De Paris à Bucharest/Chapitre 67
LXVII
polovrad’j.
La Roumanie doit être classée parmi les pays les plus boisés de l’Europe. Sur une étendue territoriale de douze millions cent vingt mille quatre cent soixante-cinq hectares, les forêts en occupent deux millions quatorze mille neuf cent soixante-treize. L’État en possède six cent quarante mille neuf cent soixante-trois hectares, provenant de la sécularisation des biens du clergé ; le reste appartient aux particuliers.
Les bois, fort répandus dans la contrée montagneuse, diminuent au fur et à mesure qu’on s’avance vers le Danube, où on ne les rencontre qu’assez rarement.
On peut diviser les forêts en trois régions : 1o les hautes montagnes ; 2o les collines ; 3o les plaines.
Dans la première, limitée aux sommets les plus élevés des Carpates, on trouve presque exclusivement le sapin, le mélèze, le pin, le genévrier nain et le bouleau. On rencontre l’if sur les hautes montagnes de la petite Valachie et de la Moldavie occidentale.
Dans la seconde région, le hêtre domine, puis le bouleau, le frêne, le chêne rouvre, l’érable plane, le merisier, le sorbier. Le poivrier, le pommier, le néflier, le noyer, le noisetier, et, dans certaines forêts de la petite Valachie, le châtaignier, viennent à l’état sauvage.
Dans la troisième région, on trouve le chêne yeuse, les chênes blancs et rouvres, les variétés européennes de l’érable, et presque toutes les essences de bois et de sous-bois du centre de l’Europe. La végétation du bas Danube rappelle celle de nos fleuves occidentaux.
Les essences nouvellement introduites chez nous des pays étrangers prospèrent aussi dans les parcs et jardins d’agrément ; l’ailante et le platane surtout y acquièrent une fort belle croissance.
L’État et quelques particuliers commencent à peine à régler la coupe des bois d’une manière systématique. Sur les hautes montagnes on ne rencontre presque pas d’exploitation régulière, la consommation y est très-restreinte. Les forêts n’y ont pas été exploitées de mémoire d’homme ; les arbres vieillissent, tombent, et les jeunes les remplacent sans interruption.
Le charbon se fabrique surtout dans les forêts qui avoisinent les grandes villes. La résine est recueillie et vendue sur les marchés dans des étuis en écorce de sapin. On l’emploie dans la fabrication des vernis et pour parfumer les appartements.
L’agaric fournit un amadou de très-bonne qualité ; les paysans s’en servent comme partout pour avoir du feu au moyen de la pierre à fusil, et dans les villes on conserve de l’amadou fin dans des plantes odoriférantes, et surtout dans le mélilot, pour allumer les pipes.
Le bois est le matériel essentiel et indispensable pour la construction des maisons, surtout dans les plaines où la pierre manque totalement. Dans les villes, on emploie la brique, la tuile, la tôle ; mais à la campagne le plus grand nombre de constructions, fondations, parois et toitures, sont entièrement faites en bois. Les plus employés sont le chêne et le sapin, ensuite le charme, le hêtre, l’orme et même les bois de taillis de différentes dimensions, dont on fait des treillages. Les bois de construction sont dégrossis sur place, puis transportés dans les villes et les villages. Si la forêt se trouve située sur les bords ou dans le voisinage d’une eau courante d’une certaine importance, on fait avec les bois des radeaux qui descendent le courant en transportant le plus souvent des céréales en sacs.
Les industries pratiquées dans les forêts de la Roumanie sont : la boissellerie, la fabrication des douves et la tonnellerie, le sciage du bois, la vannerie.
À part les articles de poterie grossière, tous les meubles des appartements, les vases à eau, baquets, seaux, coffres, fourches, pelles, fuseaux, métiers à tisser, auges, assiettes, écuelles, cuillers, lavoirs, etc., tout est en bois dans la maison du paysan roumain. Ce sont les tziganes errants qui s’occupent plus spécialement de cette industrie. Ils vont s’établir l’été dans les bois où ils trouvent les essences nécessaires, et y travaillent jusqu’à l’hiver. Les bois le plus fréquemment employés sont le peuplier, le saule, le hêtre, l’aulne et le sapin.
On débite aussi dans les forêts des pièces de charronnage et de grosse menuiserie, jantes de roues, essieux, arbres de moulins, dosses de puits, croix tumulaires et autres, que les paysans transportent et vendent en gros dans les villes et les foires de la plaine.
Il y a en Roumanie, au pied des montagnes, six cent huit scieries, qui emploient huit cent quatre-vingt-quatre ouvriers. Ces scieries, dont le moteur est l’eau des torrents et des rivières, sont, pour la plupart, d’une construction primitive. Elles débitent surtout des planches de sapin, au nombre de quarante environ par jour pour chaque scie.
Les immenses forêts de hêtres pourraient fournir à l’industrie d’excellente huile de faines ; mais ici la faine, comme le gland, ne sert qu’à la nourriture des pourceaux, qui consomment ces fruits sur place. Le fruit de l’aulne est recherché pour le tannage, de même que l’écorce des jeunes chênes ; il en est de même du sumac des corroyeurs.
Le roseau, le jonc et le scirpe sont employés pour la fabrication des nattes, industrie très-répandue. Le roseau est employé aussi pour faire des toitures, des clôtures et des engins de pêche.
Le climat de la Roumanie donne aux bois des qualités excellentes. Ils sont durs et se conservent longtemps.
La nature a prodigué à la Roumanie les prairies et les pâturages ; on n’a créé jusqu’ici de prairies artificielles qu’à titre d’expérience. La qualité des foins varie selon les localités : mais il n’y a peut-être pas d’endroit où l’herbe et le foin fassent totalement défaut. Pourtant quand la sécheresse se prolonge, les herbages de la plaine s’étiolent. Mais en revanche, même sur les crêtes les plus élevées des Carpathes, on trouve des plateaux offrant d’immenses et gras pâturages, où l’on conduit, du printemps jusqu’à l’automne, des troupeaux de bêtes à cornes, et principalement des brebis appartenant à des pâtres roumains, soit des Principautés, soit de la Transylvanie.
Les foins récoltés sur les ramifications les plus basses des montagnes, désignées sous le nom générique de mustchelles, sont de qualité supérieure. La flore de cette région est des plus riches ; on y trouve un nombre infini de plantes de la famille des graminées, des légumineuses et des labiées, qui donnent au foin un parfum excellent. En été, ces prairies peuvent rivaliser d’aspect avec celles des Alpes suisses. Les foins de la plaine, quoique d’excellente qualité, ne peuvent leur être comparés ; l’herbe y est plus forte, tandis que sur les mustchelles sa finesse et sa densité lui font donner le non d’herbe de soie.
D’innombrables troupeaux, et surtout des bœufs et des brebis, fréquentent pendant tout l’été les plaines immenses du Baragan, où l’œil se perd sur des flots d’herbe épaisse sillonnée par des bandes de vautours, de grues, d’outardes, de canepetières, de cailles et d’autres gibiers volatiles. Pendant l’hiver, le séjour de ces vastes campagnes n’est pas sans danger, car des vents violents y entraînent souvent des troupeaux entiers, les ensevelissent sous les neiges ou les jettent dans les grands lacs de la Bortcha qui est à l’est du Baragan.
Les prairies des vallées qui longent les rivières sont très-belles et d’une fertilité telle que lorsqu’on les défriche, les blés y versent pendant les premières années. La terre y est d’une couleur noire très-prononcée.
En quittant Orèzu, nous allâmes nous installer pour quelques jours au monastère de Polovrad’j, à vingt ou vingt-deux kilomètres au nord-est, à l’extrémité d’une plaine très-élevée. Polovrad’j n’est qu’une succursale peu importante d’Orèzu ; ses bâtiments, insignifiants sont situés à une encoignure de hautes montagnes dont les anfractuosités dénudées laissent voir de gros massifs d’une belle pierre unie grise et de marbre blanc, qu’il serait facile d’exploiter. En face est la montagne, brusquement tranchée en deux par une crevasse impraticable, longue de plusieurs lieues, dans laquelle l’Oltezu (petit Olto) prend sa source et coule invisible. La croupe rocheuse qui s’élève en brusques étages à l’entrée de cette crevasse a environ quinze cents pieds d’élévation, on ne peut l’escalader que par de nombreux détours. À son sommet est une terrasse couverte d’informes ruines. Là, dit la tradition, un chef puissant habitait un château fort ; un riche trésor, fruit de ses rapines, gît quelque part dans un souterrain sous ces décombres. Le moine qui nous guidait et dont ce trésor paraissait être une des préoccupations dominantes, sondait le terrain avec son bâton, cherchant le vide et remuant les pierres. Il ne mit au jour que quelques tessons de poterie d’une terre noirâtre sans aucun signe caractéristique. Du haut de ce sommet, la vue plonge sur une immense étendue de plaines dans laquelle on n’aperçoit ni villes ni villages : paysage uniforme et triste. Notre guide nous fit connaître en sa personne une assez curieuse variété de moine, qui doit être assez nombreuse, les monastères se recrutant un peu, comme les bandes de routiers d’autrefois, de sujets venus de partout, qui s’engagent pour un certain nombre d’années, moyennant l’habit, la nourriture et un traitement en argent payable par mois. Quelques Igoumènes, économisant à leur avantage sur les deux premiers articles et reculant le plus possible l’échéance des espèces, ne doivent pas se montrer trop difficiles dans le choix de leurs recrues. Notre compagnon se plaignait amèrement des réformes introduites par l’Igoumène d’Orèzu, réformes qui tendaient à ramener les moines à la discipline et à la dignité. Il était long, mince et tout dégingandé. Ses cheveux et sa barbe avaient la couleur des grains de maïs murs, ses yeux bleus étaient petits et clignotants ; son nez et ses joues indécemment écarlates trahissaient un amour à outrance pour la dive bouteille. Il nous expliqua assez peu clairement comment, sujet russe et soldat, il se retrouva, après la campagne de Crimée, moine en Valachie … « Enfin j’y suis, disait-il, et pas heureux, car la condition du moine est bien rude ! Cet Igoumène ! il lui plaît d’être saint et pour l’être il nous fait martyrs ! Autrefois, nous avions ici une cantine où chacun pouvait boire à sa soif et selon sa bourse. Il l’a fait fermer ! Aujourd’hui, pour boire un peu, il faut aller à Tirgu-Orèzu, à cinq lieues. C’est un tueur d’hommes ! Je prends en pitié ce pauvre pays qu’il démoralise, où nous n’avons plus un ami chez qui trouver un verre de vin ou d’eau-de-vie. »
À un kilomètre du monastère est une grotte stalactifère célèbre. Le supérieur, deux moines et trois guides nous y conduisirent. Elle s’ouvre sur la crevasse de la montagne et on y arrive par un chemin suspendu à cent mètres au-dessus de l’Oltezu qu’on entend sourdement bruire. L’arête de rochers sur laquelle on marche, large ici de six pieds, là de deux, monte, descend, remonte et s’interrompt ; trois perches enlacées de branchages la continuent ; une échelle de quinze échelons énormes escalade un brusque ressaut ; le chemin se poursuit obstrué de ronces, s’appuyant à droite tantôt à une muraille perpendiculaire, tantôt à des roches éboulées, et toujours, à gauche, suspendu sur le vide.
On arrive enfin à la grotte. Elle se prolonge très-loin (plus d’une lieue, nous dit-on) en une nef principale très-sinueuse, sur les deux côtes de laquelle s’ouvrent des impasses plus ou moins longues. Nef et impasses présentent à peu près toujours le même aspect. Les brillantes parois de mica, les bizarres colonnes, les pendentifs, les mille gouttes d’eau qui tremblotaient, transparentes et roses sous la lueur des torches, excitaient chez les moines une admiration toujours renaissante. Malgré ma bonne volonté d’admirer autant qu’eux et d’autres voyageurs dont j’avais vu les brillantes pages inspirées par des grottes semblables, cette architecture de hasard me laissa froid. Je ne vis là ni les voûtes hardies ni les audacieuses colonnes qui, selon ces écrivains trop facilement poëtes et pas assez architectes, laissent bien loin derrière elles les plus belles cathédrales et les plus grandes conceptions artistiques. Il me semblait que comparer seulement les productions des jeux de la nature à celles du génie de l’homme c’était ravaler ce génie, et je gardais rancune à ces stalactites de ce qu’on avait exalté outre mesure leurs formes molles et leurs proportions hors de sens, qui ne présentent sans cesse et toujours que ces deux mêmes images disgracieuses : en haut, la goutte d’eau qui pend, en bas, la goutte d’eau qui s’étale.