans un effort de suprême volonté et d’intelligence. Rompant avec les principes égoïstes qui ont toujours dirigé la gent mercantile d’Haïti, leurs préoccupations sont d’ouvrir au pays des horizons nouveaux, en mettant leur crédit, leur esprit d’ordre et d’initiative et leur sagacité incontestable au service du travail national, — agriculture ou industrie. Pour passer de la conception à la réalisation, ils ne demandent sans doute que cette sécurité générale et durable, hors de laquelle les capitaux ne s’aventurent jamais. Avec de telles idées, on a l’esprit large et on accomplit des prodiges, quand bien même on n’agirait décisivement que dans le cercle étroit de ses intérêts privés. Aussi, leur maison, une des plus solides du pays, est-elle destinée à en devenir infailliblement la plus grande et la plus riche, dans une dizaine d’années d’ici !

On ne peut que s’en féliciter ; car s’il se trouvait dans la jeune République une vingtaine de commerçants avec leur position, leurs aptitudes, et leur esprit de progrès, on ne saurait calculer toute l’influence heureuse qui en jaillirait pour l’avenir de notre patrie et la régénération de cette race dont nous représentons, en Haïti, les spécimens sur lesquels doivent se faire toutes les observations scientifiques et rationnelles.

Qu’on ne croie pas que ces qualités dont je fais ici l’éloge soient aucunement à dédaigner au point de vue des aptitudes ethniques. Il faut que les hommes de la race noire se persuadent de ce fait : — Ils ne parviendront à faire reconnaître incontestablement leur égalité d’aptitudes, à côté de tous les autres hommes, que du jour où ils sauront réaliser les conquêtes matérielles, qui donnent les clefs de la fortune, en même temps que les conquêtes intellectuelles, qui donnent les clefs de la science. — Conquérir une haute position pécuniaire par son travail, par son esprit d’ordre et de prévoyance, n’est pas chose si facile que l’on se l’imagine parmi ceux qui n’ont jamais essayé. On aura beau dire, la lente accumulation du capital et son accroissement réalisé par des combinaisons intelligentes ne réclament pas moins de tête que la solution d’un problème de trigonométrie sphérique ou la résolution d’une intégrale. Quelque étrange que puisse paraître cette proposition, elle n’est pas moins l’expression de la pure vérité. Dans le second cas, il ne s’agit que du simple résultat d’un exercice intellectuel, exercice d’un ordre bien élevé, j’en conviens, mais où l’éducation préalable de l’esprit constitue le principal ressort ; dans le premier, il faut en outre une intelligence soutenue et vive, appuyée sur une moralité éprouvée, de telle sorte que toutes les facultés de l’être sont mises en action et constamment tenues en haleine.

Tous ces raisonnements touchent déjà trop à l’économie politique dont l’anthropologie doit aussi s’éclairer, mais dont elle s’éloigne assez pour qu’on ne s’y complaise pas extrêmement au cours de cet ouvrage. Il vaut donc mieux passer à un autre ordre d’arguments beaucoup plus conformes à notre sujet.




  1. Congrès intern. des sciences ethnogr., tenu à Paris en 1878, p. 196.
  2. Bory de Saint-Vincent, loco citato, t. II. p. 64
  3. Frédérik Douglass, Mes années d’esclavage et de liberté.
  4. Village aux environs de la Havane.
  5. Les réformes financières de la République d’Haïti. La Banque nationale d’Haïti, etc.
  6. L’éducation industrielle du peuple. — Questions politico-économiques. Paris, Guillaumin, 1862-1863.
  7. Ed. Paul, Questions politico-économiques, 2e partie, p. 82 et 94.
  8. De Gobineau, loco citato, t. I, p. 49-50.
  9. Les mots sont écrits textuellement en note à la page 12 de l’Éducat. industr. du peuple, etc. Les soulignements sont de l’auteur même.