De Paris à Bucharest/Chapitre 62
LVII
d’intrulemn’ű à orèzu.
Au bout de trois jours, nous quittâmes Intrulemn’ű, pour nous rendre à Orèzu, un des monastères les plus importants, les mieux rentés, les plus visités, le plus hospitalier de la Valachie. Il était sous la tutelle du prince Brancovano, et nous nous y promettions une vie douce. Les routes sont praticables, le pays est peuplé et bien cultivé. Le voyage se fit sans encombre. Je retrouvai sans m’en plaindre des sites et des accidents de nature assez semblables à ceux déjà vus. Gais villages éparpillés sous la verdure, petites fermes isolées et encloses déjà décrites ; aux carrefours des chemins, groupes de croix aux branches multiples d’une forme si originale ; le temps qui les mutile, les ouragans qui les renversent ou les penchent les unes sur les autres leur donnent souvent des attitudes désolées d’une expression fantastique. Entrevues le soir, elles doivent prendre des apparences de fantômes effroyables.
Deux ou trois fois nous aperçûmes sur une légère colline, dépassant à peine les buissons qui l’entouraient, le toit pyramidal et couvert de bardeau d’une église de village, et auprès, ressemblant assez à un poste d’observation de Cosaque, le campanile, sous lequel est suspendu le tchoquant (marteau), barre de fer ou de bois plus souvent qui remplace la cloche.
Les tableaux qui changeaient et se renouvelaient à chaque détour de la route n’avaient rien de grandiose ni de bien imprévu, mais à la rapidité avec laquelle ils se succédaient, il nous semblait feuilleter un album ; et le ciel bleu, l’air pur, la lumière ardente du soleil, donnaient un charme infini à chacune de ses pages, qu’elles nous montrassent des humbles buissons de sureau qui bordaient la route, de puissants chênes penchés sur des ravins profonds, ou les altiers sommets des Carpathes qui nous apparaissaient par delà les pentes boisées dans un lointain tout bleu et ambiant.
Vers le milieu du jour, tentés par la délicieuse fraîcheur d’un bois que nous traversions, nous fîmes halte près d’une source qui jaillissait au pied d’un vieux hêtre au tronc courbe et crevassé, aux branches mutilées et tordues. Nos postillons firent dévotement le signe de la croix avant de se désaltérer à cette eau fraîche, et récitèrent leur prière. Pour le paysan valaque, toute source est bénie et sainte ; aussi la protège-t-il contre tout contact qui selon lui la souillerait. Il la couvre d’un toit de fortes planches et l’entoure de solides cloisons. Nul animal, reptile ou insecte ne doit pénétrer là où l’eau s’échappe de la terre. La source est un sanctuaire quelquefois orné, comme une chasse, de découpures et de peintures grossières. Toute bête morte qu’on y trouverait en interdirait l’usage et nécessiterait une cérémonie de purification. L’eau s’échappe par une étroite ouverture et emplit un bassin assez large pour que tout animal y boive.
Bien avant d’arriver au monastère d’Orèzu, on l’aperçoit à mi-côte, adossé à de hautes montagnes boisées ; des murs élevés enferment ses vastes bâtiments, d’où surgissent trois clochers et un énorme donjon qui commande l’entrée. Une large avenue, longue d’un quart de lieue, bordée de terrasses sur lesquelles se dressent de gros piliers de pierre supportant des vignes, conduit jusqu’au pied du donjon, auquel se relient de vastes bâtiments d’aspect oriental. L’entrée a un caractère féodal et guerrier, elle est défendue comme au temps où l’invasion des Turcs était à craindre. Deux meurtrières grillées, protégées par d’énormes contreforts de pierre, croisent leur rayon visuel à dix enjambées du seuil. Sous l’archivolte byzantin de la poterne, pendent les dents de fer longues et aiguës d’une herse pesante ; dans l’ombre de l’ouverture béante on voit luire la baïonnette d’une sentinelle costumée comme au temps de Michel le Brave, la cuciula de peau d’agneau enfoncée sur les yeux, un grand manteau blanc sur les épaules et à la ceinture trois yatagans de divers formats. Malgré cet appareil formidable, Orèzu était bien la maison de Dieu ouverte à tout venant. La vaste cour où nous pénétrâmes était encombrée de chevaux et de véhicules de toute espèce qui avaient amené des hôtes, marchands, soldats et paysans ; bon nombre de mendiants affreusement déguenillés campaient sous de vastes hangars.
L’économe (je constatai avec plaisir qu’il était vêtu fort élégamment de satin noir et que toute sa personne, forme et couleur, annonçait un joyeux vivant) était venu nous recevoir. Il nous introduisit dans la seconde cour, qui renferme l’église, le cloître et l’appartement des hôtes ; elle est régulièrement édifiée, entourée de hautes et larges galeries à colonnes. L’église, quoique simple, est d’une remarquable architecture byzantine, pleine d’un caractère sévère et religieux.
Sous un porche roman décoré de figures peintes sur fonds d’or, assis sur un banc de pierre, l’igoumène recevait ses hôtes. En nous apercevant, il congédia, par une bénédiction, deux jeunes paysannes vêtues de costumes éclatants qui, respectueusement prosternées, baisèrent les grains de son chapelet d’ambre.
Il se leva et vint à nous d’un pas lent, appuyé sur une haute canne. C’était un vieillard de plus de quatre-vingts ans, petit de taille, la tête forte ; une longue barbe blanche, soyeuse et très-fournie, tombait sur sa poitrine. Sa figure exprimait une grande bonté unie à une grande simplicité. En le saluant, je ne pus retenir une exclamation assez naïve : « La belle tête ! la belle barbe ! » Il entendit sans comprendre et demanda à M. D…, qui le saluait en pur roumain, ce que je disais. M. D… fut aussi naïf que moi en lui répétant les termes de mon salut. L’igoumène en fut plus content que je l’aurais cru et, tout souriant, il me tendit la main en me disant : « Vivez heureux assez longtemps pour avoir une barbe pareille. »
Nous restames trois semaines à Orèzu, habitant le logement du prince et jouissant de tous ses privilèges. Avant de parler du cérémonial qui présidait à notre lever, à nos repas, à nos sorties, à nos rentrées ; avant de faire connaître les quelques individualités que je rencontrai et de pénétrer avec le lecteur dans l’intimité des moines et des paysans (ce que je cherchai surtout), je crois bon de donner un aperçu de leurs sentiments généraux, de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses.
Les croyances et les pratiques superstitieuses sont nombreuses chez le peuple roumain. À son propre fond païen, il a joint celles des peuples voisins et des peuples envahisseurs, et les Tziganes l’ont initié à plus d’une sorcellerie de l’Inde.
Aussi les ruines, les maisons abandonnées, les bouquets d’arbre isolés dans les landes sont habités par les strigoï, morts qui reprennent vie la nuit et reviennent sucer le sang des vivants en poussant de grands cris ; par les staffii, qui sont d’une exigence égale à leur méchanceté. Pour adoucir leur mauvais caractère, il faut renouveler chaque jour leurs provisions de bouche, ne point oublier que le samedi est un jour d’ablutions et que ces mécréants les font régulièrement. On doit mettre à leur portée un grand bassin rempli d’eau claire.
Pour échapper à leur malignité, il faut, pendant trois semaines, porter, attaché sur le crâne par sept cheveux arrachés du haut du front, un papier plié d’un pli que le prêtre seul sait faire et qu’il a imbibé d’huile spécialement consacrée à l’intention du persécuté.
Les fées, babas, étendent leurs méchants pouvoirs sur les hommes et sur les animaux. Elles n’ont aucune puissance la nuit, aussi redoublent-elles de méchanceté à son approche. Le mardi, jour néfaste des Roumains autant au moins que le vendredi, jouit d’une baba particulière plus dangereuse que les autres : on l’appelle la Mara-Sara. Son nom évoqué rend désertes, dès le soleil couché, les promenades les plus fréquentées.
La baba de tous les jours exerce son influence principalement sur les bestiaux ; elle peut subitement, d’un geste, rendre stérile la vache dont tout à l’heure les mamelles dégouttaient de lait ; d’un bœuf bon travailleur elle fait un animal sec, décharné et sans force ; comme le vent amasse et dissipe les nuées, elle attire ou repousse le typhus d’une contrée à l’autre.
La baba met volontiers sa puissance au service d’autrui moyennant salaire ; elle peut, à travers l’espace, à de grandes distances, envelopper d’une pluie de mercure une victime désignée qu’elle ne connaît pas. Ses moyens, paraît-il, sont connus : un tube de verre et quelques gouttes de métal liquide, des paroles magiques et son souffle inspiré font le reste. La personne condamnée est atteinte ; horriblement défigurée d’abord, elle meurt bientôt.
Les fées n’ont pas seules le secret de paroles mystérieuses d’une puissance surnaturelle. Les prêtres eux-mêmes ont des incantations plus fortes que leurs sermons pour amener les coupables au repentir.
On m’a raconté cette histoire qui en témoigne :
Un prêtre ayant logé des militaires en marche s’aperçut, dès leur départ, que ses économies, soigneusement enfouies dans une cachette à la tête de son lit, selon l’habitude des thésauriseurs, avaient été adroitement enlevées. Il se rendit au cimetière, prononça l’invocation convenable à la circonstance en enfonçant profondément en terre bénie un long couteau (c’est le cérémonial exigé), puis retourna, plein de confiance en sa prière, attendre chez lui. Peu après, en effet, des soldats vinrent le chercher afin qu’il donnât les secours de la religion à un des leurs, qui se mourait frappé d’une violente hémorragie : c’était le voleur. Il restitua au père la somme volée ; celui-ci lui pardonna son crime, pria sur lui et, le voyant mort, alla retirer son précieux couteau.
On trouve encore, dans les ballades et dans les légendes, des monstres gigantesques ailés, des dragons formidables et horribles, habitant les cavernes ou le centre de la terre. Leur rôle, comme à ceux de nos contes populaires, consiste à enlever les filles des princes, à garder des trésors et à faire obstacle à toute action chevaleresque et généreuse.
À côté de ses monstres, qui donnent lieu à d’effrayants récits, il y a le serpent familier, l’hôte du foyer (serpi de casa), que le paysan roumain, par l’effet d’une tradition dont il ne se rend pas compte, entoure d’un respect quasi idolâtre. Il voit en lui à la fois un hôte sacré et comme la divinité protectrice de son toit ; il l’admet l’hiver près de la cendre de son foyer et l’abreuve de lait le matin et le soir.
« Un de mes amis, raconte M. Michelet, s’arrêtant chez une paysanne de Transylvanie, la trouva tout en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans. « Nous avions remarqué, dit-elle, que tous les jours l’enfant prenait le pain de son déjeuner et s’absentait une bonne heure. Un jour je le suivis et je vis, dans un buisson à côté de l’enfant, un grand serpent qui prenait sur ses genoux le pain qu’il avait apporté. Le lendemain j’y conduisis mon mari qui, s’effrayant de voir ce serpent étranger, non domestique et malfaisant peut-être, le tua d’un coup de hache. L’enfant arrive et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en pleurant et criant pouïu ? (c’est un mot de tendresse qu’on donne à tout ce qu’on aime, mot à mot, cher petit oiseau). Pouïu ? répétait-il sans cesse. Et rien ne put le consoler. Après cinq jours de larmes, il est mort en criant pouïu ? »
« Telle est, ajoute l’éminent historien, la sensibilité naturelle de ce peuple, si cruellement maltraité par l’homme, et qui prête à sa langue un charme tout particulier. Ajoutons, comme témoignage de cette hospitalité, dont l’usage lui a été transmis par ses ancêtres, que tout ce qui s’est abrité sous le toit du Roumain lui devient cher et sacré, l’homme comme le serpent, la cigogne comme l’hirondelle. »
Il a hérité de même de ses ancêtres la foi superstitieuse à l’influence des jours, à celle des astres, aux bons et aux mauvais présages. Il croit que la destinée de chaque homme est liée par une chaîne mystérieuse à celle d’une étoile qui reflète et indique, du sein du firmament, les phases et les accidents de sa vie terrestre. Ainsi, lorsqu’un Roumain est menacé de quelque malheur, son étoile se voile (se intuneca), et elle tombe dans l’espace au moment où il expire.
D’autres astres, couleur de feu, lorsqu’une grande catastrophe est sur le point de fondre sur un peuple, apparaissent dans le ciel comme un signe précurseur et fatal.
D’autres superstitions, répandues dans les campagnes de la Moldo-Valachie, rappellent des usages ou des préjugés antiques. La paysanne qui vient de remplir sa cofitza à la fontaine ne manquera jamais de souffler à la surface et de répandre à terre une petite portion du liquide, comme une libation à la nymphe de la source. Si deux personnes se rencontrent après une absence, et que l’une des deux vienne à complimenter l’autre outre mesure sur sa santé, celle-ci crache aussitôt à terre, pose le pied sur sa salive et se signe, comme pour conjurer les divinités jalouses[1].
- ↑ Ubicini, les Provinces roumaines, page 213. Firmin Didot.