De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/II

CHAPITRE II.

L’intérêt du maître n’est point une garantie contre sa cruauté envers les esclaves.

On ne peut contester l’état d’abaissement et de dégradation dans lequel on fait vivre les noirs, et même les hommes de couleur libres. — Sans demander si, aux yeux de la société, ce point seul ne suffirait pas pour motiver l’abolition de l’esclavage, nous combattrons les antinégrophiles sur leur propre terrain.

Les colons ne disconviennent pas que l’amélioration du sort des noirs soit à désirer ; mais on y travaille, assurent-ils, et, par intérêt, si ce n’est par humanité, on cherche le moyen de l’adoucir. Ainsi, voilà toute une partie de l’espèce humaine, dont le bonheur dépend uniquement de l’intérêt matériel que ses maîtres trouvent dans sa conservation ! Nous l’avions bien dit : un esclave est un animal domestique, et la barbarie avec laquelle on le traite s’arrête là seulement où l’on craint de l’inutiliser.

Il est profitable aux planteurs, sans doute, de ménager et de soigner leurs esclaves ; mais qui acceptera une telle garantie ? — La passion méconnaît tout, même l’intérêt. — Comment un homme accoutumé à voir sa parole souveraine, son immuable volonté toujours obéie, hésiterait-il à sacrifier le noir assez téméraire pour lui résister ? qui d’entre nous dans un mouvement d’impatience n’a pas une fois brisé un objet riche et précieux dont la perte souvent était irréparable ? — Il est facile et plus lucratif d’être honnête homme que voleur, et pourtant on ne marche jamais deux heures dans la rue sans rencontrer un fripon. — Et d’ailleurs, ainsi que le fait observer Cowper-Rose, « il y a assez de place pour la cruauté, sans toucher à la vie ni aux membres. Toute organisation sociale dans laquelle on compte beaucoup sur la bonté de l’homme, est infailliblement mauvaise ; car elle est sans défense contre les entreprises des plus basses ambitions. »

Les colons, pour montrer combien les habitans ont intérêt à ménager les noirs, feignent d’ignorer que la traite se fasse encore aujourd’hui ; mais la loi rendue, il y a quatorze mois, à une si grande majorité, par nos deux Chambres, témoigne assez que l’on ne partage guère leurs doutes à cet égard ; et quand ils viennent ensuite dire qu’un nègre nouveau (c’est ainsi qu’ils appellent les noirs arrivant de la Côte) est plus de deux ans à se débarbariser ; quand ils parlent des dépenses de médicamens, de nourriture et d’habillement dont ce nègre est l’objet, on serait presque tenté de croire qu’ils veulent abuser de l’ignorance des Européens. L’entretien complet d’un esclave ne coûte pas plus de 150 fr. par an, non compris, il est vrai, l’intérêt du capital d’achat. La farine de manioc ou l’abondante banane dont tous les frais de sa nourriture, avec une dégoûtante portion de tasao, de morue ou autre poisson salé. Tout son habillement consiste en deux misérables caleçons et deux vestes ou chemises de toile grossière renouvelés annuellement, et plus que suffisans, d’ailleurs pour des hommes qui aiment à rester nus ; enfin, personne ne l’ignore, un nègre de travail bien portant ne vaut pas plus de 2,500 à 3,000 fr., c’est le prix courant ; et pour cette somme un colon peut se passer dans un accès de colère, la fantaisie de tuer un homme ; — nous ruinons bien, dans une course, un cheval de deux mille écus ! — Est-ce nous encore qui apprendrons au monde cet axiome de certains vieux planteurs du bon temps : « Au bout de trois années de travail, un noir est payé, il peut mourir de besoin ou sous les coups !  ! » — Nous ne disons pas qu’un planteur tue un homme par partie de plaisir ; nous disons seulement que cela peut arriver, et que l’état de choses dans lequel un pareil fait peut se passer impunément, est nécessairement mauvais, et doit être changé ; d’ailleurs, comme le dit fort bien M. J.-B. Say, « il ne s’agit pas uniquement de savoir pour quel prix on peut faire travailler un homme, mais pour quel prix on peut le faire travailler sans blesser la justice et l’humanité. Ce sont de faibles calculateurs que ceux qui comptent la force pour tout et l’équité pour rien. Il n’y a de manière durable et sûre de produire que celle qui est légitime, et il n’y a de manière légitime que celle où les avantages de l’un ne sont pas acquis au dépens de l’autre. Cette façon de procéder est la seule qui n’ait point de fâcheux résultats à craindre, et les événemens qui se succèdent me donneraient trop d’avantages si je voulais mettre en parallèle le déclin et les désastres des pays dont l’industrie se fonde sur l’esclavage, avec la prospérité de ceux où règnent les principes libéraux. »

On voit déjà que nous nous trouvons souvent en contradiction absolue avec nos réfutateurs ; il reste à savoir qui s’est trompé.

Peut-être n’y a-t-il de différence entre leur vérité et la nôtre que par rapport au lieu, et c’est pour cela que dans notre première publication[1], nous avons simplement traité le fait et le droit, nous abstenant de citer des exemples de la barbarie exercée encore aujourd’hui envers les esclaves, dans la crainte qu’on nous accusât de vouloir surprendre l’opinion des lecteurs en soulevant leur indignation, ou en excitant leur sensibilité. Nous préférons renvoyer aux récits des voyageurs et aux actes rapportés nominativement par MM. Fabien, Bisette, Santo-Domingo et vingt autres, ceux qui voudraient se faire une idée des horreurs que nous leur épargnons. Disons seulement, pour montrer jusqu’à quel degré de férocité peuvent atteindre les caprices de l’arbitraire, que de malheureux nègres, marrons incorrigibles, ont été vus deux jours accrochés par une côte à un croc de fer, les pieds et la tête pendans vers le sol ! [2]

Mais il ne suffit pas de raisonner sur des faits que l’on peut qualifier d’exceptions, ni de prouver logiquement qu’une chose ne peut être quand elle est. Il faut rapporter dans cette discussion le fruit d’un sérieux examen, et non les probabilités d’une vaine théorie : — la traite et l’esclavage sont depuis trop long-temps le sujet de déclamations philanthropiques sans résultat. — Il est facile d’exciter en Europe la commisération des assemblées législatives sur le sort des nègres, et de les entraîner parfois, sous l’influence d’un mouvement oratoire, à formuler dans quelques articles improvisés en façon de loi, leur sensibilité du moment ; mais que s’ensuit-il trois mois plus tard ? qu’en a-t-il été jusqu’à ce jour ? Rien ; et l’on sait qu’en s’adressant à la propriété, les homélies les plus touchantes sont les plus inutiles.

Gardons-nous donc de nous confier, désormais à ces sentimens d’une humanité toute de hasard ; c’est à la raison qu’il faut parler dans notre époque positive, et nous avons essayé de le faire. Nous nous sommes méfié des élans de notre cœur, et nous avons éclairé les préventions de notre sympathie par les recherches d’une consciencieuse analyse ; comme s’il s’était agi seulement d’un sujet ordinaire, nous avons toujours argué de faits généraux et accomplis, les seuls admissibles, il nous semble, dans une si haute discussion. Nous avons demandé enfin l’émancipation de toute une classe d’hommes, au nom du sens commun et de la justice ; les colons invoquent quelques intérêts particuliers pour les condamner à un esclavage éternel ! On nous jugera.

Fidèle aux principes de notre polémique, nous avons toujours été sobre de ces détails, que l’on pourrait appeler individuels, parce qu’à notre avis, ils ne prouvent rien. — On en discute la vraisemblance, et il n’est pas facile pour cela d’en vérifier sûrement l’exactitude. — Mais puisque nos adversaires se sont montrés moins avares de semblables faits, nous nous permettrons au moins d’examiner une fort curieuse anecdote dont un planteur, M. F. P., se porte lui-même garant ; elle servira à faire apprécier la portée de toutes les autres, et l’on nous saura gré d’avoir préféré celle-ci ; car l’extrait qu’en a fait la Revue britannique, journal écrit pour les esprits sérieux, lui a donné un funeste retentissement. L’auteur dont nous parlons s’exprime en ces termes : « Voici un fait dont je puis garantir l’authenticité : Un nègre, arrivé depuis à peine quatre ou cinq ans de la côte d’Afrique, apprend qu’il doit se faire une vente de nègres nouveaux au bourg voisin ; il va trouver son maître, et lui dit ; Maître, je veux acheter une négresse. — C’est bien, lui répond en riant celui-ci ; mais pour cela, il faut de l’argent. — J’en ai ; voilà cinquante moïdes (environ 1,800 fr.) — Mais si tu es riche, il vaut mieux t’acheter toi-même. — Nenni ; pas si bête, maître ; vous fournissez à tous mes besoins, et une fois libre, il faudrait que j’y pourvusse moi-même. Je veux acheter une négresse pour en faire ma femme, pour qu’elle soigne ma case, et qu’elle travaille avec moi pour vous, maître. Rien n’a pu le faire changer de résolution : il a acheté sa négresse, vit maintenant avec elle, et la fait travailler à ses côtés au jardin de son maître. »

Étrange contradiction ! inconcevable bizarrerie avec laquelle on suppose, quand on veut, à l’homme noir, de l’adresse, de l’esprit, et une profondeur de raisonnement merveilleuse, tandis qu’on s’opiniâtre d’un autre côté à voir en lui un être stupide et sauvage que l’indulgence des plus savans veut bien mettre quelque peu au-dessus d’un orang-outan ! Voilà qu’un nègre nouveau, véritable idiot qui a mis plus de deux ans à se débarbariser, se trouve tout juste deux ans plus tard à l’intelligence d’un habile calculateur et la sagacité d’un raisonneur très-subtil. N’en doit-on pas conclure du moins qu’on a tort de ne classer un animal susceptible de pareils progrès que comme « intermédiaire entre le singe et l’homme[3] ? Je comprends mal, du reste, pourquoi l’esclave de M. F. P., si fin, si prévoyant, emploie son argent à acheter une négresse inconnue, venant de la côte, pour en faire sa femme, tandis qu’il peut en choisir un si facilement sur l’habitation, sans dépenser un sou, et je comprends encore moins l’avantage qu’il pourra trouver à la faire travailler à côté de lui au profit de son maître. Ces observations nous conduisent à croire que la bonne foi de l’écrivain que nous citons a été trompée ; car il est matériellement impossible qu’un nègre nouveau, et surtout un nègre de terre, puisse amasser dix-huit cents francs dans l’espace de cinq années. Il ne faut pas oublier que, d’après M. F. P. lui-même, un esclave venant de la côte, « loin de pouvoir gagner si promptement, reste pendant deux ans au moins à charge de son propriétaire. » Comment donc ce nègre mettrait-il annuellement six cents francs de côté, outre ses autres dépenses, sitôt après ce temps d’épreuve ? — Pour éclairer mieux encore la conscience de M. F. P., rappelons-lui l’article du Code, et les ordonnances maintenues par tous les usages en vigueur, qui déclarent l’esclave, inhabile à posséder un esclave.

Puisque je réponds à M. F. P., on me permettra d’ajouter encore deux mots. Dans la brochure qu’il a bien voulu écrire pour me réfuter, il nie qu’il y ait un marché où l’on puisse trouver à acheter un nègre à son choix ; mais n’est-il pas scrupuleusement vrai que, dans toutes les îles où il y a des esclaves, le propriétaire qui veut se défaire de son nègre, le vend, s’il lui plaît, aux criées sur la place publique, après l’avoir fait mettre dans les affiches ? Nous pourrions citer les affiches, s’il le fallait ; et dès-lors, est-on fondé à dire que nous soyons allés au-delà de la plus exacte vérité, en écrivant que « les esclaves sont traînés sur les marchés comme nous y conduisons nos veaux et nos moutons[4] » ? — Cela se fait partout, et nous affirmons qu’il est permis aux amateurs d’examiner l’homme ou la femme mis en vente, comme on examine un cheval aux foires de Normandie !

  1. Des Noirs. (Revue de Paris, 2e N° du tome 20.
  2. Voyage à Surinam, par Stedman.
  3. J. J. Virey, Dictionnaire des sciences médicales.
  4. Des Noirs. (Revue de Paris.)