De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/IX

CHAPITRE IX.

Ce sont les Européens qui ont entretenu la barbarie en Afrique.

Nous venons de faire voir que les nègres ne sont pas aussi misérables chez eux que leurs ennemis le prétendent ; il nous sera facile de prouver maintenant que c’est à l’Europe, et non au Créateur, qu’il faut attribuer l’état comparativement sauvage dans lequel ils vivent encore.

Avant que les noirs eussent appris de nous à vendre leurs prisonniers, les négriers descendaient au milieu de la nuit sur la côte, et les enlevaient à main armée de leurs tranquilles cahutes ; mais le butin devenant de plus en plus rare, il fallut séduire ces malheureux par l’appât d’un abominable gain : on s’assurait ainsi de ne jamais manquer de marchandise ; et, moyennant un chapeau ou une bouteille d’eau-de-vie pour un homme de vingt-cinq ans, on mettait le bon droit de son côté. Je dois ajouter cependant que, l’espèce étant très-demandée, le prix du nègre augmenta rapidement, et monta bientôt d’une douzaine de boutons d’habit à la somme de quatre à cinq cents francs. Alors on vit se régulariser, sous l’influence européenne, un véritable commerce d’hommes. — C’est depuis cette époque seulement qu’il y a sur les côtes d’Afrique des facteurs, des courtiers, qui font métier d’acheter d’avance des esclaves qu’ils gardent en magasin, jusqu’à l’arrivée de nos traitans ; des Africains qui enlèvent leurs compatriotes au milieu des bois et sur les routes pour aller les vendre ; des joueurs qui jouent leur personne et celle de leur femme ; des rois despotes, comme ils le sont tous, qui punissent le moindre délit par la perte de la liberté, et qui se livrent des batailles inutiles, où l’avantage de gagner un prisonnier coûte la vie à deux ou trois combattans : le grand nombre de prisonniers, remarquons-le bien, est le but de ces batailles ; et il est faux de dire que les négriers sauvent la vie des vaincus, lesquels autrement seraient tués et mangés.

Frossard, dont je ne saurais trop souvent invoquer le témoignage, fait observer en effet que, pendant la guerre de 1777 à 1780, l’Europe n’ayant pu se livrer à la traite, les exactions et les massacres cessèrent à la côte d’Afrique, et il ajoute : « Quelques apologues de la traite prétendent que la plupart des nègres transportés de la Guinée dans les îles, sont des prisonniers de guerre ; mais, si cela était, la plupart des esclaves embarqués auraient des blessures récentes ou invétérées. On n’en voit cependant que très-rarement et M. Falconbridge, chirurgien de plusieurs vaisseaux négriers, affirme qu’il n’est tombé entre ses mains aucun nègre dont les blessures furent nouvelles. Toutes les recherches que M. Stanfield a faites sur la manière de se procurer des esclaves, lui ont confirmé que le plus grand nombre sont saisis dans l’intérieur des terres, ou par fraude ou par violence, et qu’ils passent par différentes mains avant d’arriver à la côte. »

Et il faut bien croire ici les deux écrivains cités par Frossard, car tous deux sont témoins oculaires ; tous deux ont participé à la traire, et c’est en expiation de leur erreur qu’ils publient ce qu’ils savent.

De tout ce qu’on vient de lire ne peut-on raisonnablement conclure que si nous n’allions pas acheter les nègres, ils ne se livreraient pas entre eux à tant de forfaits ? Et sommes-nous trop présomptueux, après cela, lorsque nous accusons l’Europe d’avoir fait le malheur de ces peuples vierges, en leur communiquant toutes ses mauvaises passions ? Ajoutons un dernier mot pour appuyer mieux encore cette accusation. Quand lord Castlereagh proposa, 16 janvier 1815, dans la conférence des huit puissances, la prohibition immédiate du commerce d’esclaves, il dit que, l’Angleterre ayant été en possession, pendant la dernière guerre, de tous les établissemens européens de la côte d’Afrique au nord de la ligne, et ayant empêché la traire, l’agriculture et l’industrie y avaient fait de tels progrès, que la valeur des produits exportés, qui auparavant ne montoit qu’à 80,000 l. sterling, s’était élevée à un million. »