De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/VII

CHAPITRE VII.

L’esclavage rend l’homme vicieux et criminel, en le démoralisant.

J’ai dit dans mon premier travail sur les noirs que la dissolution des mœurs des esclaves est telle qu’un noir cède volontiers sa femme à un autre pendant huit jours pour cinquante sous. On m’a répondu que l’on ne connaissait pas d’exemple d’un pareil fait, « lequel, assure-t-on, n’est point dans le caractère du nègre, naturellement jaloux jusqu’à la férocité. » Je tiens pourtant ce que j’avance de la bouche de plusieurs colons espagnols, et je renvoie ceux de nos lecteurs qui pourraient douter, aux fréquens exemples qu’ils en trouveront à la Havane. — Je ferai observer, en outre, qu’un nègre qui n’aime pas ou qui n’aime plus sa femme ne saurait en être très-jaloux, puisque dans son ignorance il ne peut tenir à elle par ce sentiment tout social qui nous rend solidaires, nous autres hommes civilisés, de la fidélité et de la vertu de la nôtre. Rappelons-nous aussi qu’il est très-rare que les nègres se marient légalement, par la raison toute simple que le mariage entraverait les désordres auxquels ils ont l’habitude de se livrer, ou plutôt parce que privés de toute connaissance des principes sociaux, incapables d’élever leur raisonnement esclave jusqu’au but moral de cette formalité, ils s’abandonnent par instinct au concubinage comme à l’état le plus naturel. Voyez ce que dit M. Dufau à cet égard : « Un libertinage sans frein est le seul dédommagement laissé aux esclaves pour le prix de l’abrutissement dans lequel on les maintient ; les unions légitimes sont rares parmi eux : les maîtres, loin de les favoriser, y mettent obstacle. » — « La disposition du Code » ajouter autre part M. Hillard d’Auberteuil, apologiste modéré de l’esclavage, « la disposition du Code qui défend aux maîtres d’abuser de leurs négresses, n’a jamais été exécutée et n’a pu l’être. »

Les Anglais, auxquels il faut bien rendre la justice de dire qu’ils travaillent sans relâche à l’amélioration du sort des esclaves, ont fait, pour les encourager au mariage, une loi spéciale, dont la principale disposition défend au maître de séparer une famille, c’est-à-dire d’arracher des enfans à leurs parens ; — s’il veut se défaire de l’un d’eux, le propriétaire est obligé de les vendre tous, de même que l’acheteur ne peut acquérir l’un sans l’autre. — Pauvres nègres ! ils sont réduits à cet état, qu’ils doivent regarder un pareil acte de justice comme un bienfait ! — À Bourbon, on ne peut enlever un enfant à sa mère avant l’âge de dix ans, on ne peut non plus séparer les époux légalement unis ; mais dans cette colonie même, la plus humaine et la plus civilisée de toutes les nôtres, les mariages légaux entre esclaves sont excessivement rares.

J’avais écrit encore : « Le mélange des sexes produit un concubinage affreux, sur lequel les planteurs ferment les yeux parce qu’il les enrichit. » La personne qui a bien voulu me réfuter soutient que le libertinage n’a point un tel résultat, et elle se fonde sur ce que les filles publiques en Europe sont les femmes qui produisent le moins. Faut-il encore me plaindre d’être aussi mal compris ? Tout le monde sait comme moi que les négresses d’une habitation ne font pas et ne trouvent pas à faire le métier de filles publiques ; elles se livrent seulement avec dévergondage aux plaisirs brutaux qui sont les seuls qu’elles puissent avoir, comme ces petites ouvrières de nos grandes villes que la misère pousse au vice ; et l’on m’accordera, je pense, que ces malheureuses, malgré leurs funestes précautions, ne forment pas la classe la moins féconde des femmes de France[1].

Au reste, que les négresses produisent ou ne produisent pas, que ce concubinage enrichisse ou n’enrichisse pas le maître, on reconnaît qu’il existe ; comment alors peut-on nous reprocher d’être injuste lorsque nous en accusons les propriétaires ? Sans doute, ils n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affections de leurs esclaves ; mais leur qualité d’homme et de chef leur impose le devoir de ne point entretenir au milieu de leurs nègres, par une coupable indifférence, l’absence de toute idée morale, de ne point leur enlever tout sentiment d’homme pour n’en faire que de vils animaux de travail. — L’homme seul est naturellement porté au bien ; des hommes réunis sont enclins à la corruption lorsqu’ils ne sont soumis à aucune bonne influence.

Le génie du mal plane sur la société.

Il n’est que trop vrai qu’on a vu des esclaves empoisonner leurs camarades et leurs enfans même, dans l’unique pensée de nuire à leur maître, et certes, ce ne sera pas moi qui justifierai ces forfaits ; mais je le dis, en vérité parce que telle est ma profonde conviction, on ne peut moralement pas en accuser les nègres. Non, plus on les laisse dans l’ignorance, plus on les dégrade, moins ils en sont réellement coupables. Ces crimes affreux doivent retomber sur la tête des tyrans qui les poussent à de pareilles extrémités. Quels que soient leurs défauts et leurs vices, ce ne sont pas les leurs, ce sont les défauts et les vices de leurs maîtres. Il ne faut qu’un peu d’énergie dans l’âme pour comprendre « ce que c’est qu’une nature ignorante et flétrie, ce que c’est qu’un malheureux insulté, méprisé, avili, qui paye les affronts de l’esclavage par des appétits féroces et d’horribles instincts. »

Quelle poignante position que celle d’être obligé de travailler sa vie entière sans autre récompense qu’une misérable nourriture, condamné à tout souffrir, tout, sans jamais se plaindre, victime impassible, pour qui se défendre serait un crime ! — À l’esclave personne ne doit rien, il n’a rien ; il ne peut avoir de volonté, d’affections ; il ne s’appartient pas, il ne possède que sa douleur. Un blanc le frappe-t-il au visage, il doit se taire ; lui prend-il sa femme, il doit se taire. Hier, aujourd’hui, demain, le jour, la nuit incessamment il faut qu’il dévore son chagrin ; comme pour les condamnés du Dante, pour lui il n’y a plus d’espoir, car cette liberté même, qu’il peut acquérir à prix d’argent, est encore noyée d’humiliations !! — C’est à se briser la tête de rage. — Et quand ils veulent secouer de pareils fers, on appelle cela la révolte de la paresse et de la barbarie contre la civilisation et le travail !

Reprochez maintenant aux nègres, si vous voulez, de pousser la vengeance jusqu’à la férocité quand ils peuvent satisfaire leur cœur déchiré d’angoisses ; pour moi, je ne suis surpris que d’une chose, c’est qu’ils ne profitent pas de leur nombre pour nous écraser ; c’est de trouver encore quelques vertus parmi eux, car l’esclavage est fait pour les étouffer toutes. Leur condition les met en état d’hostilité perpétuelle avec la société ; ils doivent naturellement chercher tous les moyens de lui nuire, puisqu’elle est aussi lâchement injuste à leur égard : c’est le droit de l’opprimé ; qui sera assez vertueux pour les blâmer de s’en servir ?

  1. Cet état de choses, qui ne fixe pas assez l’attention des gouvernemens européens, mérite de longs développemens, auxquels je me sentirai la force de me livrer un jour : — ce n’est pas ici le lieu — Il me sera facile d’établir alors que nos lois et nos gouvernans sont proportionnellement plus coupables envers le peuple que les maîtres ne le sont envers leurs esclaves. Le spectre affamé des ouvriers de Bristol et de Lyon s’est levé pour dire là où était le mal ; et l’on a méprisé la prophétie. Il se pourrait bien cependant que 89 et 1830 ne fussent que les escarmouches de la grande bataille, de la guerre d’extermination que les pauvres feront aux riches. Il y a du sang dans l’avenir, si nos aristocrates d’argent et d’habileté persistent dans leur égoïsme. Elles ne devraient pas oublier combien celle de la naissance paya chèrement sa dette en 93. — Que l’amélioration morale et physique de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse devienne leur unique pensée, ou elles auront un comte terrible à rendre de tous les bénéfices sociaux qu’elles monopolisent.

    Mais il faudrait peut-être des remèdes héroïques pour cicatriser les plaies auxquelles nous faisons allusion, tandis qu’on peut dans secousse guérir celle qui nous occupe