De Paris à Bucharest/Chapitre 66
LXVI
bistriza.
Avant de parler des forêts et des ressources qu’elles offrent à l’industrie, je dois faire connaître au lecteur le monastère de Bistriza, qui occupe l’un des replis les plus profonds de la montagne, à environ dix kilomètres en ligne droite d’Orèzu, distance que les circuits des chemins doublent à peu près.
Le monastère de Bistriza, édifié par le prince Stirbey qui en affectionnait, dit-on, le séjour, jouit d’une grande réputation de magnificence ; il s’y tient à la fête de l’Assomption (15 août) une foire importante, compliquée d’actes de piété, d’expiations, de danses folles et de joyeuses beuveries, dont le peu que j’ai vu m’a remis Rabelais en mémoire. Le monastère est bâti sur un plan tout moderne qui choque la tradition, et son architecte, mal inspiré, n’a réussi qu’à lui donner la physionomie d’une riche et solide caserne. Il présente dès l’arrivée une façade froide et correcte que surmontent, à gauche, une tour pseudo-gothique, et au milieu à peu près, le dôme de l’église, trop étroit et se rattachant mal à l’ensemble des constructions, écrasées du reste par la nature sauvage et grandiose qui les entoure et les étreint. Derrière le monastère s’ouvre une gorge aux immenses parois perpendiculaires, qui abrite d’abord deux jolis jardins, mais qui bientôt, se resserrant et se hérissant de masses rocheuses, laisse à peine assez de place aux eaux folles et bondissantes de la Bistriza, torrent qui tombe en cascades du fond de cette effrayante impasse, où il est impossible de pénétrer, au delà d’une immense et sombre arcade formée par deux bancs de rochers appuyés l’un à l’autre. Sous cette arcade, les eaux se divisent et se précipitent dans un gouffre au fond duquel on aperçoit de grands rocs verdâtres, qui semblent s’agiter sous des flots d’écume. À l’entrée de cette gorge, sur le premier degré de la montagne, est une succursale du monastère nommée papuza (la poupée) ; on y jouit d’une vue très-étendue sur une belle vallée que fertilisent les eaux calmées de la Bistriza. Beaucoup plus haut, presque au sommet du mont Arnota qui domine tout ce massif de montagnes, est encore un petit couvent près duquel on a construit, depuis 1848, je crois, une prison d’État.
L’Igoumène de Bistriza, que nous avions déjà vu à Orèzu, nous reçut fort amicalement, et plus en châtelain qu’en dignitaire ecclésiastique. Il nous fit servir un déjeuner délicat dans lequel tout gourmet eût apprécié les délicieuses truites de la Bistriza, et nous fit remarquer la décoration de la vaste salle à manger, décorée de peintures retraçant les images et perpétuant le souvenir de tous les hospodars de la Valachie : honneur dont bien peu sont dignes, ce dont il convint avec nous.
Le repas tirant à sa fin, il roula avec beaucoup d’adresse quelques cigarettes d’un excellent tabac qu’il m’offrit. Puis il nous conduisit à l’église, décorée aussi avec grand luxe de dorures et de peintures. Des dorures, je n’ai rien à en dire, sinon qu’elles ont dû coûter cher aux contribuables. Quant aux peintures, elles s’écartent trop ou pas assez de la tradition byzantine ; les figures voudraient être savantes et naïves, expressives et recueillies ; elles sont prétentieuses, et me le parurent d’autant plus qu’en ce moment je vis à dix pas de nous une jeune paysanne qui, élevant sur ses deux mains un bel enfant demi-nu, s’efforçait de lui faire toucher des lèvres une image de la Vierge. Les yeux humblement baissés, mais la bouche légèrement souriante, le genou respectueusement fléchi, le haut du corps un peu incliné sous le poids de son précieux fardeau, élégamment drapée dans de larges plis blancs, elle présentait une image adorable, dans laquelle l’unissaient en une harmonie parfaite des formes élégantes et chastes, des sentiments naturels. C’était le seul tableau vraiment religieux de toute l’église.