De Paris à Bucharest/Chapitre 61


LXI

à intrulemn’ũ.


Un couvent-école. — Des confitures à propos d’un couvent de femmes. — Les Tziganes, leur origine, leur caractère. — Un village des Tziganes chrétiens.

Le prince Brancovano a entrepris de faire bâtir, sur l’emplacement du monastère, un vaste établissement à la fois couvent et école normale pour les filles ; il trouvera dans ces jeunes élèves des institutrices pour les nombreuses écoles primaires qu’il a créées. L’idée est grande et généreuse ; les dessins de l’architecte, que j’ai vus, sont dignes de l’idée. À mon passage, on en était aux travaux préparatoires, déblayements, terrassements et transports de matériaux, ce qui fut pour moi une occasion d’observations curieuses.

Quelques ouvriers, venus d’assez loin sans doute, avaient amené leurs femmes et leurs enfants. Ils campaient le jour devant l’entrée du monastère, faisant la cuisine dans des marmites posées sur des pierres, et savonnant les hardes dans une auge de bois d’une forme bizarre : c’est un parallélogramme allongé, où est creusée une cuvette ovale assez profonde ; les bords sont très-minces et semblent ménages pour aider à la flottaison. Cette auge a des usages très-multipliés ; c’est à peu près le seul ustensile de ménage des femmes tziganes. Elles y lavent leur linge, elles y délayent la farine de maïs, elles y couchent leurs enfants.

Camp des travailleurs, devant Intrulemn’ũ. — Dessin de Lancelot.

Je fréquentais avec assiduité le camp des travailleurs, notant et dessinant tout ce qui me paraissait digne d’intérêt. Quand ils s’aperçurent qu’en regardant je traçais des lignes sur mon livre, ces hommes, d’abord indifférents à ma présence, s’inquiétèrent, et, peu à peu, timidement, comme des enfants craintifs pris en faute, ils se détournaient, cachant leur figure ; puis finalement ils allaient s’établir plus loin. Voyant la mauvaise volonté des hommes, je me rabattis sur les bêtes et me mis à dessiner deux bœufs à demi dételés et un chariot de transport d’une construction lourde et toute primitive ; un travailleur qui paraissait dormir près d’eux se leva, rajusta le joug et les entraîna d’un autre côté en me jetant un regard plus suppliant qu’irrité. J’allai demander des éclaircissements au régisseur et j’appris qu’une des croyances populaires encore fortement enracinées chez ces paysans des montagnes, comme chez beaucoup de sauvages d’Amérique et d’Afrique, est que tout être vivant dont on prend l’image meurt dans l’année. Les femmes (est-ce coquetterie instinctive, désir de se voir représentées ou soumission ?) répugnent moins à se laisser dessiner. Parmi les hommes, bien peu surmontaient cette crainte superstitieuse, et si je parvenais à persuader quelques-uns d’entre eux, ce n’était jamais qu’en ce qui concernait leur seule personne. Aucun ne me permit une étude de bœuf ou de cheval, et plus d’une truie nourrice reçut de son propriétaire une volée de coups de pieds pour avoir posé innocemment devant moi, nonchalamment étendue à l’ombre, ses petits sous le ventre.

Une agréable excursion nous conduisit au petit couvent de Surpatèle, qui était jadis une annexe du grand monastère. Son aspect extérieur est celui d’une ferme du Perche. En passant sous une grande porte charretière, on pénètre dans une cour assez régulière, entourée de bâtiments à larges arcades un peu moresques, qui abritent un large promenoir. Au milieu est l’église, petite, mais bâtie en pierres et d’un style bien caractérisé. À droite et à gauche, regardant le porche de l’église, sont les appartements de réception ; les trois faces de l’autre moitié de la cour sont occupées par des cellules ouvrant sur le promenoir. Au côté droit de l’église sont les tombes fort simples des calougaritzes (religieuses), s’élevant de l’épaisseur d’une dalle seulement au-dessus du pavé. À une de leurs extrémités est un dé de pierre qui supporte une lampe abritée, dont les jeunes religieuses entretiennent constamment le feu.

Cour du couvent de Surpatèle. — Dessin de Lancelot.

Au delà de ces bâtiments, qui forment le cloître proprement dit, une autre cour enferme les logements des sœurs converses, ou plutôt des religieuses servantes, employées aux travaux d’intérieur et de basse-cour. Elles habitent de pauvres petites cabanes dont les murs sont en osier tressé et les toits en paille de maïs.

Les religieuses de la première cour parent l’église, prient et ne travaillent qu’à certains tissus de fin et de laine. La sous-prieure qui nous reçut, bonne grosse dame simple et affable et dont les manières ne démentaient pas la comparaison que j’ai faite de sa maison à une ferme, nous témoigna la plus grande cordialité. Elle nous fit les honneurs d’un magnifique déjeuner avec une prévenance maternelle, et voulut surtout m’initier à la connaissance des diverses espèces de confitures fabriquées sous sa direction. Le nombre en était grand ; on en compte en Valachie au moins cent cinquante espèces, groupées en trois genres principaux qui se divisent en familles. Si les religieuses de Surpatèle ne les fabriquent pas toutes, au moins ont-elles le secret des meilleurs échantillons des trois genres, qui sont (cette érudition me fut douce à acquérir, et je me souviens avec plaisir de mes moments d’étude) : les dulchietzi ou compotes, les peltés ou gelées, les kerbètes ou pommades.

Les dulchietzi sont compactes et ne contiennent de sucre que ce qu’il en faut pour se conserver sans perdre le goût des fruits qui les composent ; les peltés ont un sucre abondant et fortement cuit ; les kerbètes sont fondantes, sirupeuses et fraîches. Entre toutes, celles dont les pétales de violettes et de roses composent la pâte sont les plus délicieuses. Ces diverses préparations ont une grande importance dans ce pays ; le rafraîchissement le plus souvent offert et le meilleur est une cuillerée de confiture suivie immédiatement d’un verre d’eau bien froide.

La cour des Servantes, à Surpatèle. — Dessin de Lancelot.

Je n’oubliai pas, au milieu de ces dégustations, que j’étais surtout venu à Surpatèle pour y dessiner l’image d’une religieuse. La sous-prieure déclina avec bonhomie l’honneur de la pose « Ce ne serait pas la peine, dit-elle, d’être venu de si loin pour n’emporter que le portrait d’une pauvre vieille. » Une jeune religieuse fut appelée et me servit de modèle. Son costume de cérémonie ne différait guère de celui des moines. Il se compose d’une grande robe noire très-ample, à manches larges et pendantes, serrée à la taille par une cordelière de laine laquelle est pendu un chapelet ; la coiffure est une toque ronde, unie et dure, que recouvre un châle noir à grandes franges, noué sous le menton de façon à cacher une partie des joues, et qui retombe sur les épaules rejeté en arrière.

Religieuse de Surpatèle. — Dessin de Lancelot.

Ce costume a du caractère, mais il exprime plutôt la tristesse et le deuil qu’une idée de vocation. Pourtant il n’altérait pas la physionomie de bonne humeur de la sous-prieure et n’empêchait pas la jeune religieuse d’être belle, quoique toute pâle et fiévreuse.

Tout près d’Intrulemn’ũ est un village tzigane. Ce que j’avais déjà entrevu de cette race étrange et les récits qu’on m’en faisait me donnaient depuis longtemps le désir de l’étudier de plus près. Je me rappelais une étude savante et ingénieuse de J.-A. Vaillant, dans laquelle il établit que les Rômes (hommes, c’est le nom que leur donne leur langue propre) sont un mélange de tribus dispersées ou basses castes de l’Inde et affectant le titre de Sigans ou Sagans, c’est-à-dire sages dans le sens de mythologues, oracles et devins. D’après le même auteur, ils sont en Europe depuis la plus haute antiquité, et on peut assurément voir en eux les restes déchus de tous les sectateurs des anciens cultes et des émigrations anciennes et modernes de l’Asie. L’idiome qu’ils parlent est une corruption du sanscrit ; les sages des tribus possèdent encore la science astronomique des Chaldéens, à l’aide de laquelle ils expliquent l’idée première des religions qui ont régi le globe : brahmanique, judaïque, masdéïsme, etc., et qui toutes, suivant eux, étaient contenues en germe dans la religion de leurs pères. Il n’est pas jusqu’au grand Pan des anciens Grecs et de certains grécisant modernes qui ne se retrouve au fond de leurs doctrines.

« Le ciel, une vaste mer de ténèbres, d’où sort, où rentre la lumière, où voguent et voyagent sans cesse la lune, le soleil et les astres, comme les vaisseaux des hommes sur l’océan terrestre. Dieu est l’ix ou l’axe : invisible, inconnu, autour duquel tourne le temps éternel, comme le ciel tourne sur son axe autour de Dieu, qui le remplit ; la zone sidérale, que nous appelons zodiaque, est la stole ou l’étole, la robe étoilée dont Dieu se revêt à l’orient quand le soleil se couche à l’occident ; et c’est de cette robe (apo-stole) que sortent toutes les grandes voix qui, dans tous les siècles, se sont fait entendre aux hommes ; les quatre points des solstices et des équinoxes sont les quatre principaux messagers célestes ; dans les quatre saisons ou périodes que ces points déterminent, ils voient l’origine des quatre grands livres de Brahma ou d’Hermès, des quatre grandes voix ou oracles de Dieu, des quatre grands prophètes ou évangélistes ; les douze mois qui remplissent ces quatre grands temps symbolisent les douze petits livres de Dieu, les douze bœufs ou taureaux de la nuit et du jour qui soutiennent l’océan des temps, les douze tables de la loi de Manou, de Moïse et de Bouddha, les douze fils de Jacob, les douze apôtres, etc., etc. »

Les théories historiques modernes, qui ont réduit la plupart des traditions primitives des peuples à l’état de mythes et de symboles, ont-elles fait mieux ou pis que ces pauvres Tziganes ?…

Le savant ethnographe qui me sert de guide caractérise ainsi la généralité de cette race malheureuse :

« Les Rômes sont partout tels qu’on les a rencontrés en Europe, tels qu’on les retrouve en Bucharie et aux rives du Sind, à Bucharest et au Malabar, en Europe et en Syrie ; nomades par esprit d’indépendance, comme le Mongol et l’Arabe, comme eux durs à la fatigue, tannés de peau et vigoureux, d’une douce âpreté, comme les fruits dont ils se nourrissent ; fiers et superbes comme le ciel des Indes, comme les montagnes qu’ils ont franchies pour arriver jusqu’à nous ; aimant la vie et y tenant telle qu’elle est ; riant et chantant sur leurs chevaux qu’ils aiment et leurs ânes qu’ils abhorrent, comme Bacchus et Silène à leur retour des Indes ; lubriques comme les satyres et danseurs comme les bacchantes ; humbles et résignés sans honte comme le captif, souples et discrets comme l’esclave ; grossiers comme le sauvage et voleurs comme le singe ; bavards, querelleurs, violents comme des enfants mal élevés par surabondance d’imagination et dérèglement d’esprit ; timides dans les actes ordinaires de la vie, intrépides dans le péril, presque toujours misérables et nus, ou couverts de haillons ; souvent laids et défigurés par la cruauté des particuliers, dont ils sont le jouet en naissant, par les maladies, contre lesquelles ils n’ont ordinairement que les plaintes et les sortilèges ; indifférents pour toute religion, et ne se faisant aucun scrupule d’en changer selon les temps et les lieux ; cependant intelligents, actifs, industrieux, bons imitateurs, musiciens nés, aptes à se façonner à toute civilisation, mais ne voulant être façonnés que par une main sans rudesse et des lois fortes sans cruauté ; dignes enfin de l’être par les souffrances d’un long martyre, pendant lequel ils ont poussé le courage jusqu’au stoïcisme.

« Ni le temps, ni la misère, ni l’esclavage n’ont pu détruire complètement leur langue, leurs croyances, leurs traits indous. Ils sont bruns de peau, d’un brun foncé, bistré ou olivâtre, et quelquefois même presque noirs ; ils sont sveltes, bien pris, souples, agiles ; leur visage est ovale, leur front haut, leurs yeux sont noirs, grands et bien fendus, et ombragés de longs cils qui versent sur leur visage une teinte de mélancolie. Ils ont le nez presque grec, les lèvres minces et vermeilles, les dents blanches et bien rangées, les mains et les pieds plutôt petits que grands, les bras et les jambes grêles, les cheveux noirs et épais, durs et mats, longs et droits, mais souvent aussi bouclés comme ceux de Paris et d’Ascagne ; et qui a vu le Vulcain gravé sur les antiques monnaies de la terre des chênes, ou dryope, qui leur doit son nom de Lemnos, a vu leur portrait le plus frappant et le mieux frappé[1] … »

Village tzigane. — Dessin de Lancelot.

On peut évaluer à huit cent mille les Tziganes épars en Europe et en Turquie, où ils sont deux cent mille. En Danemark, Hollande, Italie, Grèce, Angleterre, Écosse, Autriche, Pologne, Gallicie et Lithuanie, ils sont peu nombreux. On en compte soixante mille en Espagne, quatre-vingt-dix mille en Russie, Crimée et Bessarabie ; en Transylvanie, dans la Bucovine et dans le Banat, cent quarante mille ; en Moldavie et en Valachie, deux cent soixante mille.

En Valachie, vers 1830, le parti libéral mit en question l’affranchissement des Tziganes. En 1834, le patriote Campiniano affranchit les siens ; les frères Golesco l’imitèrent. En 1837, le prince Alexandre Ghika ordonna l’affranchissement des Tziganes appartenant à l’État ; quatre mille familles furent réparties dans les villages des boyards, qui durent leur donner des terres. Cet affranchissement avait été précédé de persécutions affreuses, dont il est bon de perpétuer le souvenir à la honte éternelle de celui qui en fut l’auteur.

Un parvenu de la veille, créature de la Russie (élu prince depuis, grâce à elle), fit vendre en détail, aux enchères publiques, les nombreux serfs qu’il avait gagnés par son dévouement à l’oppresseur de son pays et son immixtion dans les affaires du gouvernement. Malgré l’exemple donné par le prince Ghika, le haut clergé moldave eut besoin de sept années encore pour mûrir son esprit évangélique. En 1844 seulement, il offrit au prince Stourdza d’abolir l’esclavage sur ses domaines. Le projet de loi soumis à l’assemblée demandait que les Tziganes fixés sur les terres d’une église ou d’un couvent fussent affranchis et admis dans la classe des autres habitants ; qu’ils eussent les mêmes droits et remplissent les obligations attachées à la propriété, tout en étant astreints aux mêmes redevances que les Tziganes des villes exerçant des métiers ; qu’ils fussent enfin affranchis et patentés selon leurs moyens.

En vertu de ces principes, considérés comme les autres hommes, les Tziganes auraient eu droit de se marier avec des Moldaves.

Le 31 janvier 1844, le prince décréta l’émancipation des serfs de la métropole, des évêchés, des monastères et de l’État. Ceux des particuliers, plus nombreux et plus malheureux, durent attendre encore.

Le poëte Basile Alexandri, interprète de la jeune Roumanie, est auteur d’une pièce de vers célèbre qui consacre le souvenir de cette mesure politique, promesse de régénération pour son pays.

le 31 janvier 1844.

« Je te salue, ô jour heureux ! jour sacré de liberté, dont les rayons vivifiants pénètrent l’âme roumaine. Je te salue, ô jour de gloire pour ma patrie bien aimée, toi qui montres à nos yeux l’humanité affranchie

« Bien des siècles de douleur ont passé comme une longue tempête en pliant le front d’un peuple condamné au malheur, mais le Roumain brise aujourd’hui, de sa main puissante, la chaîne de l’esclavage, et le Tzigane, libre enfin, se réveille au sein du bonheur.

« Le soleil de ce jour-la est plus resplendissant, le monde est plus joyeux en ce jour ; en ce jour mon cœur grandit dans ma poitrine, ma vie est plus belle que jamais aujourd’hui, car je vois la Moldavie se réveiller à la voix de la liberté, et je la sens s’attendrir à la voix de l’humanité.

« Gloire et grandeur à toi pour l’éternité, ô ma noble patrie ! toi qui viens de sanctifier le droit et la justice ! Ton bras, en brisant le joug des Tziganes, a jeté dans l’avenir les bases de ta propre liberté. »

Le village que je visitai est composé d’une quarantaine de huttes à demi creusées, se terminant en forme de tente par une charpente recouverte de terre prise au sol. Il est entouré d’une clôture, autour de laquelle serpente un large ruisseau. Les cabanes sont plantées sans ordre au caprice du constructeur. Devant quelques-unes s’élève une verandah primitive, quatre perches supportant des rameaux feuillés. Quelques greniers déformés et effondrés posés sur des pieux dépassent les habitations, dont deux ou trois sont entourées d’un petit terrain ensemencé avec négligence. Quelques loques s’étalent çà et là. Les portes ouvertes laissent voir le sordide mobilier : un grossier divan recouvert de peau de mouton, quelques vases d’argile, un âtre de pierre. La plupart des habitants dorment couchés sur la terre nue en dehors de leurscabanes ; d’autres, par groupes, prennent leurs repas sous les abris de feuillages. Aux silhouettes humaines vigoureusement accusées par l’ombre brune, sur le fond de chaume des maïs blanchis par le soleil et outrageusement lumineux, se mêlent des profils de chèvres maigres, de porcs noirs et de chiens rampants, parmi lesquels s’agitent des poules et des oies au plumage hérissé, tous manœuvrant pour attraper une miette au repas de la famille. Au centre du village, sous un hangar bien bâti, nous trouvâmes la partie vaillante, les travailleurs de la tribu. Rangés le long d’un lourd établi, entourés de gros troncs de hêtres fraîchement débités, ils faisaient tournoyer au-dessus de leurs têtes d’énormes haches au fer cintré. Les écales volaient autour d’eux et jonchaient le sol. Ils travaillaient avec entrain et paraissaient tout entiers à une œuvre importante.

Leurs tuniques courtes et blanches, leurs bras nus, leurs longs cheveux ondulés, nous firent penser aux compagnons d’Ulysse construisant leur navire. Les nombreuses pièces de bois entassées légitimaient cette comparaison ; mais ce qu’ils faisaient nous étonna bien avantage.

Ces naïfs descendants des sagia indiens, qui ignorent la scie et qui n’ont que l’instinct pour guide, fabriquaient tout simplement des cuillers de bois. Simplement est bien le mot, car, pour en faire une douzaine, ils émiettent un arbre entier. Ils ont pourtant un certain goût de forme, et mettent une adresse inouïe à manœuvrer l’instrument formidable à l’aide duquel ils profilent des moulures saccadées, originales et assez fines. Ils se montrèrent très-sociables et empressés à donner tous les renseignements que M. D… leur demanda.

Naguère ils étaient orpailleurs, mais l’Olto devient avare, le plus grand nombre travaille au chantier du monastère. La cuiller se vend bien pour le moment ; du reste c’est le chef de la tribu qui décide ce qu’il est convenable de faire et qui traite de l’entreprise des travaux ou des engagements. Ils se plaignent de la parcimonie avec laquelle on leur a concédé des terres, et encore est-ce la plus mauvaise qu’on leur abandonne. Ils nous parurent en beaucoup de choses intelligents et vifs à comprendre ; seulement, je ne pus jamais obtenir de l’un d’eux, très-beau et qui réalisait le type le plus admirable du Bacchus indien, qu’il se tînt à peu près tranquille quelques minutes devant moi. M. D… lui expliquait que je voulais tracer son image ; il disait comprendre, et, après dix secondes d’une immobilité de faquir, se remettait obstinément à creuser sa petite cuiller avec son immense hache.

Je fis plusieurs vues du village, et un Tzigane qui me regardait faire mit le village en émoi, en criant dans un latin barbare qui serait encore compris des gamins romains : Il écrit la case à Jo’an, il écrit les chèvres à Jo’an !

Beaucoup vinrent voir et répétèrent en chœur : « Il a écrit les chèvres à Jo’an. » Jo’an, flatté sans doute, m’offrit deux poires avec tant d’instances que j’acceptai. J’allais y mordre, lorsqu’un grand nombre de femmes, — vieilles et jeunes, rentrèrent au village portant sur la tête des bottes de fourrages ; les enfants coururent au-devant d’elles et je les vis tirer des plis de leur corsage ordinairement flottant, alors singulièrement gonflé, des poires et des pommes. Je pensai que celles que je tenais de l’amabilité de Jo’an étaient arrivées par la même voie, et gardai ma soif.

Nous rapportâmes de cette visite chacun une de ces cuillers de bois qu’ils vendent un para (neuf dixièmes de centime) et que nous leur payâmes un swanzig. Cette générosité, qui les charma d’abord, était, paraît-il, tellement peu dans les habitudes du pays, qu’elle les inquiéta ; ils allèrent, nous le sûmes plus tard, la dénoncer à la préfecture comme une manœuvre contre l’État.

Quant aux traditions de langue, de religion, de pérégrination et d’origine, ils savaient, répondirent-ils à M. D…, que dans quelques-unes des grandes tribus errantes les anciens parlaient de ces choses : « Quant à nous, nous sommes chrétiens et nous nous en rapportons au prêtre, qui sait tout ; il a la tradition dans la tête, interrogez-le, il vous répondra. » Malheureusement pour nos recherches ethnographiques, en rentrant au monastère, nous rencontrâmes le saint homme plus ivre que l’ermite de Copmanhurst ; il avait noyé sa science dans le rakiou. Pour mettre fin à un scandale souvent répété, le régisseur d’Intrulemn’ű l’enferma dans la sacristie de son église. Nous l’entendîmes une partie de la nuit accuser son repentir avec des larmes et des beuglements attendris, dont l’accent témoignait plus d’habitude que de regrets.

La tradition des Rômes est en péril.

  1. L’Illustration de 1854, J. A. Vaillant.