De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/VIII

CHAPITRE VIII.

L’Afrique n’est pas absolument dépourvue de civilisation.

Accoutumés à ne considérer les noirs que du point de vue de l’habitation, les partisans de l’esclavage les proclament hautement « incapables de se conduire eux-mêmes, » et déclarent que « la liberté serait pour eux un bien inutile, qui, loin de les conduire au bonheur, les porterait aux crimes les plus horribles, et les plongerait dans un état aussi misérable que celui de leur frères de la côte de Saint-Domingue. »

La plupart des voyageurs qui ont vu l’Afrique, Jobson, Astley, Cowper Rose, Bosman, de Brue, J. Barbot, G. Mollien, tous Anglais, Français, Hollandais, répondent mieux que nous à ce paradoxe ; ils nous font voir les nègres vivant chez eux en société, soumis à leurs traditions, faisant quelque commerce, et obéissant à des lois plus ou moins sages, plus ou moins raisonnables. On lit dans la collection d’Astley : « Le roi des Jalofs choisit toujours pour juges ceux qui ont le plus d’expérience et de lumières. » À coup sûr on ne saurait en dire autant de nos monarques européens, et le très-civilisé roi des Français lui-même est encore loin d’avoir le discernement du prince jalof, dont le royaume est situé entre la Gambie et le Sénégal. Mais, sans aller chercher nos preuves chez ces vieux auteurs, ne parlons que des modernes, et que l’on nous permette de multiplier un peu les citations, car les plus adroits raisonnemens ne serviraient pas aussi bien notre cause. Après une pareille lecture, qui pourrait encore arguer de l’infériorité de la race nègre vis-à-vis de la race blanche ?

G. Mollien met en tête de sa Préface résumée[1] : « Mes récits serviront à prouver que ces nègres que nous regardons comme des barbares, loin d’être entièrement dépourvus de connaissances, ne sont guère moins avancés que la plupart des habitans de la campagne en Europe. La religion de Mahomet, qu’ont embrassé presque toutes les nations africaines que j’ai rencontrées, a éclairé leur esprit, adouci leurs mœurs, et détruit chez elles ces coutumes cruelles que conserve l’homme dans l’état sauvage. »

M. Caillé[2], qui reste trop inconnu, et dont la France n’honore pas assez l’immense courage, a vu dans tout le pays qu’il a parcouru pour arriver à Jenné, de la monnaie, des marchés, des douanes, et même des mendians. N’est-ce pas là de la civilisation ? Laissons-le parler lui-même : « Le peuple qui habite les bords de la fameuse rivière d’Hioliba est industrieux ; il ne voyage pas, mais il s’adonne aux travaux des champs ; et je fus étonné de trouver dans l’intérieur de l’Afrique l’agriculture à un tel degré d’avancement. Leurs champs sont aussi bien soignés que les nôtres, soit en sillons, soit à plat, suivant que la position du sol le permet par rapport à l’inondation. Près de la rivière de Saranto, je vis de très-beaux champs de riz en épis, et de jeunes bergers aux environs gardant les troupeaux de bœufs. Ils avaient des flageolets en bambou, desquels ils tiraient des sons très-harmonieux. »

Arrivé à Jenné, voici ce que dit M. Caillé : « Le chef a établi des écoles publiques dans cette ville, où tous les enfans vont étudier gratis. Les hommes ont aussi des écoles, suivant les degrés de leurs connaissances. Les habitans de Jenné sont très-industrieux et très-intelligens. On trouve dans cette ville des tailleurs, des forgerons, des maçons, des cordonniers, des portefaix, des emballeurs et des pêcheurs. Elle expédie beaucoup de marchandises à Tombouctou. On y fait le commerce en gros et en détail ; il y a des marchands, des négocians, des pacotilleurs, et dans tout le pays on se sert de monnaie comme moyen d’échange. »

Écoutons maintenant les frères Lander, qui viennent d’achever ce merveilleux voyage que la nation anglaise récompense encore aujourd’hui par des applaudissemens et des souscriptions.

« Il nous arrive journellement d’être salués sur la route par des acclamations bienveillantes et des souhaits tels que ceux-ci : — J’espère que vous trouverez le sentier commode. — Bon succès aux travaux du roi ! — Dieu vous bénisse, hommes blancs ! — À mesure que l’on approche de Yaourie, on aperçoit de tous côtés de vastes champs cultivés en blé, riz, en indigo et en coton. Les laboureurs occupés à ces cultures sont accompagnés d’un tambour qui, par le son de son instrument, les anime et les aiguillonne au travail. » N’est-ce pas là une des meilleures pensées du saint-simonisme mise en pratique ? Ces nègres si stupides, ils ont presque deviné le phalanstère ! Voyez plutôt : « Les anciens du village ne font pas œuvre de leurs mains, ils abandonnent le travail à leurs enfans, qui labourent avec plaisir pour eux, et, tranquilles, ils laissent passer le temps dans une douce quiétude. On les voit constamment, lorsque le jour est beau, assis en groupe sous de grands arbres. Images de la plus parfaite indolence, de la paix et du bien-être, ils y consument heures après heures en intarissables causeries ; comme si leur existence ne devait point avoir de terme. Nul souci n’interrompt leurs jouissances, et ils s’acheminent vers leur tombe sans presque sentir couler la vie. »

À Yaourie, MM. Lander ont rencontré un jeune homme qui se rendait dans un état voisin comme marchand, mais que l’on soupçonnait être un espion envoyé par un roi puissant (Bello), pour examiner les fortifications, s’assurer des dispositions du peuple, et en faire son rapport au retour.

De tels procédés, il nous semble, tiennent à la civilisation la plus raffinée ; car jamais l’Europe n’a trouvé mieux dans ses relations entre voisins, depuis que ses lumières l’ont faire si grande et si généreuse.

Que l’on nous montre donc dans toute cette Europe un seul roi comparable au roi de Boussa. Voici ce que racontent les frères Lander : Ne pouvant obtenir paiement d’une assez méchante créature qui était venue se mettre sous la protection de ce chef, les voyageurs proposèrent à celui-ci, pour se venger, toute la somme qui leur était due, à condition qu’il forcerait la méchante femme à payer. Mais le monarque répondit : « Cette femme est venue à moi en détresse ; il serait mal de tourner le dos à un pauvre être sans défense, que j’ai promis de soutenir. Il serait plus mal encore d’extorquer pour mon propre compte l’argent dû à un autre, argent pour le juste paiement duquel j’ai refusé d’intervenir. Je ne puis fausser ma parole. » — Ne sont-ce pas là des notions de justice de la plus haute portée ?

Dans une autre occasion MM. Lander entendirent ce même roi de Boussa haranguer son peuple à propos d’une grande fête. Il commença, comme un roi constitutionnel, par assurer la nation de la tranquillité intérieure de l’empire et des dispositions amicales qu’avaient pour lui les puissances étrangères. Il exhorta ensuite ses auditeurs à s’occuper avec zèle de la culture du sol ; à travailler diligemment, à vivre avec tempérance ; et il conclut en enjoignant à tous d’user très-sobrement de la bière ; il déclara que l’usage immodéré de cette boisson était la source de beaucoup de maux et de misères, comme aussi la cause de la plupart des querelles et des troubles qui avaient éclaté dans la ville. « Allez, dit le roi en terminant ; faites ce que je vous ai recommandé de faire ; alors, vous serez un exemple pour vos voisins, et vous mériterez l’estime et les applaudissemens des hommes. » Son improvisation dura trois quarts d’heure. Il parlait avec beaucoup de vivacité et d’éloquence ; les expressions étaient graves et fortes, ses gestes imposans ; et il congédia l’assemblée d’un air gracieux et noble.

En guise de sceptre, il tenait la touffe d’une queue de lion.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que des mœurs et de l’agriculture observées en Afrique. Afin de donner également une idée de point où en est l’industrie, citons encore, pour finir, un court passage des frères Lander :

« La toile que fabriquent les habitans de Zangoskie est aussi belle que celle de Nesffé. Les robes et les pantalons qu’ils en font sont parfaits, et ne déshonoreraient pas une manufacture anglaise. Nous avons vu aussi des bonnets qui ne sont qu’à l’usage des femmes ; c’est un tissu de coton entremêlé de soie, d’un travail exquis. »

Il est inutile de pousser plus loin ces extraits ; ils suffisent pour prouver, non pas que les nègres sont aussi avancés que les blancs, mais seulement qu’ils savent vivre en commun, avec des lois, de l’industrie et des rapports sociaux ; qu’enfin ils sont parvenus à un certain degré de civilisation. Nous ne disconvenons pas qu’on ne puisse citer quelques voyageurs fort loin d’être du même avis que les nôtres. Dropper, entre autres, va jusqu’à dire que la chair humaine n’est pas moins commune dans les marchés africains que la chair de bœuf dans nos boucheries. À l’en croire, les frères et les sœurs se mangent entre eux ; le père mange son fils, le fils mange sa mère, la mère mange son nouveau-né avec délices ; c’est une mangerie continuelle et vraiment pitoyable. De tels contes nous paraissent ridicules ; mais, fussent-ils exacts, ils ne prouveraient encore rien contre nous. Après les faits que nous avons constatés, quelle que puisse être d’ailleurs l’incurie ou la barbarie africaine, on ne peut plus supposer aux noirs cette incapacité morale dont on s’est fait si long-temps un titre contre eux. — C’est tout ce que nous voulons.

  1. Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, fait en 1818 par ordre du Gouvernement français, et publié en 1820.
  2. Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné dans l’Afrique centrale.