De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/VI

CHAPITRE VI.

Les colons s’abusent en disant que les esclaves ne voudraient pas changer leur sort.

Nous avons été des premiers à dire combien il serait dangereux de rendre instantanément la liberté aux nègres. Abrutis par l’esclavage, incapables de comprendre d’abord, au sortir de leurs fers, les devoirs non plus que les droits de leur nouvelle position, cette liberté ne serait entre leurs mains qu’un instrument destructeur, fatal à leur propre existence comme à celle des sociétés voisines.

Les funestes effets de la servitude se font sentir long-temps après qu’elle est effacée, comme les ravages d’une longue et désastreuse maladie.

Le noir, qui a toujours vu l’homme libre ne rien faire, suppose, dès qu’il est affranchi, qu’il peut se dispenser de travailler. C’est une conséquence toute naturelle de la honte qu’il voit attachée au travail, que de s’abandonner à la paresse : à peine libre, il craint de déroger.

J’avais dit cela, et j’ai fait alors, je l’espère, assez large part aux antinégrophiles. Je crois même pouvoir me permettre de faire remarquer l’extrême bonne foi que j’apporte dans nos débats ; car cette proposition que « l’esclave ne comprend pas la liberté » est loin d’être absolue. — On voit, en effet, tous les jours les noirs de la Guadeloupe et de la Martinique fuir à la Dominique, à Sainte-Lucie et jusqu’à d’autres îles plus éloignées, comme la Trinidad, toutes anciennes possessions françaises que les traités ont abandonnés aux Anglais. Ceux-ci, ou plutôt leur gouvernement, et il y a une immense distinction à faire à l’avantage des premiers, leur gouvernement, dis-je, toujours philanthrope à sa manière, maintient là les nègres dans la servitude ; mais il déclare libres tous ceux des colonies étrangères qui abordent chez eux. Or, il est constant que beaucoup de nos esclaves s’y réfugient, au risque de faire vingt fois naufrage avec le frêle canot qui les porte. — C’est donc qu’ils comprennent la liberté. — Il est encore constant qu’une fois arrivés, ils se louent aux planteurs, comme nos domestiques, et continuent leur ancien métier, sans être tenus de tendre le dos aux coups : — c’est donc, du moins, qu’ils n’aiment pas les coups, qu’il savent travailler, et qu’ils sentent la nécessité de suffire à leurs propres besoins ; c’est dont que la condition d’esclave, même dans les colonies françaises, n’est pas préférable à l’indépendance d’un paysan, comme on veut absolument nous le persuader.

Je le demande maintenant : est-il possible de soutenir, en présence de pareils faits, que « la plupart des esclaves qui obtiennent la liberté de la bonté ou de la faiblesse de leur maître, ne tardent pas à reconnaître que c’est un véritable fardeau et à regretter leur esclavage. » Ou bien « que la liberté pour presque tous les noirs est la même chose que seraient, en France, pour la plupart des domestiques, des titres de noblesse[1]. »

Il est superflu d’ajouter que les nègres des possessions étrangères ne se réfugient pas sur les nôtres. Nous gagnerions beaucoup, il est vrai, à l’acquisition de ces travailleurs libres ; mais nos autorités, imbues de bons principes, repoussent ces émigrations d’un exemple contagieux. — Chez les Anglais, au contraire, comme il faut une caution à tout homme qui vient habiter leur terre, c’est le gouverneur lui-même qui se porte répondant de nos réfugiés.

À m’entendre citer aussi fréquemment les bienfaits introduits par nos voisins dans leurs possessions d’outre-mer, on doit voir que je ne partage point l’opinion de ceux qui accusent leur humanité d’hypocrisie. — Le gouvernement britannique a fait long-temps de pénibles efforts avant de céder aux instances des philanthropes qui prêchèrent individuellement en Angleterre l’émancipation progressive des esclaves. Chaque ministre, à son tour, repoussa d’année en année les propositions de l’infatigable Wilberforce, appuyées aussi d’année en année par ses collègues de la chambre des communes. Des sociétés considérables et des journaux périodiques, uniquement occupés d’arracher les malheureux nègres à leur infortune, luttent à Londres, depuis un siècle, contre les partisans de l’esclavage. — Comment donc trouver ici une arrière-pensée chez les Anglais ? Ils ont au moins autant d’intérêt que nous à conserver leurs colonies, et, pour ne pas dire autre chose, ce serait une bien folle conception à prêter à des hommes raisonnables, que celle qui leur ferait voir, dans le sacrifice de possessions florissantes, l’obligation pour nous d’abandonner les nôtres, et la certitude de nous vendre ainsi plus tard les produits des Indes au prix qu’il leur plairait d’imposer.

Convaincus nous, au contraire, que les hommes de nos climats peuvent travailler à la culture sous les tropiques, nous pensons que l’extinction de l’esclavage, loin de nuire à nos colonies, leur serait profitable, en ayant pour premier résultat d’y attirer le concours de travailleurs européens, et, au lieu de nous livrer à la merci des Anglais ou des Américains du nord pour les denrées coloniales, nous mettrait peut-être à même de rivaliser avec eux de bas prix. Au surplus, pour redouter l’exigence de nos voisins dans le cas où des circonstances qu’on ne peut même prévoir ni supposer, entraîneraient la perte de nos colonies, il faudrait, sans parler des ressources certaines que nous offriraient Alger, Cuba et l’Amérique du sud, il faudrait être sûr que la Grande-Bretagne conservera toujours sa domination dans les Indes, et pourra toujours supporter les frais énormes que lui coûte cet empire[2] ; il faudrait enfin ne pas croire, comme nous, à cette éloquente prophétie de M. Pagès :

« Les Anglais, si habiles dans la science que Machiavel fonde sur les sermens et les parjures, ont perdu les États-Unis… C’est en vain qu’on les voit, dans l’Inde, diviser pour régner, isoler pour détruire, enrégimenter des Indiens pour les opposer aux Indiens, interdire aux étrangers l’intérieur de l’Indoustan, empêcher leurs propres concitoyens d’y former des établissemens trop nombreux ou trop durables. Quarante mille Anglais sont face à face de cinquante millions d’habitans indous : ils ont long-temps vaincu, il vaincront long-temps encore ; mais leur seule présence dans l’Orient en accroît la civilisation, en augmente le bien-être, les moyens de résistance, les motifs d’agression ; les défaites finiront par enseigner la victoire, et tous ces instrumens de destruction que la Grande-Bretagne accumule dans l’Inde serviront à sa ruine. Tôt ou tard, instruits dans les arts heureux et funestes de l’Europe, les Indous se compteront, et les Anglais auront disparu de L’Indoustan. »

  1. C’est encore M. F. P. qui a dit cela. Voilà une nouvelle réponse à lui faire : Les quatre-vingt-onze nègres capturés par le vaisseau l’Héroïne, écrivait en 1830 le vice-agent de la colonie de Libéria, ont tous été installés sur les terres qu’on leur a assignées. Ils ont construit une vingtaine d’habitations avec des toitures de chaume, confectionnées d’une façon qui leur est particulière, et qui surpasse en élégance et en solidité celles des indigènes. Si vous voyiez la jolie ébauche de leur petite ville nommée la Nouvelle-Géorgie, vous en seriez enchanté, et vous auriez peine à croire que ses habitans soient les mêmes créatures qui paraissaient aux États-Unis, sous le joug de leurs maîtres, incapables de songer au lendemain.
    ( « North American Review » )
  2. On dit que la Compagnie des Indes doit plus de quatre-vingt millions. Son privilège expire en 1834.