De Québec à Victoria/Chapitre XVII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 189-200).

XVII

À SAINT-ALBERT


Sur la route d’Edmonton à Saint-Albert. — Le siège épiscopal. — Cordiale réception. — Discours. — Cérémonies religieuses. — Sermon de Mgr Taché Statistiques.


Dès 9 heures du matin, le 28 mai, les excursionnistes se mettaient en route pour Saint-Albert, qui est à 9 milles au nord-ouest d’Edmonton.

Il faisait froid, et de gros nuages qu’un vent violent charriait du nord-est aspergeaient abondamment les voyageurs d’une pluie glacée, mêlée d’un peu de grêle. Mais de temps en temps les nuées grises, en s’écartant laissaient voir un coin du ciel bleu et percer quelques rayons de soleil. Alors le paysage s’égayait, les floraisons de mai souriaient, et les feuilles nouvelles étincelaient comme des vêtements ornés de perles.

C’est ainsi du moins que le paysage apparaissait aux imaginations poétiques ; mais il semblait moins beau aux natures positives et flegmatiques.

Le chemin qui conduit d’Edmonton à Saint-Albert est d’ailleurs très beau comme la plupart des chemins de prairies. Il traverse d’excellentes terres, parsemées de petits bois de trembles et de peupliers, et de quelques bouquets d’épinettes. De distance en distance, quelques fermes et des champs cultivés.

Enfin, de la cime d’une colline très haute nous découvrons tout-à-coup la vallée profonde où serpente la rivière de l’Esturgeon ; et, au sommet de la colline opposée, nous apercevons en face de nous la cathédrale de Saint-Albert, flanquée d’un côté par le palais épiscopal, et de l’autre par le joli couvent des Sœurs de la Charité.

Le site est enchanteur, et le point de vue des plus pittoresques. Les versants des deux collines, qui se font face, s’élèvent en pente douce, et la rivière qui les sépare est bordée d’un village naissant, tout au fond de la vallée.

La route que nous suivons descend au milieu des arbres dont les feuilles viennent de s’ouvrir, traverse la rivière sous une arche de verdure toute pavoisée, et remonte, de l’autre côté au milieu d’un gazon vert tendre, entre une double rangée de petits arbres jusqu’aux trois édifices qui couronnent pittoresquement la colline, l’église, le palais et le couvent. La scène de l’arrivée fut émouvante.

La voiture qui conduisait Mgr Taché s’avançait en tête et gravissait la colline à pas lents. Toutes les autres voitures suivaient, et formaient une imposante procession.

Les cloches sonnaient à toute volée, les oriflammes flottaient à toutes les flèches et sur tous les toits ; et, sur le balcon de son évêché, Mgr Grandin, la tête découverte, sa belle chevelure blanche encadrant ses traits, et entouré d’un groupe de ses missionnaires, attendait ses visiteurs. Toute la population réunie sur la grande place en face de la cathédrale et de l’évêché s’écartait devant la procession, et s’agenouillait au passage de chaque évêque pour recevoir sa bénédiction.

À mesure que les voyageurs descendaient de leurs voitures, Mgr l’évêque de Saint-Albert leur souhaitait la bienvenue en les embrassant, et les introduisait dans son palais dont les portes étaient toutes grandes ouvertes.

Un quart d’heure après, évêques et prélats, revêtus de leurs mantelettas, Religieux et prêtres se rendaient en procession à l’église pour y assister au chant du Te Deum et à la bénédiction du Saint-Sacrement.

Mgr Grandin remercia les Fidèles pour la réception triomphale qu’ils avaient préparée, et les invita à se rendre à l’évêché où devaient être présentées les adresses.

C’est M. Antonio Prince, député à l’Assemblée Législative, qui lut aux visiteurs une adresse en français aussi bien pensée que bien écrite. Au nom de la population anglaise M. H. W. McKenney lut une autre adresse en anglais qui ne fut pas moins appréciée. Enfin Mgr Grandin prit la parole au nom de son clergé, et fit entendre un vrai magnificat de joie et de reconnaissance.

Ce fut Mgr l’archevêque d’Ottawa qui eut la tâche difficile de répondre à toutes ces salutations élogieuses, et il s’en acquitta avec bonheur.

Mais comme l’homme ne vit pas seulement de paroles, la fête oratoire fut suivie d’un dîner qui ne manquait pas de goût ni de saveur.

Une jolie séance académique à l’école, et une visite au couvent des Sœurs de la Charité furent le programme de l’après-midi.

Le lendemain, 29 mai, était un dimanche, et la cathédrale, toute pavoisée et décorée, fut le théâtre des plus imposantes solennités.

Sa Grandeur Mgr Laflèche officiait. Il était revêtu des ornements sacrés qui furent donnés à Mgr Grandin par ses amis de France, à l’occasion de ses noces d’argent épiscopales, et qui sont les plus beaux que l’on connaisse au Nord-Ouest.

Mgr l’archevêque de Saint-Boniface, le métropolitain, assistait au trône, entouré de ses plus anciens compagnons de mission, le P. Lacombe, le P. Rémas et le P. Vègreville.

Les autres évêques et dignitaires, avec leurs brillants costumes, remplissaient le chœur.

L’église n’est pas grande, et pouvait à peine contenir l’assistance composée d’environ un millier de Canadiens-français, d’Anglais et de Métis.

Après l’Évangile, Mgr Taché monta en chaire, et le silence le plus religieux se fit :

« Nunc climittis servum tuum, Domine, commença, l’orateur, quia viderunt oculi mei salutare tuum, quod parasti ante faciem omnium populorum, lumen ad revelationem gentium, et gloriam plebis tuœ, Israël !

« Maintenant, Seigneur, vous pouvez laisser aller votre serviteur, parce que mes yeux ont vu le Sauveur, que vous avez destiné à être exposé aux regards de tous les peuples, pour être la lumière qui éclairera les nations, et la gloire de votre peuple d’Israël. »

Cette grande démonstration religieuse au siège épiscopal, dont il avait vu les commencements, et les immenses progrès réalisés dans l’Église du Nord-Ouest depuis le jour où il y vint planter sa tente de missionnaire, amenaient tout naturellement sur les lèvres de l’orateur, ce cantique de triomphe et de joie.

Comme le saint vieillard Siméon, il avait longtemps attendu le jour où il verrait la réalisation de ses lointaines espérances de missionnaire ; et maintenant ce jour était venu ; ses rêves étaient même dépassés, et, dans ces immenses territoires où le nom de Jésus était naguère inconnu, il le voyait maintenant adoré, servi par des peuples de races et de langues nombreuses ; la Lumière, descendue du ciel en Orient, éclairait maintenant les nations de l’extrême Ouest ; les cathédrales surgissaient du sol où se dressaient naguère les tentes des missionnaires, des villes florissantes remplaçaient les campements des Indiens, et partout éclatait la gloire du peuple d’Israël.

Quelle allégresse ! Quel triomphe pour les humbles ouvriers de la vigne du Seigneur ! Et comme ce grain de sénevé arrosé de leurs sueurs avait germé rapidement ! Quel bel arbre il était déjà devenu ; et combien il était doux de se reposer à l’ombre de ses branches chargées de feuilles et de fruits !

Je ne saurais reproduire l’émotion de l’orateur en commentant ce texte si bien approprié à la circonstance, et il est bien inutile d’ajouter qu’il communiqua cette émotion à son auditoire.

Comment aurions-nous pu rester insensibles en voyant cet illustre missionnaire, vieilli avant l’âge par ses travaux apostoliques, accablé par des maladies prises dans ses longues courses d’hiver à travers les solitudes du Nord-Ouest, regardant venir la fin de sa carrière, et contemplant avec la tendresse émue d’un père et les saintes joies d’un apôtre, les succès merveilleux de son œuvre, les gloires et les grandeurs de l’avenir !

Ah ! quelle page vivante d’histoire ecclésiastique au Nord-Ouest il nous a faite alors ! Et combien je regrette qu’il ne l’ait pas écrite lui-même, comme lui seul aurait su le faire !

Il remonta jusqu’aux débuts de Monseigneur Provencher dans les missions du Nord-Ouest, en 1818, si je ne me trompe. Il fit l’éloge de ses vertus, et résuma l’histoire de ses œuvres.

Il nomma tous les missionnaires qui vinrent à différentes dates assister l’illustre et vénéré évêque dans son œuvre d’évangélisation, les abbés Thibeau, Laflèche, aujourd’hui sur le siège épiscopal des Trois-Rivières, Bourassa, le P. Aubert et lui-même.

Il remercia au nom de Dieu les Religieux dévoués qui devinrent subséquemment ses auxiliaires, les RR. PP. Grollier, mort depuis, Lacombe, Rémas et Vègreville.

Il raconta les commencements de Mgr Grandin et son accession à l’épiscopat. Il énuméra les fondations et les établissements, l’érection des vicariats apostoliques et des diocèses, les constructions d’églises et de chapelles, la venue des religieuses et la fondation des couvents et des écoles.

Il fit un tableau imagé des travaux des missionnaires, de leurs courses, de leurs épreuves, de leurs consolations et de leurs joies.

Au juste tribut d’éloge qu’il paya aux morts il sût mêler de bonnes et délicates paroles pour les vivants.

Venant enfin aux résultats obtenus pendant un peu moins d’un demi-siècle, il rapprocha l’époque actuelle de l’année 1845, date de son ordination commit prêtre à Saint-Boniface, et il révéla à son auditoire les statistiques suivantes, qui ne sont pas sans éloquence :

En 1845, il y avait 4 religieuses mais point de couvent. Aujourd’hui il y a 21 couvents et 176 religieuses dont 122 sœurs de charité et 54 sœurs auxiliatrices.

En 1845, il y avait au Nord-Ouest 4 prêtres séculiers et 2 religieux ; aujourd’hui on y compte 37 prêtres séculiers, 7 séminaristes, et 100 religieux dont 91 oblats — outre 68 Frères convers et 8 scholastiques.

En 1845, 4 habitations de prêtres — aujourd’hui 111. Alors, 4 églises ou chapelles — aujourd’hui 150. Alors, 4 écoles — aujourd’hui 166 dont 31 pensionnats. Alors, 140 enfants fréquentaient les écoles — aujourd’hui, ils sont 5, 000, dont plus de 1, 000 sont pensionnaires.

Enfin, en outre des églises et chapelles, il y a 127 stations, régulièrement desservies par des missionnaires, c’est-à-dire des endroits où ils vont à certaines dates dire la messe et prêcher, dans des maisons privées.


1 — État comparatif de la situation actuelle de l’ancien diocèse de Mgr Provencher avec ce qu’elle était lors de l’ordination dit Père Taché, en octobre 1845.


1845 1892
Divisions Episcopales 1 Vicariat Apostolique 2 Diocèses et 2 Vicariats.
Évêques 1 Évêque 1 Archevêque, 4 Évêques.
Clergé Séculier 4 Prêtres 37 Prêtres, 7 Clercs.
Prêtres Religieux 2 Oblats 91 Oblats, 6 Société de Jésus, 3 Chanoines Réguliers de l’Immaculée Conception.
Scholastiques Religieux 0 7 Société de Jésus, 2 Oblats, 1 Chanoine Régulier de l’Immaculée Conception.
Frères Coadjuteurs 0 58 Oblats, 6 Société de Jésus, 1 Chanoine Régulier de l’Immaculée Conception.
Frères Instituteurs 0 3 Société de Marie.
Religieuses 4 Sœurs de la Charité (dites Sœurs Grises) 122 Sœurs Grises, 17 Saints Noms de Jésus et de Marie, 28 Fidèles Compagnes de Jésus, 3 l’Assomption.
Sœurs Auxiliaires 0 30 Tertiaires, 10 Saints Noms de Jésus et de Marie, 17 Fidèles Compagnes de Jésus.
Demeures sacerdotales 4 111
Couvents de Religieuses 0 21
Églises 2 81
Chapelles 2 60
Collèges et Pensionnats 0 31
Pensionnaires 0 1000
Externats 4 160
Élèves 130 4500
Hôpitaux 0 7
Orphelinats 0 6

N. B. — La jurisdiction de Mgr Provencher ne s’étendait pas à l’ouest des Montagnes Rocheuses.

Voilà certes des statistiques qui prouvent que l’Église catholique au Nord-Ouest n’a pas été une vigne improductive, et que ceux qui en ont pris soin n’ont pas été des ouvriers paresseux.

L’impression produite par le sermon de Mgr Taché a été très grande, et je suis sûr que ceux qui l’ont entendu n’en perdront jamais le souvenir.

À une heure P. M, nous étions tous rangés autour d’une table abondamment servie à l’évêché, et nous prenions un excellent et joyeux dîner.

Les vêpres furent célébrées à 4 heures P. M, par Mgr Grandin, et Mgr l’évêque des Trois-Rivières y fît le sermon. Malheureusement, je ne l’ai pas entendu ; car j’avais dû repartir pour Edmondton à 3 heures P. M., en même temps que Mgr Brondel, Mgr Lorrain et le P. Lacombe.

Ce départ précipité m’a également privé du plaisir d’assister à une conférence donnée à l’école, avec illustrations à la lanterne magique, par M. Armstrong, qui est agent de colonisation pour la compagnie du Pacifique, et qui a accompagné l’excursion comme artiste-photographe. On m’a fait beaucoup d’éloges de cette conférence qui a obtenu un vif succès.

Enfin, il fallut reprendre notre itinéraire, et le lundi matin, 30 mai, nous remontions tous dans notre char spécial, en route pour Calgary.

Je me trompe, nous ne repartions pas tous ; car Mgr Taché était fort souffrant, et nous avons eu le chagrin de nous en séparer à Saint-Albert.

Les infirmités dont il souffre lui interdisent spécialement le voyage en voiture, et la route d’Edmonton à Saint-Albert l’avait horriblement fatigué. Il va s’y reposer quelques jours et quand nous reviendrons de Vancouver nous le retrouverons à Calgary.

En attendant, il va laisser un grand vide dans notre char ; car il est un compagnon de voyage plein de gaieté en même temps que le plus spirituel et le plus intarissable causeur.

À part ces ennuis de mauvaise santé, que je partage malheureusement avec Mgr Taché, et qui affectent plus mon humeur que la sienne, le voyage a été fort heureux jusqu’ici.

Pour me servir du vieux dicton, tout marche comme sur des roulettes, et les roulettes du Pacifique Canadien roulent admirablement.

Il n’y a qu’une voix parmi nous pour reconnaître les attentions dont nous sommes l’objet de la part de la compagnie du Pacifique. Rien n’a été négligé pour nous assurer un voyage agréable, et l’excursion que nous venons de faire à Edmonton en est une preuve nouvelle.

En effet, le jour fixé par nous pour aller de Calgary à Edmonton, il n’y avait aucun train qui dût faire ce trajet, et qui pût remorquer notre char. Prévenu de la chose par le P. Pacombe, M. Van Horne a mis une locomotive à notre disposition, et cette locomotive nous a attendus à Edmonton pendant les deux jours passés à Saint-Albert. On ne saurait être plus généreux ni plus aimable.