DE L’ESCLAVAGE
DES NOIRS,
ET
DE LA LÉGISLATION COLONIALE.

Séparateur


CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi un Européen devient, aux colonies, partisan de l’esclavage

Gâté par le séjour des habitations, dominé par l’intérêt personnel, et vivant sous l’empire des principes coloniaux, le colon ne peut apprécier l’homme noir. — Placé trop près des choses pour les voir sous leur véritable aspect, il n’a plus le pouvoir de les juger sainement. — Ainsi je pourrais rationnellement chercher à établir que les colons ne sont pas compétens pour discuter de l’émancipation des noirs : mais ne n’entreprendrai pas une tâche aussi facile, et qui importe peu d’ailleurs à la cause que je viens défendre.

Colon ou Européen, il s’agit de savoir qui a raison.

J’accepte donc volontiers la discussion avec les propriétaires d’esclaves, lesquels aussi bien sont les seuls à oser encore se proclamer champions de l’esclavage ; mais j’espère que, de leur côté, ils ne s’inquièteront plus de savoir si j’ai long-temps habité les Antilles.

Les faits que je rapporte sont-ils vrais ? les raisonnemens auxquels je me livre sont-ils exacts ? C’est là tout ce qu’il faut décider. À cause de cela, je ne m’arrêterai pas à dire que, mettant à part l’immoralité de l’esclavage, je n’ai élevé la voix qu’après m’être convaincu par moi-même de l’horrible misère des esclaves ; à cause de cela encore, on ne sera plus admis à écrire que, si j’avais mieux étudié les noirs, je n’aurais pas pris leur défense, ou que j’aurais bien vite dépouillé mon horreur d’Européen pour le nom d’esclave, « parce qu’il suffit d’un ou deux ans de séjour dans les colonies pour changer d’opinion ; et la meilleure preuve, c’est que ce sont les Européens qui deviennent les maîtres les plus durs et les plus sévères[1]. » C’est une preuve trop peu persuasive. Les Européens qui vont faire l’esclavage aux colonies, par la raison même qu’ils y vont, se montrent déjà tout corrompus. Ambitieux d’une fortune qu’ils veulent gagner vite, on conçoit facilement qu’ils deviennent plus barbares que les autres ; car ils courent chercher une position que les colons regrettent souvent d’être obligés de prendre, et le premier effet de l’avarice est d’étouffer les cris de l’humanité.

Mais pourquoi s’étonnerait-on de voir même un voyageur indifférent devenir aux colonies partisan de l’esclavage ? Sitôt qu’il arrive, il est lancé au milieu des blancs ; il n’entend et, pour ainsi dire, ne voit qu’eux ; on s’empare de lui, et on le force à rougir de sa compassion, en lui montrant les noirs, faits depuis des siècles au joug qui les brise, acceptant sans colère l’humiliation et les souffrances. Il est bientôt converti, car il tenait peu à ses premiers doutes, et il suffit à cet homme de son isolement pour le rendre inhabile à repousser les influences qui l’entourent, surtout dans un pays où les principes généreux qu’il peut apporter sont regardés par les gens que sa position l’appelle à fréquenter, comme des préjugés subversifs de tout ordre, comme des sophismes qui s’attaquent à leur existence. Alors on comprend très-bien que n’étant point animé d’un esprit particulier de réforme, ignorant la question, et n’ayant pas le courage, en fréquentant les nègres ou les hommes de couleur, de s’exposer volontairement et sans intérêt à l’abandon, au mépris, à la proscription de toute société blanche qui est d’abord la sienne, il se laisse facilement subjuguer par cette société liguée pour le convaincre

Comment son cœur ne se corromprait-il pas devant le spectacle perpétuel d’iniquité auquel il s’accoutume insensiblement ?

  1. Des Noirs et de leur situation dans les colonies, par M. F. P.