De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/III

CHAPITRE III.

L’esclave n’a aucune garantie contre la cruauté de son maître.

On sait, et nos adversaires sont presque disposés à en convenir, on sait que les planteurs, après avoir calculé qu’en forçant leur culture ils perdraient tant de nègres, mais feraient tant de sucre de plus, n’ont pas hésité à sacrifier les nègres. — S’il existe encore de ces hommes, comment seront-ils punis ? qui les poursuivra, qui fournira les preuves de leur forfait ? — personne. — Où pourra-t-on en saisir les insaisissables traces ? — nulle part. — Il faut donc l’avouer, le crime qui révolte la plupart des colons eux-mêmes peut encore se commettre impunément ; et, quoiqu’ils en répondent, je les défie de me citer plus de dix exemples, peut-être, où l’autorité coloniale ait puni autrement que par deux ou trois mois de prison le meurtre d’un noir par un blanc. Dans quelques colonies, lorsqu’un maître est convaincu par la clameur publique de trop maltraiter ses esclaves, il lui est interdit d’en avoir ; voilà toute la vengeance qu’obtiennent les nègres, le seul châtiment que reçoivent leurs assassins, et nous laissons à penser ce qu’il faut d’atrocité pour soulever la clameur publique au milieu d’hommes qui châtient la moindre faute par le fouet.

Le planteur, maître souverain sur son habitation, est là, tout à la fois, accusateur, juge et bourreau. Personne n’a le droit de lui demander compte, il est tout-puissant ; l’administration elle-même, imbue des préjugés coloniaux, ne veille pas à l’exécution du peu de lois faites en faveur des esclaves ; et celui d’entre eux qui aurait le malheur de porter plainte, pauvre, isolé, faible et méprisé, serait sûr d’avance de succomber en justice devant son redoutable adversaire, et d’expier bientôt sous un joug rendu plus cruel l’insolence de son inutile tentative.

Les articles de lois qui favorisent les colons sont rigoureusement exécutés ; mais les rares dispositions où le législateur paraît s’être souvenu des esclaves, ne sont pas moins outrageusement méconnues par les maîtres que scandaleusement négligées par les autorités.

Tous les écrivains qui ont traité cette question en fournissent d’effroyables exemples. Morenas dit « que l’administration de la justice aux colonies n’est qu’un abus effréné de l’arbitraire le plus révoltant ; » et M. Dufau fait remarquer que les ordonnances de Louis XVI, dont l’exécution tendrait à rendre le sort des esclaves moins misérable, ne sont pas même insérées dans le Code officiel de la Martinique : d’où il n’est sans doute pas exagéré de conclure qu’elles ne sont point en vigueur. « Il ne manque rien à la loi, ajoute M. Dufau, que ce qui fait qu’elle est exécutée. » — Mais voici quelque chose de plus extraordinaire encore, et dont l’immoralité nous effraie : c’est que le fonctionnaire intègre qui voudrait faire son devoir ne le peut même pas. Sans appui parmi ses collègues, demandant en vain à la justice le secours d’une force qu’elle n’a plus, hué et menacé par les blancs jusque sur les places publiques, il est bientôt obligé de résigner ses fonctions, ou de se soumettre, magistrat prévaricateur, à l’usage qui prévaut sur la loi. — Jamais les hauts barons de la féodalité, entourés de leurs vassaux, n’ont professé un mépris plus complet de la loi commune, que ne le font les blancs dans les colonies. — Dernièrement encore, la presse a signalé l’étrange décision du contre-amiral Dupotet, qui condamne, après avoir pris l’avis du conseil-privé, M. Boitel, secrétaire-archiviste de la colonie, à quitter les Antilles, pour avoir reçu à sa table des hommes de couleur libres. Et l’on sait qu’effectivement cet ancien fonctionnaire, malgré toute la fermeté de son caractère, a été obligé de fuir, après avoir couru les plus grands dangers au milieu des possesseurs d’hommes[1].

Quoiqu’il n’entre pas dans mon plan, comme je l’ai déjà dit, de mettre beaucoup de fait particuliers sous les yeux du lecteur, parce qu’à mon avis ils ne prouvent presque jamais rien, il en est un pourtant qui peint si parfaitement l’état judiciaire actuel des colonies, que je crois ne pouvoir mieux terminer ce chapitre qu’en le rapportant. Je le présente sous la responsabilité d’un homme à la probité duquel les planteurs ne peuvent refuser de rendre hommage. C’est M. Fabien qui écrit :

« Le sieur Félix Félicien, patronné, faisant son service dans la compagnie de sapeurs-pompiers à Saint-Pierre-Martinique, depuis le 25 février 1828, eut une discussion avec un colon blanc qui fut se plaindre à M. le procureur du roi, Champvalier.

« Celui-ci fit arrêter M. Félicien par des gendarmes, et le fit conduire à la geôle. Le gouvernement en fut instruit par le procureur du Roi, et, sur ses ordres, sans jugement, le malheureux sapeur-pompier fut attaché comme un criminel et fouetté aux quatre-piquets[2].

« Mais ce n’est pas tout encore, il faut que les frais de conduite, de geôle, et du bourreau qui a fouetté, soient payés. Alors, mais alors seulement, le procureur du Roi reconnaît que M. Félicien est patronné, et qu’il doit être traité comme un homme libre ; il ordonne, en conséquence, au geôlier de faire payer le malheureux sapeur-pompier avant de le mettre en liberté.

« Voici le mémoire acquitté du geôlier.


« Saint-Pierre-Martinique.
« Compte de frais de geôle du sieur Félicien, lequel est entré le 23 août après midi.


Entrée et sortie, ou gîte et geôle 
fr. 1   70 c.
Prise, d’après la taxe 
5   »
Correction (29 coups de fouet à nu) 
1   35
Une journée de nourriture comme libre 
1   25
Cinq journées de nourriture comme esclave, à 85 centimes 
4   25
        
Total 
fr. 13   55 c.
Pour acquit. Signé, Monier. »
  1. Séjour d’un fonctionnaire dans les Colonies, par M. C. Boitel.
  2. On ne se fait pas en Europe une idée de ce qu’est un quatre-piquets. L’homme ou la femme, car le sexe n’est pas excepté, est couché à plat ventre par terre ; ses mains et ses pieds sont liés, et on les attache à quatre piquets de fer fixés dans le pavé à une certaine distance l’un de l’autre ; le patient, ainsi étendu sans pouvoir remuer, reçoit sur les fesses les coups qui lui sont appliqués avec toute la force des bras : chaque coup emporte la peau, et le sang en jaillit.
    (Journal de la Révolution, 14 janvier 1831.)