De Paris à Bucharest/Chapitre 59



L’évêché et la vallée de Romnic. — Dessin de Lancelot.

LIX

cours de l’olto.


Les orpailleurs. — Richesses minéralogiques. — Les salines. — Prévoyance de l’administration.

Plus on remonte le cours de l’Olto, plus les rives s’assombrissent et prennent un aspect de solitude désolée et sauvage. Cosia, nous dit notre jeune moine, c’est l’Arcadie heureuse. Les solitudes les plus escarpées y sont accessibles et favorables à la méditation et à la prière. Le long du fleuve, de place en place, les bancs de rochers s’affaissent, se contournent en baies tranquilles et abritent des coteaux cultivés et des champs fertiles. Les pommiers y prodiguent leurs fruits rafraîchissants et les saules s’emparant des espaces déblayés versent leur ombre bienfaisante au chemin du rivage ; mais, plus on s’éloigne de Cosia, en remontant la rivière, plus les rochers la resserrent et s’élèvent, le sol se dénude, se tourmente et se disloque ; partout des rochers à pic, des gorges inaccessibles, des précipices, des abîmes, c’est l’entrée de l’enfer et le Styx aux eaux noires ! — Et le jeune lettré se signait avec ardeur, surtout en pensant aux monstres dévorants, les ours, qui hantent ces lieux terribles.

Il faut dans ces sombres images faire la part de l’exagération poétique de notre jeune historien géographe, à l’âme simple et peu éprouvée. La réalité est moins effrayante de beaucoup, tout en restant pittoresque.

L’Olto prend sa source en Transylvanie ; il coule d’abord perpendiculairement au Danube en suivant la ligne des Carpathes, qui tourne brusquement à angle droit et devient parallèle au Danube ; il continue ainsi jusqu’à Hermanstadt, qui n’est qu’à vingt kilomètres de la frontière valaque. Il entre en Valachie au passage de Turno-Roche, tout près de Caneni, bourgade située sur une montagne dominant la rivière et où se dressent encore imposants les restes d’une tour romaine. De là, jusqu’à Cosia, c’est-à-dire pendant cinquante kilomètres, le pays est triste et peu habité. Au-dessous de Cosia, il est habité, cultivé et fertile. L’Olto est le cours d’eau le plus important de la petite Valachie, il reçoit les eaux de plusieurs petites rivières, dont l’Oltetz et le Topologue, qui tous deux arrosent et fertilisent des contrées peuplées, sont les plus importantes. À partir de Cosia, il coule directement au sud, passe à Romnic, à Slatina, gagne le pays de plaine et se jette dans le Danube, à Islaz, presque en face de Nicopolis. Comme toutes les rivières de la Valachie, l’Olto n’est pas navigable, mais il le deviendrait à peu de frais. Au-dessus de Cosia, les paysans se servent, pour transporter leurs denrées, de radeaux assez grossièrement établis ; ils prennent terre au-dessus des passages obstrués et dangereux, transportent à dos de cheval ou sur des chariots les chargements qu’ils remettent flot au-dessous de l’obstacle.

L’Olto, comme l’Argis et comme plusieurs cours d’eau de la Roumanie, roule des paillettes d’or. Il n’y a pas encore longtemps que des tziganes, esclaves de l’État, nommés Aurari (orpailleurs), avaient charge de les recueillir ; ils opéraient avec des outils et des procédés d’une simplicité primitive ; l’or retiré de la rivière faisait partie de la dotation des princesses régnantes de la Roumanie. Lors de l’affranchissement des tziganes de l’État, cette industrie devint libre ; seulement chaque orpailleur dut payer au trésor public dix-sept francs et trois francs à l’administration des prisons.

Il semble que depuis que la propriété est plus accessible aux tziganes ou aux pauvres Valaques, cette industrie décline rapidement. Les orpailleurs doivent disparaître partout où de bonnes lois rurales vivifieront l’agriculture, et ce sera profit pour la population et pour l’État. L’or, que le laboureur fait suer à la terre, a des vertus sociales qui manquent au plus riche minerai extrait de la mine. À Cosia, nous étions au centre le plus intéressant de la contrée au point de vue géologique et minéralogique, car nous étions au centre du massif le plus compacte des Carpathes de la Valachie. Romnic Valcea, qui est sur l’Olto, à cinq ou six lieues au-dessous de Cosia, est le chef-lieu du district de Valcea.

Dans les montagnes de ce district on a trouvé des vestiges d’anciennes exploitations de mines d’or et de mines d’argent. À Romnic, dans toutes les caves creusées dans la montagne, le mercure suinte à l’état pur ; l’ignorance de la population, encline à l’empirisme et à la superstition, fait craindre qu’elle ne se serve mal de ce produit ; au lieu d’en tirer parti, on s’applique le plus possible à en fermer les sources. Dans cette partie de la Roumanie ou dans celles que nous avons parcourues plus tard, outre l’or, l’argent et le mercure, on trouve du cuivre à l’état natif, du fer oligiste rouge, du sulfate de fer, du plomb natif ou à l’état de sulfate, du cobalt, de l’arsenic.

C’est dans le voisinage de Romnic qu’est la vaste exploitation de sel gemme d’Ocnélé-Mari, l’une des grandes salines monopolisées par l’État. Le sel qu’on en tire est quelquefois si dur et si brillant, qu’on le conserve façonné en différents objets de curiosité ; j’en ai vu des chapelets aux grains transparents comme du cristal. Depuis dix ans seulement, l’exploitation des salines est dirigée par un corps d’ingénieurs des mines créé par le gouvernement.

Les quatre salines, aujourd’hui en plein rapport, sont : Ocnélé-Mari, près de Romnic-Valcea, celles de Télega et de Slanic dans le district de Prahova et celle d’Ocna au district de Bacau en Moldavie ; mille soixante et onze ouvriers sont employés à l’extraction ; deux cent quatre-vingts de ces ouvriers sont des condamnés aux travaux forcés, sept cent quatre-vingt-onze sont des paysans des villages voisins qui se lient à ce travail par des contrats séculaires et sont exemptés pour cette raison de toute redevance envers l’État.

On exporte déjà, en Turquie et en Serbie, des quantités assez considérables de sel. Mais déjà aussi on voit qu’il vaudrait mieux en organiser l’exploitation sur une base plus large, qui permettrait aux habitants d’en faire consommer aux bestiaux et jetterait les fondements de la prospérité du pays.

Le sol de la Valachie est riche en produits inexploités de toutes sortes, métaux, houille, huiles minérales, pierres et marbres ; nous en présenterons un tableau plus loin, et nous le constations le long de notre voyage. Nous n’en étions que plus indignés contre les gouvernements qui se sont succédé dans ce pays et qui organisés, appuyés par de grandes puissances, n’ont su, jusqu’à présent (1861), que propager la dévastation et nationaliser la misère. Cette réflexion me ramène tout naturellement au bord de l’Olto, devant le monastère de Cosia. Vu de là, au centre d’un cirque de montagnes majestueuses couronnées d’une riche verdure, sous la ruisselante lumière du soleil de midi, il a plus que jamais un air d’abandon et de pauvreté pénible à regarder.

Nous quittâmes le lendemain matin, sans regret, ce triste séjour, presque fiers de revoir notre voiture attelée de nouveau de quatre paires de chevaux allègrement conduits par deux postillons. Nous repassâmes sur le lieu de notre catastrophe ; pour bien juger si nos impressions de l’avant-veille avaient été exagérées, et encore un peu sous leur influence, nous le visitâmes à pied. Le désordre du passage périlleux était en partie réparé ; la roche qui nous avait barré la route formait un écueil de plus dans l’Olto, où on l’avait fait rouler ; l’échancrure de la chaussée avait été comblée tant bien que mal avec des fascines et des pierres ; la route était praticable, à la grâce de Dieu ! Quant au défilé suspendu, s’il n’avait plus autant que la nuit l’air d’un gouffre béant, il était encore, malgré la rassurante lumière du jour qui permettait de calculer la hauteur des chutes et de mesurer les saillies de refuge, un assez légitime prétexte à émotion. Cet escarpement domine d’au moins cent cinquante pieds la rivière, à laquelle il se rattache par un talus d’environ vingt-cinq degrés, qui ne laisse d’autre chance à un corps, quel qu’il soit, de s’arrêter dans la descente que quelques arbres penchés sur l’eau.

En face et au-dessous, car il est édifié sur un terrain plat, un bourg bien bâti étale d’assez jolies maisons ; d’autres maisons, blanches et entourées de vergers, décorent la pente de la rive gauche, aussi élevée que la droite, mais moins escarpée et moins aride. Le site est beau, pas assez pourtant pour qu’on désire y finir sa vie, surtout par une chute et accompagné de six bœufs. Je reconnus et je saluai avec reconnaissance l’arbre sauveur, qui s’était si bien trouvé la pour arrêter notre voiture, et le dessinai le plus fidèlement que je pus : je lui devais bien cette marque de considération.

C’est surtout de ce bourg jusqu’au monastère que la route est dans un état d’abandon déplorable ; j’y ai pourtant constaté, de la part de l’administration, comme un souci des dangers qu’y peuvent courir les passants et une velléité de protection. Dans un espace d’une dizaine de mètres, les plus dangereux du parcours, qui est long, cinq ou six petits piquets fourchus, gros comme des brins de cotrets, étaient enfoncés dans le sol et supportaient, délicatement posée sur leurs fourches à hauteur d’appui, une longue perche qui n’eût pas arrêté la course d’un enfant de trois ans. Ce simulacre de parapet nous fit bien rire : il n’y avait pas de quoi pourtant, car il symbolise fidèlement le rôle que joue, en plus d’une occasion, l’administration du pays.