De Québec à Victoria/Chapitre XVIII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 201-210).


XVIII

LES VISITES DE DIEU AUX SAUVAGES


Peau d’Hermine et La Sauterelle. — La petite vérole chez les sauvages. — La prière d’un Sorcier. — Une guérison merveilleuse. — Les visites de Dieu.


Je crois avoir dit que nous ramenons avec nous deux chefs Cris, dont l’un se nomme Osikkusiweyan, (Peau d’Hermine), et qui est un des plus beaux types sauvages que l’on puisse voir. Il va représenter sa tribu et tous les Sauvages chrétiens des Territoires au grand congrès eucharistique, qui doit être tenu dans quelques jours au bord du fleuve Fraser par les Indiens catholiques de la Colombie.

Il est le gendre du grand sorcier Papabkinès, (La Sauterelle) que nous avons vu à Hobbéma.

Sa femme a échappé à l’épidémie de la petite vérole en 1870, dans des circonstances que les missionnaires ont jugé prodigieuses, et le récit que le Père Lacombe m’en a fait trouve ici sa place.

Des jeunes gens de la tribu étaient allés en guerre sur le territoire Américain. En revenant de leur expédition ils avaient trouvé dans un camp de sauvages des États-Unis, un grand nombre de cadavres étendus dans la prairie. Ignorant de quelle maladie ces hommes étaient morts, ils les avaient dépouillés de leurs vêtements et ils s’en étaient affublés.

Quelques jours après plusieurs d’entre eux furent atteints de cette horrible maladie dont ils ignoraient l’existence, et que les survivants apportèrent à leur tribu.

C’était en juin 1870, et la contagion fît de rapides progrès dans la vallée de la Saskatchewan. Deux mille cinq cents sauvages en moururent. C’était une désolation que le prophète Jérémie seul pourrait décrire et qui font songer à ses lamentations célèbres : Desolatione desolataest terra, etc., etc. Les missionnaires, captifs de leur dévouement, connurent alors toutes les angoisses du martyre.

Comment échappèrent-ils à la mort ? Cela nous semble miraculeux ; car ils vivaient constamment au milieu des mourants et des cadavres en pourriture. Il leur fallait non seulement soigner et administrer les malades, mais transporter les morts enveloppés dans de simples couvertes, et creuser eux-mêmes des trous dans la terre pour les y enfouir.

Pendant la nuit surtout le spectacle du camp, où la mort promenait ses ravages, était effroyable. De tous côtés s’élevaient des gémissements et des plaintes ; les uns étendus sur l’herbe se tordaient dans les convulsions de l’agonie, les autres erraient comme des fantômes à la lueur des feux qui s’éteignaient, les chiens hurlaient comme si le mal les avait torturés eux-mêmes, et quand l’aurore se levait, les missionnaires faisaient le tour des tentes pour compter les morts et leur donner la sépulture.

Or pendant que le terrible fléau sévissait ainsi au bord de la Saskatchewan, la fille unique du grand sorcier Papabkinès (la Sauterelle), fut un jour atteinte par la maladie. Son père l’adorait, et quand il la vit dans les transes de la mort il perdit confiance dans ses jongleries et ses médecines, et il vint demander des prières aux missionnaires.

Le Père Lacombe alla voir la jeune fille, et il constata qu’elle était arrivée à la dernière période de la maladie, et qu’il n’y avait plus d’espoir. Il l’exhorta à la mort et lui administra les derniers sacrements ; car la jeune fille était chrétienne, quoique le père fût resté païen.

Le R. Père André qui partageait alors avec le Père Lacombe son pénible ministère, pendant cette effrayante épidémie, alla voir aussi la jeune fille, et avertit le chef Indien de faire son sacrifice.

Mais aussitôt que les missionnaires étaient de retour à leur tente, le malheureux père revenait les trouver et les suppliait de venir voir sa fille, espérant toujours que l’homme de la prière serait plus puissant que lui auprès du Grand Esprit.

« — Mais, mon pauvre ami, lui disait le Père Lacombe, il est absolument inutile que je retourne voir ta fille ; je vais prier pour elle ici. Il faut te résigner d’ailleurs, car ton enfant va mourir, et Dieu va la recevoir dans son paradis. Tu n’as pas voulu te faire chrétien, malgré que tu nous connaisses depuis longtemps, et tu continues de mêler tes superstitions païennes et tes jongleries à quelques-unes de nos croyances que tu as fini par accepter. Mais le bon Dieu n’est pas satisfait de cette conduite, et c’est pour te convertir sans doute qu’il t’inflige cette grande douleur. »

Le sorcier écoutait tout cela sans rien répondre, la tête basse, les yeux fixés vers la terre ; mais quand le missionnaire se taisait il relevait la tête et disait : « Viens voir ma fille encore une fois avant qu’elle ne meure. » Le Père Lacombe se laissa toucher. Tout accablé qu’il fût par les rudes labeurs de la journée, il marcha vers la loge du sorcier qui était à deux milles de distance. Il trouva la malade dans le paroxisme de la fièvre. Toutes les éruptions qu’il avait observées le matin étaient rentrées, et selon toutes les apparences la mort était inévitable et prochaine. Le prêtre lui adressa quelques paroles, récita des prières et s’en revint.

Il était tard, et il avait grand besoin de repos. Mais à peine était-il au lit qu’il entendit gratter à la porte de la tente.

— Je parie, dit le Père Lacombe au Père André, que c’est encore cet ennuyeux de sorcier.

Il se leva et alla ouvrir. C’était en effet Papabkinès, qui entra sans dire un mot. Une partie de la tente servait de chapelle : le vieux sorcier se dirigea de ce côté. Là, il se jeta à genoux, et après un long silence il se mit à prier à voix haute :

— « 0 grand Esprit, disait-il, toi qui écoutes les buffles quand ils ont besoin d’eau, toi qui donnes aux oiseaux les graines qui les nourrissent, pourquoi donc, ne m’écouterais-tu pas ? Est-ce que tu aimes mieux les bêtes que les hommes ? On dit que tu as un fils et que tu l’aimes comme toi-même : Eh bien moi, j’ai une fille et je l’aime plus que moi-même. Toi qui peux la guérir pourquoi veux-tu qu’elle meure ? Qu’est-ce que cela te fait à toi de me prendre ma fille ? Tu n’en as pas besoin, et elle m’est nécessaire à moi. Si tu m’entends, et si tu es vraiment le Maître de la vie, laisse vivre ma fille, et je croirai alors que tu es bon et que tu nous aimes. »

— Vous allez voir, dit le père André au Père Lacombe, que ce vieux sorcier va faire un miracle !

Le malheureux père pria ainsi une partie de la nuit.

Au matin, le Père Lacombe fut forcé de partir pour une mission un peu lointaine et il ne revint qu’au bout de quelques jours. Il était bien sûr que la fille de Papabkinès avait dû mourir dans l’intervalle. Quelles ne furent pas sa surprise et sa joie quand, à peine de retour, il vit venir à travers la prairie le vieux sorcier et sa fille bien-aimée : elle était parfaitement guérie !

C’est quelques mois après qu’elle est devenue Madame Osikkusiweyân (Peau d’Hermine). Quant au vieux sorcier, il s’est converti depuis, et est devenu un fervent chrétien.

Quand j’ai connu cette histoire, j’ai compris pourquoi le vieux Papabkinès avait embrassé le P. Lacombe avec tant d’effusion, à la gare d’Hobbéma. C’est, qu’il regarde le missionnaire comme son sauveur et celui de sa fille.

Tout en prêtant l’oreille au conteur, je regardais Osikkusiweyân, et j’admirais son maintien noble et digne.

Le Cris est vraiment une belle race, et sa langue, est dans l’opinion des missionnaires une des plus belles qui existent.

Au point de vue grammatical, elle est admirable, disent-ils, comme régularité, comme simplicité, et comme richesse. Quand vous en connaissez les racines principales, avec quelques combinaisons de certaines syllabes usuelles, et les finales de genre et de nombre, vous pouvez comprendre et même parler la langue crise.

Le pays que nous traversons, en revenant d’Edmonton à Calgary, est plein des souvenirs de cette tribu ; et la plupart des récits merveilleux que je tiens du P. Lacombe ont eu pour théâtre ces belles vallées qu’arrose la rivière à la Biche.

C’est donc ici qu’ils me paraissent avoir leur place marquée dans ce volume.

Sans doute, ils ne sont pas des souvenirs actuels de notre voyage ; mais c’est ici que je les ai recueillis, et ils appartiennent à un ordre de choses qui ne reviendra plus, et dont quelques bribes au moins seront ainsi sauvées de l’oubli.

Ces récits contiennent d’ailleurs un grand enseignement : c’est que « Dieu ne fait point acception des personnes, comme disent les Actes des Apôtres, et qu’en toute nation celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »

Parmi les races mêmes les plus dégradées il est des hommes qui craignent Dieu sans le connaître, et qui pratiquent la justice naturelle. Quand ces hommes l’appellent du fond de leur misère, Dieu les entend ; il va les visiter, et s’il n’avait pas de missionnaire à sa disposition il leur enverrait un ange comme il fit pour le centurion Corneille.

À l’aurore du christianisme, il y eut quelque doute sur cette doctrine, parce que les Juifs s’imaginaient que Dieu leur avait donné le monopole des vérités du salut.

Mais, un jour, à Joppé, saint Pierre eut un ravissement d’esprit. Il vit le ciel ouvert, et comme une grande nappe suspendue par les quatre coins, qui s’abaissait du ciel en terre, et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes, de reptiles de la terre, et d’oiseaux du ciel.

Et une voix lui dit : tue et mange.

Saint Pierre objecta qu’il n’avait jamais rien mangé d’impur. Mais la voix répliqua : ce que Dieu a purifié, ne l’appelle pas impur.

Et quand cette scène se fut renouvelée trois fois, la nappe fut retirée dans le ciel.

Que signifiait cette vision ? — Pierre comprit que toutes les nations, Gentils comme Juifs, étaient appelées à la foi chrétienne et au ciel.

L’Église a confirmé cette interprétation de sa vision, et c’est pourquoi elle envoie ses missionnaires à toutes les races et dans toutes les terres connues et inconnues pour leur porter le don de la foi.

Ces visites de Dieu aux abandonnés de ce monde revêtent des formes aussi variées que toutes les œuvres divines, mais sa Providence éternelle n’en est pas moins visible aux yeux de l’homme sans préjugés.

On vient de voir par quel chemin il est arrivé au cœur du sorcier d’Hobbéma, et j’ai raconté précédemment comment il avait pénétré sous le toit du vieux Pasquaw.

Voici maintenant un autre fait que je tiens de la bouche même de Mgr  Taché.

Un jour, dans une mission lointaine, un Indien se présenta devant lui, et après les salutations d’usage, il lui montra sa main gauche qui n’avait pas de pouce.

— Que signifie cela ? lui demanda l’évêque.

— « L’année dernière, répondit le sauvage, un jour que je faisais la chasse, mon fusil a éclaté et m’a emporté le pouce. Le sang coulait horriblement, et malgré tous mes efforts et tous les moyens employés je ne pouvais pas l’étancher. J’eus la certitude que j’allais mourir. Alors je regardai en haut, et je dis : Toi qui as fait la Terre, Grand-Père de tout ce qui est vivant, si tu peux vraiment conserver la vie aux êtres que tu as créés, et si tu me vois, tout petit que je suis, arrête mon sang de couler, et quand je rencontrerai un homme de la prière je tâcherai de te connaître.

« Le sang s’arrêta instantanément. Je remis ma mitaine, revins à la loge, et fus bientôt guéri.

« Aujourd’hui, en apprenant ton arrivée j’ai voulu remplir ma promesse. Je viens te voir, toi l’envoyé du Grand-Esprit, afin que tu m’apprennes ce que tu connais de lui. »

On imaginera facilement quel accueil lui fit le vénérable missionnaire, et avec quel empressement il l’instruisit et le baptisa.

Dans les récits qui vont suivre les voies de la Providence brillent avec éclat. Quelques-uns des faits qui s’y trouvent consignés ont déjà été racontés par M. l’abbé Dugas dans un joli volume intitulé « Légendes du Nord-Ouest » ; mais ils ne sont pas du tout légendaires. Ils sont authentiques, et j’en tiens tous les détails du R. P. Lacombe lui-même. La forme est bien à moi, mais le fond est bien à lui.