De Québec à Victoria/Chapitre XXIII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 263-271).

XXIII

DE CALGARY À BANFF


Théorie humoristique d’un touriste. — La rivière de l’Arc. — Les Cowboys et les bergers d’Arcadie. — L’ascension des premiers sommets. — Un chaos de montagnes.


Grâce au retard du train de l’Est, nous ne partons de Calgary qu’à 4 ½ heures A. M., et nous en sommes enchantés. Car ce retard va nous donner le spectacle de l’entrée dans les Rocheuses en plein jour.

Nous sommes au 31 mai, et le soleil qui se lève déjà fait étinceler au loin les glaces éternelles des hauts sommets. Mais nous sommes encore en pleine prairie, et nous ne lui dirons adieu que dans une couple d’heures.

Un touriste qui ne manquait pas d’humour me donnait l’année dernière son explication pas du tout scientifique de la formation des Prairies et des Montagnes Rocheuses.

— L’Amérique, disait-il, a eu ses Titans comme le vieux monde. Ils étaient pasteurs de troupeaux.

Or, à mesure que leurs troupeaux se multipliaient ils voulurent agrandir leurs pâturages et les rendre inépuisables. Ils déracinèrent donc les blocs de quartz, les collines de granit, les montagnes de calcaire, et ils les entassèrent aux bords de l’océan Pacifique dont les inondations les gênaient quelquefois.

Ils prirent les banquises de glace qui flottaient encore en certains endroits envahis par la mer du Nord, et ils les amoncelèrent, comme un couronnement de marbre sur la digue énorme qu’ils venaient de construire.

Les Titans sont disparus. Mais leur œuvre est restée et les troupeaux leur ont survécu. La digue colossale s’appelle aujourd’hui la chaîne des Rocheuses et des Selkirk, et les descendants dégénérés de leurs bestiaux ont été les buffles.

Y a-t-il quelque filiation entre les Titans et ces fortes races qui se nomment aujourd’hui les Sioux, les Gens du Sang, les Cris et les Pieds-Noirs ? — C’est un point historique encore obscur.

Le touriste, que je cite en ce moment et qui est un homme politique, ajoutait :

« Certaines légendes racontent que dans l’exécution de ce gigantesque travail — le nivellement des pâturages et la construction de la digue — des exploits inouïs de boodlage furent accomplis par les boodlers de ce temps-là, et que plusieurs ministères furent renversés pendant que le grand œuvre se poursuivait. Les gouvernements dégringolaient, mais la digue montait toujours. »

« Un écho de cette histoire, qui est la seule vraie, disait encore mon aimable humoriste, est parvenu plus tard jusqu’en Grèce, qui était un petit pays en voie de devenir célèbre ; et les Grecs qui avaient une vive imagination en ont fabriqué une légende, et ils ont raconté que leurs ancêtres étaient aussi des Titans qui s’étaient révoltés contre Jupiter et qui avaient entassé Pélion sur Ossa. »

Quoi qu’il en soit, l’époque des Titans est bien finie, et quand nous regardons autour de nous, nous sommes bien obligés d’avouer que celle des pygmées est venue. On assure cependant que la race des boodlers n’est pas éteinte. Mais on ne la connaît pas dans l’Ouest, et nous ne rencontrons ici que de nouveaux pasteurs qu’on appelle ranchmen, et qui s’efforcent de repeupler les immenses pâturages que les Titans ont nivelés et dérochés.

Voici la rivière de l’Arc, et nous en suivons les sinuosités. C’est elle qui va nous montrer la route à suivre pour franchir ces montagnes qui grandissent à l’horizon. Personne ne les connaît mieux qu’elle : c’est son pays natal. Toutes leurs gorges profondes lui sont familières. Il y a des siècles qu’elle les fréquente, et qu’elle circule au milieu de leurs grandeurs massives, tantôt avec docilité, tantôt avec rage et en mugissant.

De chaque côté de la rivière, dans les vallons, sur les collines, sont éparpillés de grands troupeaux. C’est un des grands ranches Cochrane. Nous montons lentement, et nous avons devant nous l’immense muraille des Rocheuses, derrière nous de longues échappées de vue sur la plaine que nous dominons. J’envie le sort du cowboy qui a constamment sous les yeux de pareils paysages. Mais la vie qu’il mène est dure.

Quelle différence entre le berger antique, que les poètes ont tant célébré depuis Homère et Virgile, et le cowboy des ranches de l’Ouest ! En fait, c’est la même différence qu’entre les prairies sans bornes et les champs étroits d’Arcadie ou de la campagne romaine.

Tytire pouvait bien s’étendre à l’ombre d’un hêtre, sur le gazon toujours vert, et jouer de la flûte. Il n’avait pas autre chose à faire qu’à regarder paître son petit troupeau, paisible et discipliné, dans un espace restreint. Mais le cowboy a sous sa garde des troupeaux à demi-sauvages, comptant des milliers de têtes, et ayant l’immensité pour pâturage. Aussi est-il toujours à cheval, et passe-t-il ses jours et ses nuits à courir après les bêtes indisciplinées et aventureuses.

C’est l’hiver surtout, quand il pleut, quand il neige, quand le chinook souffle avec violence, que la besogne est pénible, et que les cowboys, dont un bon nombre ont fréquenté les collèges, échangeraient volontiers leur sort contre celui des bergers de l’Acadie.

Mais quand revient la saison d’été, ils ont aussi leurs beaux jours. Les longues cavalcades à travers la Plaine, sur le cheval qu’ils préfèrent, à la recherche du troupeau qu’ils connaissent et qui leur est devenu cher, ne sont pas sans agrément.

Toute la nature alors leur fait fête. Les gazons épaissis par les pluies du printemps tendent sous leurs pas un tapis moelleux ; les bouquets d’arbres, d’autant plus beaux qu’ils sont plus rares, se couvrent de verts feuillages, reposent leurs yeux brûlés par un soleil ardent, et leur ouvrent des retraites ombreuses ; la rivière de l’Arc, ou une autre — car il n’y a pas de ranche sans rivière — leur offre des vasques d’eau fraîche pour se désaltérer et se baigner.



Le lit de l’Arc, que nous côtoyons toujours, est formé de petits cailloux ronds.

Plus nous remontons son cours, et plus nous sommes convaincus que l’Arc était jadis — il y a des millions d’années peut-être — un fleuve impétueux qui s’élançait des montagnes et charriait dans ses tourbillons des monceaux de galets. Il en a pavé tout Calgary, qui est à plus de 60 milles d’ici, sans se douter qu’il jetait ainsi les fondations de la future capitale de l’Alberta. Il en a fait les énormes terrassements dont le chemin du Pacifique avait besoin pour entrer dans les Montagnes Rocheuses. Que dis-je ? il en a amoncelé des collines qui nous servent aujourd’hui d’échelons pour escalader les premiers sommets.

Ce fleuve puissant allait alors se perdre dans une vaste mer intérieure, qui, en se desséchant, a formé les immenses pâturages des buffles, avec des lacs et des rivières pour les abreuver.

Mais aujourd’hui l’Arc est devenu plus modeste. Il s’échappe des montagnes sans faire trop de bruit, et il court vers la Prairie, en se cachant parmi les collines qu’il a élevées, au fond des ravins qu’il a creusés, faisant mille détours comme pour éviter les regards indiscrets.

C’est en vain pourtant qu’il joue à cache-cache avec nous, nous le retrouvons toujours. Car nous ne pouvons pas nous passer de lui comme guide à travers les pics menaçants, qui se dressent devant nous comme une barrière infranchissable.

Déjà nous sommes parvenus à une grande altitude ; mais nous aspirons plus haut, altius tendimus. Notre coursier de feu ralentit un peu son allure. Il trouve l’ascension rude, et comme tous les gens bêtes, il préfère le terre-à-terre et tout ce qui est plat. Il souffle, il soupire, il halète et pousse des rugissements et des plaintes. Mais notre driver est sans pitié, et il le lance de plus en plus vers les hauteurs.

Les premiers sommets se sont écartés et aplanis, pour la bonne raison que nous les avons gravis ; mais une troupe de géants nous barre la route, rangés comme des sentinelles imperturbables. Ce sont de vieux grognards, car leurs têtes sont toutes blanches.

Il semble qu’il soit impossible de nous frayer une route ; mais à mesure que nous avançons les colosses se rangent de chaque côté et nous regardent passer.

Pour quelque temps nous nous sommes éloignés de notre guide et nous avons traversé la rivière Kananaskis ; mais bientôt nous rejoignons l’Arc, et nous nous remettons à sa suite.

C’est fini, plus de plaines ! Nous ne regardons plus au loin, mais en haut. Notre horizon va gagner en hauteur ce qu’il va perdre en étendue. En haut les yeux et les cœurs ! Sursum ! In Altissimis !

Nous cheminons maintenant entre deux rangées de rochers cyclopéens, dont les sommets abruptes se perdent dans les cieux, et par leurs échancrures nous en apercevons d’autres au loin qui cachent leurs cimes dans les brouillards. La plupart sont boisés d’épinettes à leurs bases, mais leurs arêtes extrêmes sont nues ; plusieurs, couvertes de glace, dominent les nuages et bravent le soleil, qui les illumine sans les réchauffer.

L’Arc s’est détendu et il forme quelques étangs ; mais ce n’est pas la plaine, car les montagnes nous enveloppent de toutes parts. Devant, derrière, des deux côtés, nous n’apercevons plus que des murailles de rochers audacieux prenant les formes les plus extravagantes.

Quel immense océan de pierre aux vagues convulsionnées ! Quelle tourmente épouvantable la terre a dû subir pour que ces ossifications démesurées soient sorties de ses entrailles !

Nous sommes à 4,200 pieds au-dessus du niveau de la mer, et nous ne faisons que franchir la porte ou la brèche, the gap comme l’appellent les Anglais, qui nous ouvre les profondeurs et les élévations des Rocheuses.

Nous contournons les bases des monts, coupant parfois les rochers et les jetant sous nos pieds pour paver la route et encaisser la rivière.

Voici le mont des Vents, qui recèle dans ses flancs, j’imagine, tous les enfants du vieil Éole. Les habitants de Calgary se plaignent beaucoup de son voisinage.

Voilà les Trois Sœurs. Ce sont trois têtes jumelles plantées sur les épaules d’une montagne énorme qui est évidemment leur mère commune.

Les sommets succèdent aux sommets, toujours plus hardis et plus mouvementés, monstrueux, innombrables. Ils sont devenus multitude, et les plus grands regardent par-dessus la tête des autres, avec une impassibilité qui exclut tout soupçon de curiosité.

Qui regardent-ils donc dans leur muette contemplation ? Est-ce le soleil lointain qui passe sur leurs têtes sans en fondre les neiges et sans y faire pousser un brin d’herbe ? Est-ce, pendant la nuit, les cieux pleins d’étoiles ? — Peut-être ; mais, s’ils voient les astres, ils regardent plus haut. Ils contemplent la face lumineuse de Celui que le roi-prophète appelle le Dieu des Dieux, Deus Deorum !

Comme toutes les grandes choses de la nature ils célèbrent le Seigneur, aux yeux duquel ils ne sont que des grains de sable, et que l’homme a si bien nommé le Très-Haut !

Nous arrêtons à Canmore pour déjeûner. Mais le restaurant est trop petit pour contenir tous les voyageurs, et dans une heure, nous ferons bonne chère dans le splendide hôtel du Pacifique, à Banff. D’ailleurs, nous avons un peu déjeuné de l’air vivifiant des montagnes et de poésie.

Sans doute, cette dernière nourriture n’est pas suffisante ; mais elle aide à la vie morale de l’humanité.

Nous saluons encore du regard quelques pics étonnants, le Rundle (l’Échelon) — qui est plutôt toute une échelle — le mont Cascade, qui écoute chanter à ses pieds la rivière du même nom ; et, après une minute d’arrêt à Anthracite, large exploitation du charbon de ce nom qui sert d’assises à d’autres montagnes, nous arrivons à Banff.