De Québec à Victoria/Chapitre XII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 131-141).

XII

LES BUFFLES ET LEUR HISTOIRE


La vallée de la Saskatchewan. — L’ancien roi des Prairies. — Sa dramatique histoire. — Comment il a été exterminé.


Les mouvements de notre hôtel mobile m’ont réveillé. Il est sept heures du matin, et nous quittons Prince-Albert pour revenir à Regina.

Toute cette vallée de la Saskatchewan dont nous ne parcourons qu’une centaine de milles, mais qui s’étend vraiment du lac Winnipeg aux Montagnes Rocheuses est un magnifique pays agricole. En réalité, elle offre aux colons, sous plusieurs rapports, des avantages que la province de Manitoba ne peut plus leur assurer. En effet, ils y trouvent un sol aussi riche, des bois en abondance, une quantité de terres encore libres et qu’ils obtiennent gratuitement, une rivière navigable sur une longueur de plus de huit cents milles, et un climat très salubre quoique froid.

Les deux centres importants de cette immense vallée, Edmonton et Prince-Albert, sont déjà reliés par chemin de fer à la grande voie du Pacifique, et le jour n’est pas éloigné où ils seront mis en communication par un autre réseau de fer qui traversera toute la vallée de la Saskatchevan.

Alors Battleford, Fort Pitt, et Fort Saskatchewan, déjà en voie de progrès deviendront des villes, et d’autres établissements surgiront sur les bords des deux Saskatchewan. Il me paraît certain que ces régions ont devant elles un avenir plein de promesses.

Mais en attendant que la marée humaine qui monte y ait apporté ses flots vivants, c’est une vaste solitude, tantôt boisée, tantôt couverte d’herbes sauvages et de bruyères.

Et pourtant, ce désert a eu ses habitants ; car il est sillonné de sentiers étroits qui n’ont pu être tracés que par des êtres vivants. Qui donc a laissé derrière lui ces traces persistantes de son passage ? Qui a ouvert ces routes à travers les prairies sans bornes ?

C’est le buffle qui, sans boussole, a marqué ces longues voies droites qui s’étendent du nord au sud et de l’est à l’ouest à travers l’espace indéfini.

Il était jadis le roi de ce pays, comme le lion est encore le roi du désert africain. Mais un jour l’homme est venu, d’Europe ou d’Asie, et lui a déclaré la guerre, une guerre d’extermination qui a duré des siècles.

Tout d’abord, cet homme n’était armé que de flèches et de haches, et le buffle échappait souvent à ces armes.

Mais d’autres hommes vinrent, plus méchants que les premiers, et portant des armes terribles qui frappaient de loin et aussi rapidement que la foudre.

Le buffle n’avait pas de bois pour se cacher, mais il avait l’espace illimité pour s’enfuir, et il fuyait pendant des jours et des nuits, des semaines et des mois, sans se heurter à la frontière de son immense domaine.

Avec lui couraient dans la prairie des troupeaux de chevaux sauvages ; l’homme s’empara des coursiers, et monté sur leur dos il se mit à la poursuite du buffle, d’abord pour s’en nourrir, puis pour l’écorcher et vendre sa peau aux trafiquants de fourrures.

Ce fut la condamnation à mort du malheureux quadrupède, et l’exécution de la sentence ne fut plus qu’une question de temps. C’est alors que l’on vit d’effroyables hécatombes.

Pauvre race détruite, ses ossements blanchissent aujourd’hui la prairie, et partout, à chaque pas, ses têtes colossales dominant les foins jaunis semblent par leur blancheur immaculée, protester de son innocence.

Mais, tout squelette qu’il est, le buffle n’a pas cessé d’être utile à l’homme. On ramasse aujourd’hui ses ossements et on les broie pour en faire un engrais. À chaque station du chemin de fer il y en a des monceaux énormes, et plusieurs chars en sont remplis, et expédiés dans toutes les directions.

D’après ce que j’en ai vu, je suis convaincu que si l’on entassait en un seul endroit, non pas tous les ossements, mais les crânes seulement qui jonchent les prairies on en ferait une montagne plus haute que le cap Tourmente !

Hélas ! le sort du buffle est celui de toutes les races et de toutes les choses humaines. Le pays qui voit naître et grandir un peuple le voit aussi décliner et mourir, et tous les berceaux deviennent des tombeaux.

Dieu seul règne éternellement, et regarde passer du haut de son trône immuable les races comme les individus, les siècles aussi bien que les jours.

Cette histoire du buffle mérite d’être racontée, et elle est intimement liée à celle des tribus sauvages de l’Ouest.

Ces pauvres nomades des prairies avaient pour cet animal une sorte de vénération. Il était un élément essentiel de leur prospérité, et même de leur existence. C’était un don, un bien inappréciable qu’ils avaient reçu du Grand-Esprit, et plusieurs gardaient soigneusement dans leurs tentes un crâne de buffle comme un emblème ou un symbole de leur bonheur. Ils s’affublaient même de son nom, et il n’est pas rare encore de rencontrer chez les Pieds-Noirs des chefs qui se nomment Stamik-Otokân, tête de buffle — ou Stamik-Opi, bœuf-assis — ou Newokiske-Stamik, les trois bœufs.

Aujourd’hui, l’extinction du buffle est pour eux la suprême désolation, le sujet de leurs éternels regrets.

Le spectacle de la civilisation, de ses agrandissements, de toutes ses merveilles, ne les console aucunement, et quand ils rêvent des jours meilleurs ils n’entrevoient un avenir prospère que sous cette forme : la renaissance des buffles.

Pour eux le paradis terrestre c’est la Prairie, mais la Prairie sauvage et peuplée de bisons. Et le ciel même qu’ils se figurent dans leurs espérances d’outre-tombe ; c’est encore la Prairie, sillonnée par d’immenses troupeaux de l’incomparable quadrupède.

Et pourtant, ce sont bien eux-mêmes qui, séduits par l’appât du gain, ont détruit ces nobles bêtes avec une imprévoyance inexcusable.

Sans doute, il en périssait beaucoup chaque année par des causes naturelles. Ainsi, le Rév. P. Lacombe, de qui je tiens tous ces détails, attribue la mort d’un grand nombre de buffles aux feux de prairies pendant l’été, et aux noyades pendant l’hiver.

À l’approche des flammes qui couraient dans la prairie et la dévoraient, le buffle était saisi de terreur et ne fuyait pas. Il les regardait venir l’œil hagard, et se laissait brûler sans bouger.

Souvent, il n’en mourait pas immédiatement ; mais tantôt il y perdait sa fourrure, ce qui lui occasionnait des maladies auxquelles il succombait ; tantôt, il y perdait la vue, et, une fois aveugle, il ne pouvait plus se guider vers les lacs et les rivières, et, il mourait de soif.

Pendant l’hiver, de nombreux troupeaux s’aventuraient parfois sur les lacs glacés pour y étancher leur soif, et ils en coupaient la glace avec la corne dure et tranchante de leurs sabots. Mais tout-à-coup la glace, ainsi coupée en plusieurs endroits à la fois, s’effondrait, et les malheureuses bêtes étaient englouties.

Mais ces causes naturelles de destruction ont toujours existé, et ; elles n’ont pas empêché le buffle de se perpétuer pendant des siècles. Il a fallu le génie destructeur de l’homme pour opérer ces effroyables tueries que nous allons maintenant décrire, et que les Blancs ont encouragées par le trafic des pelleteries.

On inventa divers moyens de s’emparer d’un grand nombre de têtes à la fois, soit en les attirant au bord d’un abîme où les pauvres bêtes étaient précipitées, soit en les rassemblant dans une espèce d’enceinte nommée Parc où on les massacrait sans pitié.

On choisissait d’abord une rivière profondément encaissée dans la plaine, et un endroit où la prairie aboutissait à une falaise escarpée, formant un véritable précipice, une fosse profonde coupée à pic.

Au bord de cette falaise on construisait deux haies dont les lignes s’éloignaient obliquement de manière à former une espèce de V dont la pointe était ouverte sur l’abîme \ /. J’ai dit des haies, mais le plus souvent il n’y avait pas de bois pour en construire, et alors on les remplaçait par deux lignes de jalons consistant en petits amas de terre, de tourbe, de pierre, ou de fumier de buffle, dans lesquels on plantait des bâtons pour simuler des chasseurs couchés dans le foin et armés de fusils.

Les malheureux bisons qui s’effrayaient de tout étaient pris à cette ruse grossière, et croyaient avoir sur leurs flancs deux rangées de guerriers.

Mais comment pouvait-on les amener ainsi entre les deux lignes du V fatal ? Voici le stratagème auquel on avait recours.

Deux cavaliers allaient à la découverte, et quand ils avaient aperçu un troupeau de buffles ils s’embusquaient dans un endroit convenu de chaque côté, de manière à pouvoir lui imprimer la direction voulue quand il prendrait la fuite. Puis ils poussaient tout-à-coup deux cris formidables qui faisaient tressaillir les échos de la solitude.

Alors la bande affolée des buffles s’élançait en bondissant vers la rivière, escortée de chaque côté par un ennemi qu’elle s’efforçait de dépasser, et qui calculait savamment sa course pour la diriger. Quand il s’approchait d’eux les fuyards reculaient, et quand il reculait lui-même c’étaient les fuyards qui s’avançaient vers lui et tentaient toujours de le dépasser sans y réussir.

Et c’est ainsi que les buffles farouches, battant la prairie de leur galop furieux, la tête hérissée, la gueule fumante, les prunelles rouges s’engageaient entre les deux cornes de la fourche fatale.

Les deux cavaliers traîtres se laissaient alors distancer, et s’élançaient sur les derrières des fuyards. Oh ! la course dramatique ! Oh ! la cavalcade monstrueuse dont la liberté était le but, et dont la mort était le terme fatal !

De plus en plus resserrés entre les deux lignes d’épouvantails qu’ils prenaient pour des guerriers couchés dans la plaine, haletants, convulsifs, emportés par un vent d’épouvante, comme par le chinook irrésistible, ils se croisaient, se heurtaient, se bousculaient, et se cabraient tout-à-coup au bord de l’escarpement.

Mais alors se dressaient dans les foins de chaque côté de la bande affolée deux rangées de démons, criant, hurlant, et dirigeant une fusillade meurtrière sur tous les fuyards qui voulaient prendre la tangente.

Et les malheureuses bêtes, à demi mortes de terreur, écumantes, tragiques, impuissantes à repousser le flot formidable et aveugle des fuyards, étaient précipitées pêle-mêle dans l’abîme. Oh ! la chute effrayante ! Oh ! le terrible holocauste !

Des centaines de cadavres s’amoncelaient au fond du précipice, roulant jusqu’au lit de la rivière ; et pendant plusieurs jours les chasseurs impitoyables faisaient la noce autour de la sanglante hécatombe, écorchant les morts, préparant les peaux pour le trafic, faisant sécher la meilleure partie des chairs pour en faire du pemmican, et abandonnant le reste aux loups et aux vautours.

Mais dans la saison d’hiver ce mode de chasse n’était guère praticable. La neige s’entassait dans les cavées creusées par les rivières ; et en cessant d’être des précipices elles ne pouvaient plus servir de lieux d’exécutions pour les bisons.

Alors on choisissait, dans le voisinage d’un bois, une colline ayant deux versants opposés. Sur l’un de ces versants on construisait une enceinte circulaire, mesurant environ cent cinquante pieds de diamètre, et dont la clôture, haute et solide, formée de pieux et de branches entrelacés, avait cinq à six pieds d’épaisseur. Cette espèce de cirque n’avait qu’une porte au sommet de la colline, à laquelle venait aboutir une spacieuse avenue, formée sur le versant opposé par deux haies comme celles que nous avons décrites, et qui divergeaient graduellement en descendant la colline.

J’ai raconté par quelle ruse les bisons étaient amenés par troupeaux dans cette large avenue bordée de clôtures ou d’épouvantails, et comment ils se groupaient et se resserraient à mesure qu’ils avançaient vers la pointe de l’angle où s’ouvrait la porte de l’amphithéâtre.

Jusque là, la crête de la colline dérobait à leurs regards l’enceinte traîtresse qui allait les emprisonner ; et quand ils s’élançaient en bondissant dans la porte ils croyaient trouver au delà l’espace et la liberté.

Hélas ! l’horrible réalité leur apparaissait bientôt, et comme des chevaux de cirque haletants, écumants, ils longeaient au galop les murs circulaires de leur prison. Mais alors ces murs se couvraient de chasseurs, et l’épouvantable tuerie commençait. Criblés de balles, percés de lances ou de flèches les buffles tombaient en poussant des mugissements effroyables ; les chasseurs répondaient par des cris de triomphe, et quand un fer de lance bien dirigé avait transpercé la gorge de quelque bison énorme, ils poussaient des acclamations.

Le sang coulait à flots, les cadavres jonchaient le sol, une buée chaude imprégnée d’odeurs nauséabondes montait dans l’air, et ce cirque, qui aurait fait les délices des empereurs romains, prenait l’aspect d’un immense abattoir.

Le Rév. P. Lacombe a assisté plusieurs fois à ces lugubres boucheries, qu’il blâmait comme tous les autres missionnaires, mais qu’il tentait vainement d’empêcher. Quand un grand nombre de bisons étaient tombés, il demandait grâce pour les survivants, mais les sauvages lui répondaient : « Non, non, il faut les tuer tous ; car ceux que nous laisserions échapper iraient tout raconter aux autres, et nous ne pourrions plus les attirer dans nos embûches. »

Il va sans dire que les sauvages faisaient bien souvent la chasse au bison sans recourir à ces deux modes d’extermination que nous venons de décrire, et ce devait être un spectacle intéressant et pittoresque de voir des centaines de cavaliers, poursuivant quelque milliers de buffles à travers la plaine, les atteignant après une course affolée, et les fusillant presque à bout portant dans une mêlée meurtrière, au milieu des cris, des mugissements et des détonations multipliées.

Monseigneur Taché estimait en 1869 que, depuis plus de vingt-cinq ans, pas moins d’un million de bisons, avaient été tués annuellement. Est-il étonnant que cette belle espèce de la race bovine ait disparu ?

Pauvres Sauvages ! Vous avez détruit vos meilleurs amis ; et il ne luira jamais ce jour, que vous appelez de vos vœux, où les Blancs disparaîtront de la Prairie et où les Buffles sortiront de terre !