De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/IV

CHAPITRE IV.

De la mortalité des esclaves.

Nous avons dit tout à l’heure que la traite se faisait encore : nous ajouterons que sans elle les colonies, telles qu’elles sont organisées, périraient bientôt faute d’esclaves.

L’esclavage dévore les hommes, et, bouleversant toutes les lois de la nature, il tarit le cours des générations : — l’esclavage, c’est la mort.

Lorsque Pitt demanda l’abolition de la traite à la Chambre des communes en 1788, les marchands de Liverpool, alors grands négriers, s’y opposèrent, en alléguant pour raison que l’intérêt des colonies anglaises exigeait qu’on y maintînt une population de 410,000 esclaves, et que la fixation de ce nombre rendait nécessaire, chaque année, l’introduction de 10,000 nègres nouveaux. Il est, en effet, mathématiquement reconnu qu’une habitation perd de cinq à sept pour cent de noirs par an[1]. Ainsi une propriété de 200 nègres et négresses, y compris les enfans qui pourraient en naître, s’étendrait d’elle-même au bout de quarante ans, si la traite ne lui fournissait de nouvelles recrues !

La France perdait moins d’hommes à soutenir la guerre contre l’Europe réunie.

L’affaiblissement de la population noire a beaucoup diminué dans les possessions anglaises depuis que le gouvernement a restreint le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves. « Si les colonies étaient bien administrées, dit M. Lacharrière[2], délégué de la Guadeloupe, la population pourrait se suffire à elle-même. » Cette opinion d’un adversaire que son talent et sa modération rendent redoutable, est péremptoire. Elle combat avec avantage l’assertion de M. Billiard[3], qui regarde le petit nombre de femmes, comparativement à celui des hommes, comme la principale cause qui empêche les esclaves de se reproduire dans les proportions ordinaires. Nous pouvons d’ailleurs opposer à M. Billiard, avec plus de succès encore, le rapport fait sur la situation des colonies pénales de la Nouvelle-Galles, où la population s’est élevés de quarante à cinquante mille individus en moins de huit années, bien que le nombre de femmes n’ait jamais dépassé celui du cinquième des hommes déportés ou émigrans.

On ne peut raisonnablement attribuer le décroissement de la population noire à d’autre cause qu’à l’esclavage. Détruisez ce fléau qui féconde le germe de toutes les misères, qui porte en soi le principe de cette effrayante mortalité, et vous n’aurez plus besoin d’aller ravager l’Afrique pour repeupler les Antilles. La Guinée, malgré l’énorme tribut d’hommes qu’elle paie chaque année aux nations civilisées, est-elle donc jamais déserte ? Et les colonies menacent toujours de le devenir !

« Les progrès de la traite furent tellement rapides, dit Fossard[4], que si l’on n’évalue qu’à 36,000 le nombre moyen des nègres importés annuellement de la Guinée, et qu’on le multiplie par la somme des années qui se sont écoulées depuis le commencement de la traite, on verra qu’il forme un total de plus de dix millions de citoyens perdus pour leur patrie. Mais si l’on considère que chaque nègre tiré d’Afrique coûte au moins cinq individus tués dans les batailles, par les longues marches ou par le désespoir, on reconnaîtra avec horreur que la cupidité de l’Europe à ravi à l’Afrique au moins soixante millions d’habitans. »

« Désormais, continue-t-il, ne demandons plus ce que coûte intrinsèquement le sucre, le café, ou l’indigo ; mais combien de vies leur ont été sacrifiées, combien de meurtres leur culture a demandés, combien de crimes il a fallu commettre pour en diminuer la valeur. Nos colonies exportent annuellement pour 126,000,000 livres ; elles tirent d’Afrique 36,000 nègres, ajoutez-en plus de 100, 000 qui meurent en défendant leur liberté, ou qui préfèrent la mort à l’esclavage, et vous verrez que chaque millier de sucre importé en France coûte la vie d’un homme, sans compter tout ce que souffrent les malheureux qui sont occupés à le cultiver ! »

Frossard écrivait en 1788. Schoell, moins exalté que lui il est vrai, ne fait monter, dans son Abrégé des Traités de paix, article du congrès de Vienne, qu’à trente millions le nombre d’hommes enlevés à l’Afrique par la traite. Mais qui ne serait encore épouvanté de la proportion de ce minimum ?

C’est pourtant en face de telles considérations qu’on a osé dire « que si je prenais la peine d’examiner une habitation bien administrée, je verrais que ces êtres, objets de tant de sollicitude, sont loin d’être aussi à plaindre qu’on ne cesse de le représenter. » Et puis effectivement on nous les a fait voir, « heureux[5], jouissant d’une aisance et d’un bien-être inconnus, ayant de bonnes cases, de beaux jardins avec des volailles et du bétail, dont ils font un petit commerce fort lucratif ; enfin, prenant chaque soir la liberté d’aller visiter leurs maîtresses à trois ou quatre lieues de l’habitation. » Voilà pour ceux auxquels les coups de fouet n’ont pas gâté le caractère, et qui se portent bien. Mais pour les malades, c’est vraiment mieux encore. « Envoyés dans un hôpital spacieux, bâti dans la partie la plus saine de l’endroit, ils y sont servis par de bonnes hospitalières, et visités matin et soir par la maîtresse du logis, ou par sa douce et belle fille qui, élevée dans un des pensionnats les plus en vogue de Paris, tâte de ses blanches mains le pouls d’un vieux nègre dégoûtant, et panse des plaies repoussantes. Les soins les plus empressés et les plus délicats sont prodigués au malade ; le médecin le visite chaque jour ; la meilleure volaille et le meilleur vin sont réservés pour lui, etc. etc. » On peut juger du reste par ce passage, auquel nous n’avons pas changé un mot. C’est un véritable Éden que nous dépeint M. F. P. ; et il prendrait envie d’aller se faire esclave, si l’on pouvait l’en croire. — Nous en appelons à tous ceux qui ont vu les noirs, à tous les colons de bonne foi : y a-t-il là quelque chose de réel ? Ne s’est-il pas abandonné à une coupable illusion, celui qui a fait un pareil tableau de l’esclavage ? et pourra-t-il nous persuader qu’un planteur soigne mieux ses noirs que nous ne traitons nos enfans dans nos collèges ? — Ce qu’il voudrait qui fût, l’empêche sans cesse de bien apprécier ce qui est. — Mais nous, nous n’avons pas perdu de vue le colon mesurant au strict nécessaire la ration d’alimens que l’esclave est obligé de préparer à ses frais ; nous savons que cette dépense, toute modique qu’elle puisse être, absorbe presque entièrement le produit du beau jardin que ce malheureux ne saurait encore cultiver que le dimanche pour ses besoins de toute la semaine, puisque son travail des autres jours appartient à son maître. Enfin, nous n’avons pas oublié non plus que beaucoup de planteurs, au lieu de nourrir leurs nègres, préfèrent leur laisser le samedi et le dimanche pour chercher dans la culture de ce jardin tant vanté de quoi soutenir eux-mêmes leur misérable existence.

Disons, au reste, en terminant sur ce point, et pour rendre justice à qui elle est due, que c’est une loi de Louis XVI, qui oblige les « maîtres à donner à chacun de leurs esclaves une petite pièce de terrain, dont les produits seront employés à leur aisance personnelle. »

M. F. P. nous a dit un mot de ces bonnes cases, habitées par l’abondance et le bonheur, et nous n’ignorons pas que M. le contre-amiral Dupotet, dans le compte rendu au ministère, d’une tournée faite par lui au mois de mars 1832, nous parle de cases à nègres, composées de deux pièces, dont l’une est meublée en acajou. Nous savons bien que l’esclave, propriétaire d’un de ces appartemens, appelé par M. Le gouverneur, et questionné sur l’importance des économies qu’il pouvait avoir faites, énuméra pour quinze ou dix-huit cents francs de possessions. — et cependant nous n’en demeurons pas moins convaincu que ces esclaves qui ont des appartemens de deux pièces, avec des glaces, des meubles en acajou et des montres d’or, qui sont enfin dans une aisance bien supérieure à celle d’un employé européen, aux appointements de deux ou trois mille francs, inspirent encore, malgré tout cela, aux cœurs que l’égoïsme n’a pas entièrement desséchés, une pitié si vive, que le dernier des valets de M. Dupotet ne voudrait pas changer de sort avec eux.

« Les nègres, dit encore notre optimiste, commencent d’ordinaire le travail au jour, et finissent à six heures du soir. Ils ont une heure le matin pour déjeuner, et deux heures après-midi pour dîner. Dans les quatre mois de la récolte, ils travaillent davantage ; ils veillent quelquefois jusqu’à huit heures du soir ; mais le sirop qu’on leur donne, et le vesou qu’on leur distribue les dédommagent amplement. Cette époque ressemble constamment à une fête : c’est absolument comme le temps des vendanges en France. »

Il faut être étrangement fasciné pour prendre sous sa responsabilité l’exactitude de pareilles assertions ! Ne sait-on pas que l’espèce et la durée du travail sont, dans la plupart des colonies, à la discrétion du propriétaire, ou même de ses agens ? Chacun d’eux ne peut-il pas alors abuser de sa position ? et s’il plaît à un colon de faire travailler accidentellement ses noirs le jour et la nuit, M. F. P. nous dira-t-il qui l’en empêchera, ou seulement qui constatera l’abus ? — Dans aucun cas possible, le témoignage de l’esclave n’est admis contre son maître. — M. F. P. s’en tiendrait peut-être à dire que c’est une fête qui se prolonge dans la nuit : horrible fête, en vérité, au dire de tous les voyageurs qui l’ont vue comme nous, au dire même de l’intrépide défenseur de l’esclavage, M. Barre Saint-Venant, qui en parle en ces termes : « Dans le temps de la roulaison, les esclaves ont à peine quelques minutes de repos ; les ouvriers des moulins et ceux de la sucrerie y sont attachés vingt-quatre heures de suite ; ceux qui sont aux champs viennent les relayer à minuit. Tous y passent tour à tour, et quand l’atelier n’est pas nombreux, il faut y revenir un jour sur trois. Ainsi la roulaison s’effectuant sans discontinuer du lundi au samedi à minuit, l’esclave passe huit jours dans un travail forcé sans dormir. »

Voilà la fête !!

Nous ne suivrons pas M. F. P. lorsqu’il décrit le sort des femmes et des vieillards. On est convaincu de reste, en le lisant, que son imagination seule a pu rêver cette longue béatitude. Ce n’est pas à dire pourtant qu’il n’y ait des habitations où les esclaves soient traités convenablement et heureux, comme des chiens bien nourris ; mais la nature même de l’esclavage n’en permet que de rares exemples ; elle veut qu’un maître humain soit une exception. C’est comme un bon roi. — Un planteur a besoin d’être particulièrement généreux pour songer à adoucir le sort de ses nègres ; la servitude corrompt à la fois le cœur du maître et celui de l’esclave ; car l’esclave s’abrutit sous la tyrannie du maître, et le maître prend en dégoût l’abrutissement de l’esclave. Quelle force d’esprit ne faut-il pas pour résister à de pareilles impressions ! pour travailler à rendre meilleur l’avenir d’un être avili, souillé de vices, et qui se traîne, sans penser, sur le sillon qu’on l’oblige à creuser ! — Ce tableau n’est que trop réel, et le petit nombre de noirs qui parviennent jusqu’à la vieillesse, dans les colonies, n’en est pas le trait le moins affligeant ; les souffrances morales et physiques qu’endurent ces malheureux les tuent avant l’âge.

L’esclavage entraîne ainsi mille affreuses conséquences, dont chacune, prise à part, motiverait justement son abolition.

Pour moi, je le déclare, j’ai vu peu de nègres invalides sur toutes les habitations que j’ai visitées ; et encore ceux que j’ai rencontrés étaient-ils toujours employés à quelques travaux.

Il est vrai qu’avec de très-légères formalités on peut faire pendre un esclave devenu inutile, en l’accusant d’un crime ; et c’est ici l’occasion de réparer l’erreur où nous sommes tombé lorsque nous avons dit qu’en cas d’exécution, le maître perdait la valeur du condamné. Il n’en est point ainsi ; et ce qu’on aura peine à croire, c’est qu’un impôt prélevé sur chaque tête de noir forme une caisse qui rembourse au propriétaire le prix de son esclave justicié[6]. Sans preuves, nous nous refusons à accuser les colons de se livrer encore aujourd’hui à cet exécrable calcul ; mais assez d’exemples antérieurs peuvent témoigner contre eux en ce grand procès. — Dans tous les cas, si cela peut se faire, cela s’est fait ou se fera. — Le maintien de l’esclavage laisse de la sorte aux méchans l’occasion de mille forfaits, dont son abolition leur enlèverait même la possibilité.

La loi qui prévient le crime est toujours préférable à celle qui le punit.

De ce qu’un nègre peut quelquefois amasser cinq cents piastres pour se racheter, on veut en conclure que leur position est moins misérable que nous ne l’avons dit ; mais il suffira de nous lire pour apercevoir tout ce qu’a d’erroné une pareille conclusion. Aujourd’hui contentons-nous de faire remarquer que l’esclave a droit de se racheter dans les colonies anglaises et espagnoles, mais non dans les nôtres. — Et ne manquons pas d’admirer, à ce propos, comme les faiseurs de loi sont conséquens !

Ils ont proscrit l’esclavage en mettant sur le papier un terme à la traite ; ils ont réglé presque légalement le sort des esclaves ; ils ont levé quelques-uns des obstacles qui s’opposaient à leur affranchissement ; enfin, ils leur ont accordé le droit de se racheter moyennant une somme à déterminer par des arbitres. — Jusqu’ici tout est bien. — Mais ce malheureux qui, par de douloureuses épargnes, a péniblement accumulé cinq ou six cents piastres pour sa rançon, le voilà libre ! Dès le lendemain, il court au marché acheter des esclaves. — Pendant de longues années il a maudit ses maîtres : eh bien ! il devient maître à son tour, et maître féroce, inexorable ; car, ayant toujours cédé à l’impulsion de coups et de la violence, il n’imagine pas, ne soupçonne même pas qu’il y ait d’autres moyens de se faire obéir. — Ainsi, au prix de cinq cents piastres, on a gratifié un être abruti de celui des droits de l’homme libre dont il peut faire le plus mauvais usage, du seul qu’il eût été sage de lui refuser !

Combien de monstruosités semblables ne pourrait-on pas montrer au doigt dans notre propre législation ! Lorsque dans ses insomnies, il arrive à un homme de cœur de lui appliquer le scalpel, il est épouvanté de ce qu’il découvre, et il lui prend envie d’aller vivre sous les arbres de la Guiane, plutôt que rester à étouffer dans les liens de cette chétive civilisation, qui ne donne pas même le suffrage universel et l’égalité, en compensation de l’impôt, du mandat d’arrêt, la charte-vérité, des maisons de jeu, de la loterie, des passeports, des sergens de ville, des ouvriers à vingt sous la journée, des rois inviolables, du carcan et des bagnes.

  1. Humbolt, Billiard, Dauberteuil, Malenfant, Abott, etc.
  2. Des colonies.
  3. Voyage aux colonies orientales.
  4. La cause des esclaves nègres portée au tribunal de la justice de l’humanité et de la politique.
  5. Encore M. F. P.
  6. Tout esclave condamné soit à mort, soit aux galères, est remboursé 1111fr. 11c. à son propriétaire.