De l’égalité des races humaines/Chapitre 17

CHAPITRE XVII.

Rôle de la race noire dans l’histoire de la civilisation.
Et le génie m’indiquant du doigt les objets : « Ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans l’aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont les squelettes des villes opulentes dont s’enorgueillissait l’ancienne Éthiopie ; voila cette Thèbes aux cent palais, métropole première des sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d’opinions qui régissent encore les peuples à leur insu. »
(Volney).

I.

ÉTHIOPIE, ÉGYPTE ET HAÏTI.


Pour répondre à ceux qui refusent à la race éthiopique toute part active dans le développement historique de notre espèce, ne suffit-il pas de citer l’existence des anciens Égyptiens ? On a pu soutenir la thèse curieuse de l’infériorité radicale des peuples noirs, tout le temps qu’une science de faux aloi et d’une complaisance coupable a maintenu l’opinion que les Rétous étaient de race blanche ; mais aujourd’hui que la critique historique, parvenue à son plus haut degré d’élaboration, met tous les esprits perspicaces et sincères à même de rétablir la vérité sur ce point d’une importance capitale, est-il possible de fermer les yeux à la lumière et de continuer la propagation de la même doctrine ? Rien ne serait plus malaisé pour les partisans de la théorie de l’inégalité des races humaines. En effet, les anciens riverains du Nil ayant été reconnus de race noire, comme je me suis évertué pour l’établir, avec surabondance de preuves, voyons ce que l’humanité doit à cette race.

Une longue énumération n’est aucunement nécessaire. Pour ce qui a trait aux conquêtes matérielles réalisées sur notre globe, nul de ceux qui ont étudié l’archéologie et les antiquités égyptiennes n’ignore la grande part d’initiative que ce peuple industrieux a eue dans tous les genres de travaux. Les différentes sortes de fabrications manuelles dont la connaissance a été de la plus grande utilité pour le développement des sociétés humaines ont été généralement inventées en Égypte ou en Éthiopie. L’on y découvre les traces de tous les métiers, de toutes les professions. Jamais le génie des constructions n’a été porté plus loin ; jamais avec des moyens aussi élémentaires on n’a tiré des effets aussi magnifiques dans le domaine de l’art. Les monuments de l’Égypte semblent braver le temps pour immortaliser le souvenir de ces populations, noires vraiment remarquables par leurs conceptions artistiques. Là, l’imagination, planant dans un océan de lumière, a enfanté tout ce qu’on a vu de plus splendide, de plus grandiose dans le monde. Il est bien établi qu’aucune école sculpturale ou architectonique n’égalera jamais la hardiesse de l’ancien canon égyptien, dont les proportions gigantesques et la netteté des lignes défient toute imitation. Sous le ciel clair de l’Attique, rencontrera sans doute des formes délicates et pures où le fini de l’exécution excite dans l’âme une douce impression de sérénité ; mais ce n’est plus cette grandeur majestueuse qui vous écrase l’esprit, tout en vous inspirant un sentiment d’invincible fierté, à la contemplation de ces masses colossales que la volonté humaine a su plier à ses caprices !

Pour ce qui s’agit du développement intellectuel de l’humanité, il n’existe de doute dans l’esprit de personne la-dessus : nous devons à l’Égypte tous les rudiments qui ont concouru à l’édification de la science moderne. La seule chose que l’on pourrait croire étrangère à la civilisation égyptienne, c’est l’évolution morale que les peuples occidentaux ont commencée avec la philosophie grecque et ont continuée jusqu’à nos jours, avec des crises plus ou moins longues, plus ou moins perturbatrices. Mais mieux on découvre le sens de ces vieux manuscrits couverts d’hiéroglyphes, conservés par la solidité du papyrus égyptien ou burinés sur les stèles et les bas-reliefs antiques, plus on se convainc du haut développement moral auquel étaient parvenues les populations nilotiques de l’époque des Pharaons. C’est toujours cette même morale douce, humaine, très sobre de métaphysique et d’idées surnaturelles, indépendante de toute superstition religieuse, que l’on retrouve à l’état rudimentaire chez toutes les peuplades noires de l’Afrique soudanienne, jusqu’à l’invasion du grand courant islamique dont le fanatisme est un caractère essentiel, permanent.

Les Grecs qui ont été les éducateurs de toute l’Europe, par l’intermédiaire de l’influence romaine, ont du prendre de l’Égypte les principes les plus pratiques de leur philosophie, comme ils en ont pris toutes les sciences qu’ils ont cultivées et augmentées, plus tard, avec une intelligence merveilleuse. Cela peut-il même être mis en question, lorsqu’on sait que tous leurs grands philosophes, les principaux chefs d’école, ceux qu’on pourrait nommer les maîtres de la pensée hellénique, ont, depuis Thalès jusqu’à Platon, plongé continuellement leurs coupes aux sources égyptiennes, ayant tous voyagé dans la patrie de Sésostris avant de commencer la propagation de leur doctrine ? Je n’insisterai pas sur l’influence du boudhisme ou de la manifestation de la pensée des noirs Indiens sur l’esprit philosophique de tout l’Orient. Non-seulement la thèse historique soutenue sur l’importance des noirs dans le monde hindou ne comporte pas autant de clarté que celle de l’origine des anciens Égyptiens, mais encore le courant de civilisation qui sort de l’Orient n’a jamais influé d’une manière directe sur le développement des races occidentales. Quoi qu’on en ait prétendu, avec le mythe aryen, à l’époque où l’Europe en montrait un si grand engouement, aucun savant ne peut insister sur une telle influence. Il suffirait de se rappeler le peu de succès que les doctrines de la gnose ont eu parmi les occidentaux dans les premiers siècles du christianisme.

Mais en dehors de l’antique race éthiopico-égyptienne, ne peut-on point présenter une nation noire, grande ou petite, ayant par ses actions influé directement sur l’évolution sociale des peuples civilisés de l’Europe et de l’Amérique ?

Sans vouloir céder à aucune inspiration de patriotisme excessif, il faut que je revienne, encore une fois, sur la race noire d’Haïti. Il est intéressant de constater combien ce petit peuple, composé de fils d’Africains, a influé sur l’histoire générale du monde, depuis son indépendance. À peine une dizaine d’années après 1804, Haïti eut à jouer un rôle des plus remarquables dans l’histoire moderne. Peut-être des esprits d’une philosophie insuffisante ne sentiront pas toute l’importance de son action. Ceux-là s’arrêtent à la surface des choses et ne poursuivent jamais l’étude des faits, au point de saisir leur enchaînement et de voir où ils aboutissent. Mais quel penseur ne sait comment les petites causes, ou celles qui semblent telles, amènent de grands effets, dans la succession des événements politiques et internationaux, où se déroule la destinée des nations et des institutions qui les régissent ! Une parole éloquente, une action généreuse et noble, n’ont-elles pas souvent plus d’importance sur l’existence des peuples que la perte ou le gain des plus grandes batailles ? C’est à ce point de vue moral qu’il faut se placer pour juger de la haute influence qu’a exercée la conduite du peuple haïtien dans les événements que nous allons considérer.

L’illustre Bolivar, libérateur et fondateur de cinq républiques de l’Amérique du Sud, avait failli dans la grande œuvre entreprise en 1811, à la suite de Miranda, dans le dessein de secouer la domination de l’Espagne et de rendre indépendantes d’immenses contrées dont s’enorgueillissait la couronne du roi catholique. Il se rendit, dénué de toutes ressources, à la Jamaïque où il implora en vain le secours de l’Angleterre, représentée par le gouverneur de l’île. Désespéré, à bout de moyens, il résolut de se diriger en Haïti et de faire appel à la générosité de la République noire, afin d’en tirer les secours nécessaires pour reprendre l’œuvre de libération qu’il avait tentée avec une vigueur remarquable, mais qui avait finalement périclité entre ses mains. Jamais l’heure n’avait été plus solennelle pour un homme, et cet homme représentait la destinée de toute l’Amérique du Sud ! Pouvait-il s’attendre à un succès ? Lorsque l’Anglais, qui avait tous les intérêts à voir ruiner la puissance coloniale de l’Espagne, s’était montré indifférent, pouvait-il compter qu’une nation naissante, faible, au territoire microscopique, veillant encore avec inquiétude sur son indépendance insuffisamment reconnue, se risquerait dans une aventure aussi périlleuse que celle qu’il allait tenter ? Il vint peut-être avec le doute dans l’esprit : mais Pétion qui gouvernait la partie occidentale d’Haïti, l’accueillit avec une parfaite bienveillance.

En prenant des précautions qu’un sentiment de légitime prudence devait lui dicter, à ce moment délicat de notre existence nationale, le gouvernement de Port-au-Prince mit à la disposition du héros de Boyaca et de Carabobo tous les éléments qui lui faisaient besoin. Et Bolivar manquait de tout ! Hommes, armes et argent lui furent généreusement donnés. Pétion ne voulant pas agir ostensiblement, de crainte de se compromettre avec le gouvernement espagnol, il fut convenu que les hommes s’embarqueraient furtivement, comme des volontaires, et qu’il ne serait jamais fait mention d’Haïti dans aucun acte officiel de Vénézuéla.

Bolivar partit, muni de ces ressources, confiant dans son génie et son grand courage. Les aspirations générales de ses compatriotes conspiraient en faveur de son entreprise ; car on n’attendait pour se manifester efficacement qu’un coup hardi, un acte d’audacieuse résolution. Il opéra donc héroïquement son débarquement sur les côtes fermes de Vénézuéla. Après avoir battu le général Morillo qui voulut lui barrer le passage, il marcha, de triomphe en triomphe, jusqu’à la complète expulsion des troupes espagnoles et à la proclamation définitive de l’indépendance vénézuélienne, qui fut solennellement célébrée à Caracas.

Mais là ne s’arrêta pas l’action de l’illustre Vénézuélien. Il continua la campagne avec une vigueur et une activité infatigables. Par la célèbre victoire de Boyaca, il conquit l’indépendance de la Nouvelle-Grenade et la réunit à Vénézuéla pour former la république de Colombie, digne hommage rendu à la mémoire de l’immortel Colomb. Incapable de se reposer dans la contemplation de ses succès, il ne perdit pas haleine avant que son entreprise fut menée à terme. Il donna la main aux habitants du Haut-Pérou qui, à l’aide des Colombiens commandés par le général Sucre, défirent les Espagnols dans une bataille décisive livrée aux environs d’Ayacucho, et fît proclamer la république de Bolivie. Par la victoire de Junin qu’il remporta sur les armées espagnoles, l’indépendance du Pérou fut complètement raffermie et la puissance coloniale de l’Espagne à jamais ruinée !…

L’influence de tous ces faits sur le régime politique de la Péninsule est incontestable. Après avoir déployé une énergie indomptable pour repousser l’avénement d’un prince français au trône des rois d’Espagne et combattre les prétentions de souveraineté que Napoléon Ier affichait sur l’Europe entière, en remplaçant toutes les anciennes dynasties par les membres de sa famille, les Cortès montrèrent que le peuple espagnol, tout en résistant à la violence, n’avait pas moins compris la grandeur des idées qui avaient surgi avec la Révolution de 1789. La constitution qu’ils élaborèrent, en 1812, en est la preuve évidente. Mais advint le retour des Bourbons. Le colosse impérial, étant renversé par la coalition de l’Europe monarchique et disparu de la scène, Ferdinand VII voulut monter sur le trône de ses pères, tel qu’il devait lui échoir par droit de naissance, sans aucun amoindrissement des prérogatives, royales. Comme les Bourbons de France, ceux d’Espagne ne comptaient pour rien le temps écoulé entre leurs prédécesseurs et la restauration monarchique : ils n’avaient rien appris ni rien oublié !

Sans le bouleversement des colonies de l’Amérique du Sud, qui s’émancipèrent, les unes après les autres, du joug de l’Espagne, la monarchie pourrait être assez puissante pour étouffer toutes les protestations de liberté ; mais affaiblie par les efforts qu’elle dut faire pour éviter la désagrégation de l’empire qui s’en allait en lambeaux, elle ne put rien contre l’opposition, de plus en plus hardie et exigeante. L’appui qu’elle réclama de la France, pour le rétablissement de ses prérogatives, en 1823, n’eut qu’un résultat extérieur et temporaire. Ce résultat forcé devait tourner plus tard contre le principe même qu’on voulait sauver, en ruinant complètement le peu de popularité dont jouissait en France le drapeau légitimiste !

Qu’on suive avec quelque attention toutes ces péripéties de l’histoire européenne, à l’époque où ces divers événements se déroulaient ; on sera étonné d’y voir à quel degré tous ces faits s’enchaînent. Les contre-coups des actions héroïques que Bolivar accomplissait, dans les gorges ombreuses ou sur les plateaux enflammés des Cordillères, ricochaient sur les institutions séculaires de l’Europe ; ils secondaient le courant des idées révolutionnaires qui, comme une avalanche, ébranlaient de plus en plus les rouages usés de l’ancien régime. Par toute l’Amérique, c’est le nom de la République qui prédominait. On dirait que le nouveau monde sentait la sève de l’avenir bouillonner dans les idées de liberté et d’égalité ! Ne sont-elles pas, en effet, indispensables au développement des jeunes générations ? En lisant les Mémoires du prince de Metternich, on voit que sa perspicacité d’homme d’État ne s’était pas complètement méprise sur l’importance de ces crises que subissait toute l’Amérique du Sud, adoptant l’idéal du pavillon étoilé ; mais par son bon sens et sa grande pénétration, il sentait qu’il n’y avait rien à faire de ce côté. Le câble était coupé !

Sans doute, il y a une époque précise où les grands événements politiques se réalisent fatalement, qu’on s’y oppose ou non. L’esprit humain, ayant progressé, accomplit souvent un travail interne qui remue les nations, les agite et les pousse à des commotions inéluctables, d’où sort une ère nouvelle avec des institutions plus conformes au mode d’évolution réclamé par les temps. Mais ces événements ont leurs facteurs, comme toutes les forces produites ou à produire. Pour en considérer la nature, il ne faut en rien négliger. Eh bien, qu’on prenne en considération l’influence que Bolivar a exercée directement sur l’histoire d’une partie considérable du nouveau monde et indirectement sur le mouvement de la politique européenne, est-il possible de ne pas admettre en même temps que l’action de la République haïtienne a moralement et matériellement déterminé toute une série de faits remarquables, en favorisant l’entreprise que devait réaliser le génie du grand Vénézuélien ?

À part cet exemple, qui est un des plus beaux titres de la république noire à l’estime et à l’admiration du monde entier, on peut affirmer que la proclamation de l’Indépendance d’Haïti a positivement influé sur le sort de toute la race éthiopienne, vivant hors de l’Afrique. Du même coup, elle a changé le régime économique et moral de toutes les puissances européennes possédant des colonies ; sa réalisation a aussi pesé sur l’économie intérieure dé toutes les nations américaines entretenant le système de l’esclavage.

Des la fin du XVIIIe siècle, un mouvement, favorable à l’abolition de la traite s’était manifesté. Wilberforce en Angleterre et l’abbé Grégoire, en France, furent les modèles de ces philanthropes qui se laissèrent inspirer par un sentiment supérieur de justice et d’humanité, en présence des horreurs dont le commerce des négriers donnait l’exemple. Raynal avait prédit dans un langage prophétique la fin de ce régime barbare. Il avait prévu l’avénement d’un Noir de génie qui détruirait l’édifice colonial et délivrerait sa race de l’opprobre et de l’avilissement où elle était plongée. Mais ce n’était que d’éloquentes paroles qui, répandues aux quatre coins de la terre, jetaient l’émotion dans les âmes élevées, sans parvenir à convaincre ceux dont l’incrédulité égalait l’injustice, le dédain et l’avidité. Quand on eut vu les Noirs de Saint-Domingue livrés à leurs propres ressources, réaliser ces prophéties que personne n’avait voulu prendre au sérieux, on se mit à réfléchir. Ceux dont la foi ne demandait que des faits pour se raffermir et prendre la force d’une conviction, persévérèrent dans leurs principes ; ceux en qui la rapacité et l’orgueil étouffaient toute clairvoyance et toute équité furent ébranlés dans leur folle sécurité. L’inquiétude ou l’espérance agitait les uns ou fortifiait les autres, selon leurs inclinations.

La conduite des Noirs haïtiens apportait, en effet, le plus complet démenti à la théorie qui faisait du Nigritien un être incapable de toute action grande et noble, incapable surtout de résister aux hommes de la race blanche. Les plus beaux faits d’armes enregistrés dans les fastes de la guerre de l’Indépendance avaient prouvé le courage et l’énergie de nos pères : cependant les incrédules doutaient encore. Ils se disaient que l’homme de race éthiopienne, enhardi par le premier coup de feu, avait bien pu se battre et prendre un plaisir acoquinant à culbuter les Européens de l’île, tel que des enfants qui s’exercent à un jeu nouveau et, par cela même, infiniment attrayant. Qui pouvait mettre en doute que, la guerre une fois finie, les anciens esclaves, abandonnés à eux-mêmes, ne fussent effrayés de leur audace et ne fussent venus offrir leurs mains aux menottes de leurs anciens contre-maîtres ? Ces êtres inférieurs pouvaient-ils maintenir durant deux mois un ordre de choses où le blanc n’eût aucune action, aucune autorité ? Non, il n’y eut personne qui ne se moquât de l’idée de Dessalines et de ses compagnons, voulant créer une patrie et se gouverner indépendamment de tout contrôle étranger. Qu’on ne pense pas qu’il s’agisse ici de simples suppositions ! Ce sont là des pensées qui ont été imprimées dans des mémoires savants ; elles ont été généralement partagées, en Europe, dans les premiers temps de l’indépendance d’Haïti. Aussi les hommes d’État français, confiants dans ces absurdes théories qui ne prennent leur source que dans la croyance à l’inégalité des races humaines, ne désespérèrent-ils pas de ressaisir l’ancienne colonie dont les revenus étaient une si claire ressource pour la France. En 1814, sous le gouvernement provisoire de Louis XVIII, des démarches furent positivement faites, tant auprès de Christophe, dans le Nord, qu’auprès de Pétion, dans l’Ouest, pour leur proposer de remettre l’île sous la domination française. Il leur fut offert la garantie d’une haute situation pécuniaire et le plus haut grade militaire qu’on pouvait avoir dans l’armée du roi. Ces propositions furent repoussées avec une indignation d’autant plus respectable et imposante que la contenance des deux chefs fut aussi calme que digne et ferme. Les démarches furent dirigées sous l’inspiration et d’après les conseils de Malouet. Ces faits ne sont-ils pas de nature à augmenter considérablement les droits de la petite république au respect universel ?

Oui, dans ces temps difficiles, Haïti avait fait preuve d’un tel bon sens, d’une telle intelligence dans ses actes politiques, que tous les hommes de cœur, émerveillés d’un si bel exemple, ne purent s’empêcher de revenir sur les sottes préventions qu’on avait toujours nourries contre les aptitudes morales et intellectuelles des noirs. « Dans une seule Antille encore, dit Bory de Saint-Vincent, faisant allusion à Haïti, on voit de ces hommes réputés inférieurs par l’intellect, donner plus de preuves de raison qu’il n’en existe dans toute la péninsule Ibérique et l’Italie ensemble[1]. »

L’expérience la meilleure, l’observation la plus précise était donc faite d’une manière irréfutable. Les hommes d’État les plus intelligents, réunis aux philanthropes européens, comprirent que l’esclavage des Noirs était à jamais condamné ; car l’excuse spécieuse qu’on lui avait longtemps trouvée, en décrétant l’incapacité native de l’homme éthiopique à se conduire comme personne libre, recevait par l’existence de la république noire la plus accablante protestation. Macaulay, en Angleterre, et le duc de Broglie, en France, se mirent à la tête d’une nouvelle ligue d’anti-esclavagistes. En 1831, un homme de couleur, libre, occupant une position sociale à la Jamaïque, Richard Hill, fut chargé de visiter Haïti et de faire un rapport sur ses impressions. Par lui, les progrès rapides réalisés par les fils des Africains furent constatés avec bonheur, quoique avec impartialité. Déjà quelques années auparavant, au dire de Malo[2], John Owen, ministre protestant, qui y passa vers 1820, avait su remarquer le développement subit de la société et de l’administration. Les faits portèrent leurs fruits. En 1833, l’Angleterre résolut d’abolir l’esclavage dans toutes ses colonies ; en 1848, sous l’impulsion du vaillant et généreux Schœlcher, le Gouvernement provisoire décréta la même mesure qui fut inscrite dans la constitution même de la France.

Par les citations que nous avons déjà faites du discours de Wendell Phillips on peut se convaincre facilement de quelle importance a été l’exemple d’Haïti en faveur de la cause de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis d’Amérique. Cette vaste contrée est destinée, malgré toutes les apparences contraires, à porter le dernier coup à la théorie de l’inégalité des races. Dès maintenant, en effet, les Noirs de la grande République fédérale ne commencent-ils pas à jouer le rôle le plus accentué dans la politique des divers États de l’Union américaine ? N’est-il pas fort possible, avant cent ans, de voir un homme d’origine éthiopique appelé à présider le gouvernement de Washington et conduire les affaires du pays le plus progressiste de la terre, pays qui doit infailliblement en devenir le plus riche, le plus puissant, par le développement du travail agricole et industriel ? Certes, ce ne sont point ici de ces conceptions qui restent éternellement à l’état d’utopie. On n’a qu’à étudier l’importance chaque jour grandissante des Noirs dans les affaires américaines pour que tous les doutes disparaissent. Encore faut-il se rappeler que l’abolition de l’esclavage ne date que de vingt ans aux États-Unis !

Sans pouvoir être accusé d’aucune exagération dans la soutenance de ma thèse, je puis donc certifier, en dépit de toutes les assertions contradictoires, que la race noire possède une histoire aussi positive, aussi importante que celle de toutes les autres races. Arriérée et longtemps contestée par la légende mensongère qui faisait des anciens Égyptiens un peuple de race blanche, cette histoire reparaît de nouveau, avec le commencement de ce siècle. Elle est pleine de faits et d’enseignements ; elle est absolument intéressante à étudier à travers les résultats significatifs qu’elle signale dans chacune de ses pages.

II.

LE CŒUR DE L’AFRIQUE.


On remarquera sans doute que dans tout le cours de ma démonstration, j’ai fait le moins d’usage possible des notions que l’on a des peuples de l’Afrique centrale et qui atténuent considérablement les préjugés qu’on s’est toujours plu à entretenir sur la prétendue sauvagerie absolue des Africains. En agissant ainsi, j’ai obéi à un scrupule imposé par la science que je vénère au-dessus de tout. J’ai voulu me renfermer sur des terrains généralement connus et où des discussions sérieuses peuvent être établies avec tous les moyens de contrôle imaginables. Encore bien que les influences du climat d’Afrique paralysent certainement l’essor de l’homme noir qui aspire à la civilisation, on peut bien le voir accomplissant dans ces conditions mêmes une somme d’évolution hautement appréciable. Pour en bien juger, on n’a qu’à tenir compte et des lieux et des éléments qui lui sont disponibles.

Malgré les ardeurs du soleil tropical qui les accable et les consume de ses rayons enflammés, les habitants de l’Afrique équatoriale sont loin de mener généralement cette vie purement animale que l’on imagine trop souvent dans l’Europe moderne. Leur activité mal dirigée n’a encore rien produit qui leur fasse un titre à la gloire ou à l’admiration des peuples civilisés, si difficiles à étonner ; mais ne suffit-il pas qu’ils en fassent preuve pour qu’on ait droit d’espérer en leur avenir ? « Des hauteurs de la culture moderne, dit Hartmann, on se figure que la vie de l’indolent Niger coule stérile et uniforme, comme une rivière fangeuse à travers un lit bourbeux. Dans ces régions de haute civilisation où cependant la demi-science et même l’ignorance trouvent encore place, on ne peut se faire une idée de la vie singulière et restreinte, il est vrai, mais pleine d’activité politique, religieuse et sociale des habitants du Soudan. Il faudrait que les psychologues vinssent voir[3]. »

Il y a donc beaucoup à rabattre de toutes ces expositions demi savantes où l’on parle des Nigritiens comme des gens qui ne font signe que de la vie matérielle et végétative de la brute. En effet, à mesure que les voyageurs éclairés et consciencieux se dirigent en plus grand nombre dans cette Afrique mystérieuse, qui reste encore pour nous comme le sphinx colossal de l’antique Égypte, on revient insensiblement sur les erreurs longtemps accréditées et dont l’influence a été de maintenir si longtemps les théories ineptes que je combats ici. Non-seulement les Nigritiens pensent et agissent comme tous les autres hommes, selon le degré d’instruction et d’éducation de chacun, mais il est évident que leur existence ne s’écoule point dans un dénuement complet du confort indispensable à la vie européenne. « Les villes habitées par les Nègres, dit M. Louis Figuier, ressemblent quelquefois à s’y méprendre à des villes européennes. Il n’y a qu’une différence de degrés dans leur civilisation et leur industrie comparées à celles de l’Europe. Non-seulement les villes proprement dites sont très espacées dans l’intérieur de l’Afrique ; mais les voyageurs en signalent tous les jours de nouvelles, et l’avenir nous révèlera peut-être sur la civilisation de l’Afrique centrale des particularités que nous soupçonnons à peine[4]. »

Ces paroles cadrent mal sans doute avec l’opinion que nous avons vu M. Louis Figuier exprimer sur l’infériorité radicale de la race noire. N’est-ce pas la preuve irrécusable que les savants qui prêtent encore leur autorité à la théorie de l’inégalité des races ne le font avec aucune conviction raisonnée ? N’y a-t-il pas dans ces contradictions flagrantes, entre les faits et la conclusion qu’on en tire, le signe indéniable d’une convention ou d’un préjugé invétéré qui empêche les ethnographes et les anthropologistes de proclamer la vérité, telle qu’elle paraît à leurs yeux ! Rien de plus évident. Ceux qui répètent que les Nègres sont inférieurs à toutes les autres races humaines savent péremptoirement qu’il y a foule de nations mongoliques et même blanches cent fois plus arriérées que la plupart des peuples de l’Afrique centrale ; mais, pour comparer les races, ils mettront continuellement les plus sauvages d’entre les Africains en parallèle avec les plus cultivés des Européens. Ils ne jugeront que sur ces bases artificielles et fausses ! Cela n’a-t-il pas l’air d’un mot d’ordre que l’on se passe à l’oreille l’un de l’autre et qui se propage à la ronde, sans qu’on en cherche le sens ou qu’on en interroge la nature ?

Mais la lumière se fait, il faut qu’elle se fasse. L’avenir dira combien inutiles ont été tous ces subterfuges destinés à cacher la réalité. D’ores et déjà, les faits se sont manifestés avec un tel caractère d’évidence, que l’on ne saurait isoler l’élément nigritique de l’histoire contemporaine. Déjà son action, favorable ou nuisible, pèse ostensiblement dans la balance politique de l’Europe même.

Il importe donc de patienter et d’étudier mieux qu’on ne l’a fait cette importante question de l’évolution des races humaines. N’a-t-on pas été surpris, en pénétrant au fond du continent noir, de trouver une foule de choses que l’on croyait le produit exclusif de la civilisation européenne ? Ne sait-on pas aujourd’hui que les industries les plus délicates, telles que la fabrication des tissus et le travail des métaux ou brillent tous les raffinements du luxe, y sont exercées avec un goût et un talent supérieurs, malgré les moyens élémentaires dont on fait usage ? C’est bien la le génie africain, si distingué dans l’Égypte ancienne, qui avec de grossiers outils façonne les plus belles œuvres !

La plupart des langues africaines, telles que le haoussa et le kanouri, deviennent de plus en plus souples, gracieuses et grammaticales à la fois ; elles pourront bientôt produire des œuvres littéraires destinées à porter le dernier coup à d’anciens préjugés. En attendant, l’arabe est cultivé avec un grand et admirable succès par la meilleure partie de ces peuples que l’on appelle encore sauvages, en leur inventant un facies de fantaisie, le plus repoussant qu’on ait pu imaginer.

Je fermerai ce chapitre, en citant la conclusion d’une étude sur la civilisation des peuples nigritiques, faite par M. Guillien et communiquée au Congrès international des sciences ethnographiques tenu à Paris en 1878. Après avoir analysé tout ce qui a été rapporté par les voyageurs les plus compétents, tels que Caillé, Moore, Barthe, Raffenel, etc., sur les villes, les routes publiques, les industries et le commerce de l’Afrique, il conclut ainsi :

« Ces renseignements sont très incomplets, quelques-uns mêmes ne sont pas prouvés ; mais ils montrent suffisamment que ce qui manque aux Nègres, ce n’est ni l’intelligence, ni l’activité, mais plutôt la culture et la civilisation. N’en doutons pas, le jour n’est pas éloigné où cette maxime des ethnographes : Corpore diversi sed mentis lumine fratres, se trouvera justifiée et où les hommes à peau noire pourront marcher de pair avec ceux à peau blanche[5]. »

J’éprouve une exultation bien compréhensible à lire de telles pensées. Je voudrais citer tout au long l’étude à laquelle elles servent de conclusion ; mais je suis heureux surtout de rencontrer dans les idées de M. Guillien une vérité morale que les inégalitaires, monogénistes et religieux, ont constamment négligée : c’est qu’on ne peut proclamer la fraternité universelle des hommes sans proclamer en même temps leur égalité.

Oui les hommes peuvent différer par leur physionomie ou leur couleur ; mais ils sont tous frères, c’est-à-dire égaux par l’intelligence et la pensée. Il a fallu une longue perversion de l’esprit, des influences bien puissantes sur le cerveau de l’homme blanc, pour le porter à méconnaître cette vérité tellement naturelle que pour en opérer la conception la science est même inutile. Ces influences ont-elles toujours existé ? Celles que nous avons déjà étudiées ont-elles été les seules à inculquer chez les peuples de race blanche le préjugé de l’inégalité des races ? Autant de questions qui méritent d’être complètement éclaircies. C’est en montrant par quelle voie factice, par quelle suite de fausses croyances ce préjugé s’est infiltré dans les intelligences, que nous aurons la chance de le mieux extirper des esprits qui en sont encore imbus. C’est par ce moyen que nous parviendrons surtout à rabaisser les prétentions d’une science incomplète, mal faite, et qui continue, inconsciemment, à accréditer les plus pénibles erreurs par des affirmations aussi louches que perverses !



  1. Bory de Saint-Vincent, loco citato, t. II, p. 63.
  2. Malo, Histoire d’Haïti depuis sa découverte jusqu’à 1824.
  3. Hartmann, loco citato, p. 47.
  4. Louis Figuier, Les races humaines.
  5. Congrès internat., etc., p. 245.