CHAPITRE V.

Dire que les esclaves des colonies sont plus heureux que nos paysans, c’est soutenir l’absurde.

Malgré l’incontestable exactitude du tableau que nous venons de tracer, les antinégrophiles s’entendent tous pour dire : « C’est une mode de plaindre le sort des noirs ; ils sont bien plus heureux que vos paysans. » Nous sommes fort éloignés sans doute de vanter le bonheur de ces derniers, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois que nous signalons à nos éligibles ces lois faites par et pour les riches, qui accablent si impitoyablement les classes pauvres ; mais au moins ils sont libres, ils sont tenus pour citoyens ; ils ont une patrie et une famille !

Comme, au reste, il n’y a pas un seul apologiste de l’esclavage qui voulût être plutôt esclave à la Guadeloupe que paysan en France, je ne m’appliquerai pas à combattre cette objection qui tombe d’elle-même, et devient d’autant plus insignifiante qu’il ne me paraît pas possible de justifier raisonnablement un mal par l’exemple d’un mal plus grand.

M. Lacharrière se félicite hautement qu’il n’y ait pas de mendians dans les colonies : n’est-ce pas comme si nous allions nous féliciter, nous, de ne voir ni chevaux ni bœufs errans chercher leur pâture au milieu de nos rues ? — À chacun les charges qu’il accepte. — M. Lacharrière assure que le maître est la seconde Providence de son esclave, et, pour témoigner de la sollicitude de cette Providence, il dit que lorsqu’un noir est frappé, son propriétaire le venge souvent dans le sang de son agresseur. Eh mon Dieu ! c’est ce que nous faisons tous pour notre chien, s’il arrive qu’un étranger le touche méchamment de sa canne ! Vous vous coupez la gorge avec un homme qui déplace votre chapeau au théâtre, et vous venez vous vanter de vous battre contre celui qui maltraite votre esclave ! Allons donc, M. de Lacharrière, cela montre que vous êtes un homme de cœur, mais non pas que vous êtes une seconde Providence ! Quand on a votre talent, on peut se dispenser de pareils raisonnemens ; vous vengez votre esclave parce qu’il n’a pas le droit de se venger lui-même.

On s’étonne que je me plaigne de voir les esclaves femelles occupées aux champs comme les mâles, parce que, dit-on, il en est de même en Europe. Oui, nos femmes travaillent à la terre ; mais elles y font seulement certains ouvrages appropriés aux forces de leur sexe, tandis que sur les habitations elles sont mêlées indistinctement avec les ouvriers, et reçoivent, comme eux, ces coups de fouet que le commandeur allonge de temps en temps aux traînards et aux paresseux pour les punir de leur mauvais travail.

Au 19e siècle, l’odieux usage du fouet n’est prohibé à l’égard des femmes que dans trois ou quatre colonies anglaises ; et l’on a vu, il y a un an, à la Martinique, une jeune fille de couleur flagellée publiquement pour avoir chanté une chanson contre les blancs !

Il avait été sursis à cette exécution, parce que la jeune fille fut déclarée enceinte ; mais le procureur du roi, dont je regrette de ne pas savoir le nom pour le livrer à l’exécration publique, après avoir fait examiner cette malheureuse par des matrones, requit l’exécution de la sentence, qui eut lieu malgré le recours en grâce formé par la victime.

Et c’est une mode de plaindre le sort des noirs !