De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/Avant-propos

AVANT-PROPOS


Les Colonies fixent en ce moment l’attention générale. Les législateurs et les intéressés discutent chaudement les institutions qu’on leur a promises, et le public écoute avec anxiété.

Au milieu des opinions les plus opposées, les colons, les hommes de couleur et le gouvernement ont des délégués pour soutenir chacun leurs droits ; les esclaves seuls, les esclaves dont la vie et l’avenir pèsent dans ces débats, n’ont pas de représentans. La partie est trop inégale, les moindres notions de justice y sont violées avec le plus inconcevable mépris, et en définitive c’est la liberté des nègres qui sert d’enjeu.

J’ai vu cela, et malgré ma faiblesse je me suis fait le champion du faible, du paria.

Heureusement le sens commun et la vérité sont pour nous.

Je ne me suis point dissimulé en écrivant le long et monotone travail offert ici à mes concitoyens, que tout ce que j’allais dire avait sans doute déjà été dit, à peu de choses près, sous des formes plus ou moins variées. Venant après tant d’autres écrivains, je n’aurais pas dû peut-être garder l’espoir de me faire écouter ; mais les hommes pour lesquels je demande des institutions vivent à quinze cents lieues de la France : leurs cris, quelque déchirans qu’ils soient, s’élèvent de trop loin pour arriver jusqu’à nous. Ils sont abandonnés, oubliés ! Ce n’est qu’en prouvant encore la nécessité de les secourir, qu’on peut rappeler sur eux la pensée du législateur.

Mon excuse est là.

Je sais que l’abolition de l’esclavage pouvait se rattacher et se rattache effectivement à une question de haute politique, la liberté illimitée du commerce. Mais nos hommes d’état étant trop occupés de leurs petits intérêts pour s’occuper des grands intérêts sociaux, il devenait inutile de parler en ce sens. Je n’ai pu raisonner que dans l’hypothèse que tout ce qui est aujourd’hui sera encore long-temps. Les bourgeois ont fait leurs affaires eux-mêmes en 89, et ils ont vaincu ; le peuple en 1830 a remis les siennes à des procurateurs, et on l’a volé, cela devait être. Puisse cette fois la leçon profiter ! En attendant, c’est aux procurateurs que je m’adresse, et l’on comprendra sans peine pourquoi je ne leur parle pas d’avenir : l’avenir n’est pas à eux.

S’il faut l’avouer, d’ailleurs, nous pensons que la liberté du commerce, comme toutes les grandes améliorations sociales, ne sera jamais décrétée par un corps, quel qu’il soit, institué pour maintenir ce qu’on appelle l’ordre ; elle sera le résultat de quelque futur incident révolutionnaire que j’appelle du reste de tous mes vœux. M’inquiéter des renversemens de fortune et des banqueroutes qui pourrons s’ensuivre, n’est pas plus mon affaire, qu’en 89 s’inquiéter des intérêts de la noblesse et du clergé n’était l’affaire du tiers-état ; que maintenant s’inquiéter de ce que feront les gens d’église sans la dîme, n’est l’affaire des Irlandais. Si l’on vient me dire que j’en parle à mon aise, que je n’ai rien à perdre et tout à gagner, je répondrai que c’est là une vieille objection de ceux qui n’ont rien à gagner et tout à perdre. Elle est donc insignifiante, et je consens volontiers à la regarder en face ; car, très-probablement, je l’avoue, je ne demanderais aucune réforme, si j’avais été élevé dans d’aussi faux principes qu’un pair d’Angleterre ou de France. C’est précisément parce que je fais partie de la masse non privilégiée, et que moi et des millions d’autres gagnerions peut-être à l’adoption de meilleures règles ; c’est, dis-je, précisément pour cette raison que j’élève la voix.

Les révolutions se font pour rétablir dans l’ordre social l’équilibre que les envahissemens de la richesse tendent toujours à détruire. Depuis qu’il y a eu réunion d’hommes, les opprimés n’ont jamais rien obtenu des oppresseurs que par la force ; et si chaque pas dans la carrière de la liberté du monde est marqué de sang, c’est une nécessité qu’il faut reconnaître avec nous, mais dont on ne peut accuser que l’impuissance ou la méchanceté providentielle. Je ne suis coupable ici que d’avoir réfléchi et reconnu une triste vérité. La proclamer n’est pas mal faire ; c’est avertir seulement la minorité riche et forte que, sous peine de mort, elle doit satisfaire la majorité pauvre et faible. Je ne m’abandonne point à la fatalité ; je lutte contre elle de tout mon courage ; et si je désespérais de l’avenir, je n’aurais pas veillé bien des nuits pour faire ce gros livre.

Encore un mot.

Il est des gens qui s’étonneront de mon dévouement aux nègres. Renfermés dans leur égoïsme, ils ne comprendront pas ma sollicitude pour une cause dans laquelle je n’ai aucun intérêt personnel, et, comme tous les hommes de mauvaise foi du jour, ils ne manqueront pas de me prêter quelque sotte passion de désordre. Qui expliquera, diront-ils sans doute, comment il se fait qu’on ait le cœur ouvert à la pitié seulement pour les esclaves africains ? Les paysans russes ne sont-ils pas une sorte de bétail attaché au sol ? les juifs ne vont-ils pas par la terre acheter des hommes et des femmes pour le service et les plaisirs des Turcs ou des Persans ? et cependant les négrophiles se taisent ! Quand on montre au loin cette légende, Humanité, il faudrait donner plus d’extension à sa pensée, et n’en pas comprimer les élans dans un cercle invariable.

À ceux qui tiendront ce langage, voici ma réponse : Je demande, je veux que l’on recrépisse notre chaumière, parce qu’il me paraît que j’ai droit de le demander et de le vouloir. Si j’allais exiger que mon voisin fît comme moi, il me mettrait justement à la porte. Tout ce que je pourrais faire, lorsqu’à force de cris et de remontrances j’aurai décidé ma famille à réparer notre maison chancelante, ce sera d’aller chez mon voisin, et de lui dire doucement, fraternellement et avec sa permission, que s’il n’en fait autant à la sienne, elle lui croulera sur la tête.

Que les jeunes me protègent !

Victor SCHŒLCHER