De Québec à Victoria/Chapitre XXII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 251-261).

XXII

LA BIBLE ET LES LÉGENDES SAUVAGES


Nenaboju, le premier homme. — Les variantes du déluge. — Diverses personnifications de Noé. — La chute de l’homme et la Tour de Babel. — Jonas. — La manne de viande. — La morale des sauvages. — L’homme-nature.


L’histoire que nous venons de raconter nous conduit tout naturellement à étudier un peu les croyances des peuplades encore infidèles des Territoires du Nord-Ouest, et nous croyons qu’il ne sera pas sans intérêt de rapprocher de la Bible quelques-unes de leurs légendes traditionnelles.

Tout le monde sait qu’on retrouve chez tous les peuples infidèles, des poèmes, des légendes, des traditions, qui sont évidemment des pièces détachées du Livre par excellence que l’univers chrétien vénère — la Bible.

Sans doute ces lambeaux précieux sont plus ou moins défigurés ; et souvent la vérité s’y cache sous le voile de la fable et de l’allégorie. Mais on y reconnaît aisément les traits principaux du récit biblique, qui, transmis d’âge en âge et de peuple à peuple, peut seul expliquer leur commune origine.

On trouvera une nouvelle preuve de cette vérité dans les croyances et les traditions des sauvages du Nord-Ouest canadien, dont nous voulons résumer ici quelques-unes.

Selon la Bible, le monde a commencé avec Adam, et il a recommencé avec Noé. Il y a dans les légendes des sauvages de l’Ouest des traces frappantes de cette double création.

La première est enveloppée d’obscurité, et se confond même quelquefois avec la seconde qui est une reproduction à peine défigurée de l’histoire de Noé.

Voici comment Mgr  Laflèche me l’a racontée, telle qu’il la tenait de la bouche des conteurs indiens :

« Le premier homme, qui se nommait Nenaboju, était dans une loge sur les eaux. Il n’y avait pas de terre ; et il avait avec lui dans sa loge tous les animaux.

« Mais il s’ennuyait fort dans cette maison flottante, et il aurait bien voulu revoir la terre. Il fit donc venir le rat musqué et lui dit : tu vas plonger jusqu’au fond de la mer et tu vas me rapporter un peu de terre.

« Le rat musqué plongea ; mais il fut suffoqué avant d’arriver au fond. Revenu à la surface, et ravivé par Nenaboju, il lui raconta qu’il n’avait pu atteindre le fond de la mer.

« Alors Nenaboju demanda au castor de plonger à son tour ; et quand l’industrieux amphibie revint sur l’eau, il avait perdu connaissance, comme le rat musqué ; mais il tenait un peu de terre dans ses pattes.

« Nenaboju prit cette terre et souffla dessus. Alors cette poignée de terre se mit à grandir, et devint une île très étendue ; et le souffle mystérieux continua de la dilater jusqu’à ce qu’elle fût aussi vaste qu’un continent.

« Alors Nenaboju mit un loup hors de la loge, et lui dit de faire le tour de la terre et de constater si elle était assez grande.

« Après une absence plus ou moins prolongée, il fit rapport que la terre était encore trop petite. Nenaboju continua donc de souffler sur elle, et quand le loup fut renvoyé en exploration il ne revint pas.

« Alors Nenaboju ouvrit la loge, et en fit sortir tous les animaux. »

Il y a là comme on voit une histoire à peine altérée du déluge ; mais en même temps le souffle de Nenaboju semble être une simple variante du Souffle de Dieu créant l’homme — ou de l’Esprit de Dieu, flottant sur les eaux, dans les jours de la création.

Le R. P. Petitot, ancien missionnaire du Nord-Ouest, a raconté la même histoire dans son livre des Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest. Les variantes sont légères.

L’homme s’appelle Kunian — Le Sensé — et c’est un grand radeau qu’il a construit pour sauver de l’inondation sa femme, son fils, et des couples de tous les animaux. Les plongeurs employés pour ramasser un peu de terre au fond de la mer sont le rat musqué et le castor ; mais c’est un renard, et non un loup, que Kunian envoie explorer la terre.

Cet actif quadrupède fait sept fois le tour de la terre, et ce n’est qu’après le septième tour qu’il fait rapport que la terre est complète.

Les sauvages du Grand Lac de l’Ours ont une autre version dont le début est plus original.

C’est un vieillard qui a chassé ses deux enfants de sa présence, et qui habite un détroit unissant deux mers, vers le Nord, (évidemment le détroit de Behring). L’abîme gronde, une pluie torrentielle tombe et l’eau des mers envahit la terre.

« Le vieillard se tient debout sur le détroit, une jambe posée sur l’une et l’autre rive, et repêche avec ses larges mains les animaux qu’il replace sur la terre-ferme. »

Mais l’eau montant toujours, il fait faire un radeau, et il y place un couple de chaque espèce d’animaux.

Après des plongeons infructueux de la loutre et du castor, c’est le rat musqué qui rapporte un peu de terre. Sous le souffle du Vieillard, la poignée de terre grandit et devient un monde dont le corbeau va mesurer l’étendue.

Chez quelques tribus l’histoire du Déluge est plus ou moins mêlée à d’autres faits consignés dans la Bible, et plus ou moins dénaturés par les légendes. Au début de l’une d’elles, le conteur décrit une île au milieu de laquelle s’élève un grand arbre où sont suspendus les biens et les maux, C’est évidemment l’arbre de la science du Bien et du Mal. Puis, vient la description du Déluge, à la fin duquel Elsié — le Grand-Père — envoie la tourterelle à la recherche de la terre. Après une première course infructueuse, elle s’envole de nouveau, et revient enfin portant dans ses pattes un bourgeon de sapin vert.

Une autre légende du Déluge commence par l’histoire de Jonas. Un jeune homme a été avalé par une baleine, et sa sœur restée sur le rivage se lamente et pleure. Au bout de trois jours le monstre reparaît, et du fond de ses entrailles sort une voix qui crie : « 0 ma sœur, jette au gros poisson un de tes souliers en en retenant les cordons dans tes mains et tire-moi d’ici. »

La jeune fille lance un de ses souliers que le monstre avale, et en tirant les cordons à elle, sauve son frère qui s’y était accroché.

Mais la baleine courroucée frappe la mer de si formidables coups de sa queue que des vagues immenses se soulèvent et submergent la terre.

Le merveilleux événement de la Tour de Babel est consigné dans un autre récit des sauvages montagnards.

Après que le Vieillard eut refait la terre, les hommes, raconte la légende, se réfugièrent sur une montagne, et ils y construisirent quelque chose de rond et de tubulaire, semblable au tuyau d’un poêle, mais très vaste et très haut.

— Si l’inondation arrive encore et envahit la terre nous nous réfugierons dans ce fort élevé, se dirent-ils.

Mais des voix terribles qui sortaient de la montagne se moquaient d’eux et disaient : voilà que votre langage n’est plus le même ! Puis, la montagne s’entrouvrit, s’affaissa, et il n’y eut plus qu’une plaine vaste et morne.

Nous retrouvons encore dans ces légendes recueillies par le P. Petitot des récits plus ou moins incohérents de la chute de nos premiers parents, du meurtre d’Abel, de la manne tombée du ciel.

Voici comment est décrite la grande douleur qui suit la chute. L’homme et la femme jouent au bord du ciel ; ils sont joyeux. Tout à coup ils se prennent à gémir : « Nos enfants, hélas ! hélas ! Nos enfants, hélas ! hélas ! »

Depuis lors, on meurt sur terre ; et c’est parce qu’ils sûrent que l’homme allait mourir que l’homme et la femme se mirent à pleurer.

Quant à la manne tombée du ciel, ce n’est pas une farine dont on puisse faire du pain : les sauvages n’ont connu le pain et la farine que par leurs relations avec les Blancs. Ce sont de petits morceaux de viande dont une mesure pleine tombait chaque matin, et que la tribu ramassait pour se nourrir.

La chute de l’homme est racontée de bien des manières plus ou moins absurdes. Celle qui se rapproche le plus du récit biblique raconte qu’au commencement le Vieillard Tehapéwi avait deux enfants mâles, auxquels il avait dit : « Voici devant vous une quantité prodigieuse de fruits dans ce pays que je vous donne. Vivez heureux, croissez, multipliez-vous, chassez où bon vous semblera. Mais prenez bien garde d’observer ceci : « Ne mangez jamais de fruits blancs (verts). »

Or le frère cadet porta la main aux fruits blancs et ils en mangèrent tous les deux.

Alors le Vieillard les chassa loin de lui, et les relégua dans cette petite île qu’on appelle Nau (la Terre) pour qu’ils y vécussent malheureux.

Suivant une vieille tradition indienne recueillie par Mgr Taché, la faute originelle aurait été commise par la première femme, et aurait consisté dans le vol d’une vessie pleine de graisse de moële.

— Cette graisse de moële est très appréciée par les sauvages, et sert à plusieurs usages.

À cause de ce larcin, pour lequel Dieu aurait punit la race humaine, les sauvages se croient justifiables de maltraiter leurs femmes, et de les condamner aux travaux les plus durs.

Un jour, dans une fête religieuse, Mgr  Taché s’adressant à un auditoire sauvage leur parla de la Sainte Vierge, et de la grande part qu’elle a prise dans l’œuvre de la Rédemption du genre humain.

Après le sermon, un des chefs vint le trouver, et lui dit : « Ainsi donc, tu veux que nous traitions mieux nos femmes ?

— Je ne vous ai pas parlé de vos femmes du tout, dit l’évêque, un peu étonné.

— Mais oui, reprit le chef ; si la seconde Femme a réparé la faute de la première, il n’y a plus de raison pour nous de traiter durement l’autre sexe.

Il y a dans l’œuvre du P. Petitot d’autres légendes qui rappellent plus ou moins vaguement au milieu de beaucoup de fables absurdes, la création, le serpent séducteur de la femme, la circoncision, la Trinité divine, diverses incarnations bizarres et ridicules, quelques mythes de l’ancien polythéisme asiatique, et d’étranges métempsycoses.

Comme on le voit, il y a en tout cela d’importants témoignages de l’origine commune et unique des hommes, ainsi que des croyances et des traditions primitives.

Comment seraient venus d’Asie en Amérique leurs premiers ancêtres ? Les Indiens de l’Ouest ne répondent à cette question que par des fables et des légendes. D’après l’une d’elles, la première mère de leurs pères aurait traversé le détroit de Behring à gué. Suivant une autre, ce serait une femme-castor qui aurait traversé la mer à la nage.

Coïncidence assez curieuse, certaines tribus du Nord, le long du fleuve Mackenzie se nomment les Hommes-chiens : et il y a dans une des îles du Japon une race qu’on appelle les Aïnos, et qui racontent avoir un chien pour premier ancêtre.

Mais ce qui est un problème difficile pour les Indiens, n’en est pas un pour nous ; et dès les âges les plus reculés, l’art de la navigation s’est assez développé pour que les mers n’aient pas été un obstacle infranchissable à la diffusion des races.

Naturellement, les croyances religieuses et morales des sauvages de l’Ouest se sentent plus ou moins de leur dégradation ; et c’est toujours sous une forme plus ou moins sensible qu’ils se représentent les choses de l’ordre spirituel.

Ainsi le ciel, pour les sauvages, est un beau pays de chasse ; et l’enfer est une région froide, inculte, sans gibier, où l’on crève de faim, sans jamais mourir.

Car ils croient à l’immortalité, comme ils croient à deux principes, ou esprits — l’un bon et l’autre mauvais. Quand ils souffrent c’est au mauvais Esprit qu’ils s’en prennent, et ils lui offrent des sacrifices, même sanglants, comme nous le verrons en décrivant la fête du Soleil.

La morale des sauvages des Territoires est simple, et ne contient guère que trois préceptes : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas se mettre en colère.

Du reste, le sauvage porte un peu sa morale, comme il porte sa couverte de laine. Il ne s’en fait pas un vêtement ajusté. Mais il s’en couvre en gros, et le moindre vent qui la soulève découvre sa nudité.

Ah ! je voudrais voir ici tous les savants positivistes, et tous les moralistes sans Dieu, et leur faire étudier sur place l’homme-nature. C’est ici qu’ils comprendraient tout ce qu’il y a de creux dans leur thèse que l’homme se perfectionne et progresse naturellement, à la seule lumière de sa raison.

Ils verraient ici des hommes superbes, au physique, des types comme on en voit peu parmi les hommes civilisés, des têtes pleines de noblesse et de fierté, des yeux flamboyants qui semblent refléter un génie intérieur, des membres bien proportionnés et mus par des muscles que n’avaient pas les plus fameux athlètes de l’antiquité.

Ils pourraient se convaincre en même temps que ces hommes sont très intelligents : qu’ils raisonnent parfaitement, et ne sont pas dépourvus de finesse ; que leurs enfants, confiés aux missionnaires, apprennent très bien à lire, écrire, et parler l’anglais et le français.

Et cependant, qu’ont-ils appris ces hommes, depuis des siècles qu’ils sillonnent les prairies de l’Ouest ? Quel progrès ont-ils fait ? Que leur a donc enseigné cette raison superbe dont on exalte la puissance ?

En vérité, leurs légendes prouvent qu’ils en savent moins que leurs ancêtres. Ils n’ont pas développé, ni agrandi le faible foyer des lumières naturelles, et ils ont perdu, ou défiguré l’héritage traditionnel des ancêtres.

Voilà le progrès réalisé par la déesse tant vantée, la Raison pure, pendant une suite de siècles !

Qu’a-t-il donc manqué ici à l’esprit humain ? Il lui a manqué la connaissance du Christ et de sa doctrine, ainsi que l’humble trésor de vérités que la Révélation primitive, les livres de l’Ancien Testament et les Traditions judaïques avaient répandu en Orient.

Non seulement on peut voir, ici des races intelligentes qui n’ont fait aucun progrès depuis des siècles. Mais on y voit souvent des hommes et même des enfants que l’on soustrait à la vie sauvage, et que l’on introduit en pleine civilisation, pendant des mois et parfois même pendant quelques années. Or, dès qu’ils sont libres ils retournent à la vie sauvage.

Si, après avoir vu de près la civilisation et vécu de sa vie, l’homme redevient sauvage, comment veut-on que de lui-même il passe de l’état sauvage à la civilisation ?