De Paris à Bucharest/Chapitre 58
LVIII
le couvent de cosia.
Ce n’est pas que les traditions d’hospitalité fussent méconnues au couvent de Cosia, mais plusieurs causes dont les bons moines n’avaient pas à se justifier en gênaient singulièrement la pratique. Nous l’apprîmes bientôt.
Tout d’abord, la réception qu’on nous fit me sembla embarrassée. Il était tard, presque une heure indue, quelques novices faisant office de marmitons étaient seuls éveillés ou visibles. Leur premier mouvement fut bien de laisser la casseroles et vaisselle pour venir curieusement nous examiner. Mais c’était tout, et il fallut les prières très-vivement accentuées de Mathé, qui parlait aux novices à peu près comme aux postillons, pour les décider à prévenir l’économe et à nous conduire à l’appartement des hôtes, suivis de nos bagages que notre vigilant satrâr (gardien de la tente, maréchal de camp) ne perdait jamais de vue même dans la maison de Dieu.
Avant de quitter le vestibule, je vis avec une satisfaction vive, que plusieurs des marmitons novices rallumaient les fourneaux de la cuisine et qu’on pressait notre souper. À peine étions-nous installés dans notre chambre, que l’économe vint nous faire visite et nous présenter ses compliments de bienvenue d’un air contrit et malheureux qui démentait ses paroles. En se félicitant de nous recevoir, il semblait nous plaindre d’être venus. Il s’excusa surtout de la négligence de son costume, et de vrai, jamais je ne vis dignitaire, car c’est un personnage que l’économe d’un monastère la-bas, si drolatiquement, si misérablement accoutré.
Le peu que j’avais entrevu de la maison m’avait paru tout aussi pauvre et mal tenu que l’économe.
L’escalier que nous avions gravi chancelait sous nos pieds. Le vent s’engouffrait dans les longs corridors aux murs nus et noircis, les portes sans loquets et les fenêtres sans carreaux battaient à son souffle violent et froid.
Dans notre chambre je ne m’inquiétai que des meubles, dont j’avais un si grand besoin, après une aussi rude journée ; les lits avaient triste et dure mine, et ne promettaient guère un doux sommeil.
La conversation de l’économe avec M. D. m’éclaira sur les causes de cette misère sans m’en consoler.
À cette époque, Cosia était, comme Argis, un monastère de l’État, et, à ce titre, sous la protection du Prince et sous la direction immédiate de ses hauts agents. Mais Cosia est dans un pays perdu, d’un accès difficile (nous l’avons vu !). Il faut y avoir bien besoin pour y venir, les visiteurs étaient rares, partant les offrandes maigres. Ce qui n’empêchait pas les hauts administrateurs d’exiger la reddition des comptes qu’ils faisaient eux-mêmes, et ce qui n”aurait pas dû les empêcher, selon moi, de solder le prêt des moines et d’aider à l’approvisionnement. Mais Cosia n’est pas un évêché comme Argis, disait l’économe d’un air de plus en plus malheureux, et l’igoumène ne peut revendiquer nos droits. Il est durement éprouvé par le Seigneur, il passe des nuits terribles ! Et nous, pauvres moines, de tristes jours !
Là l’économe coupa court à ses confidences désolées ; le souper arrivait, accompagné pour nous faire honneur de deux ou trois moines ahuris qui nous regardèrent en bâillant. Tant que dura notre repas, l’économe y présida, assis presque à la turque, sur le pied d’un lit. Tenant de ses deux mains une de ses jambes nues, il se balançait tristement et répétait de temps en temps, en manière de commentaire et d’excuse, cette phrase qui en disait plus qu’elle n’est longue : « Cosia n’est pas un évêché. » Nous l’avions déjà compris, et nous le comprîmes de reste, quand nous attaquâmes ces mets incohérents, qui blessaient les yeux sans caresser l’odorat et n’avaient (c’est la seule expression qui puisse en donner une idée) ni forme, ni couleur, ni goût que nous pussions tout d’abord rattacher à un souvenir.
Le pauvre économe nous quitta en nous souhaitant un repos béni, mais encore avec un son de voix et une expression de physionomie qui me donnèrent à penser qu’il savait ce repos impossible.
L’estomac peu satisfait, le corps rompu, l’esprit mal impressionné, regrettant d’avoir subi tant de fatigues pour visiter Cosia, qui nous parut un lieu affreux entre tous, nous nous couchâmes. Autre misère, au bout de quelques instants, nous sentîmes que les lits valaient le souper ; pour être prudents tout à fait, puisque nous n’avions touché à l’un le moins possible, nous eussions dû ne pas toucher aux autres. Aussi bien que les jours, me dit M. D., les étapes se suivent sans se ressembler ; mais les mauvais gîtes font paraître bons les passables et rappellent délicieusement le souvenir des meilleurs. Est-ce que, entrevu de Cosia, Argis ne nous semble pas un paradis ? Acceptons la journée qui vient de s’écouler et cette nuit qui s’écoulera, quoique nous paraissant longue, comme des épreuves, et dormons un peu, malgré tout.
Tant raisonnable qu’il fût, ce conseil de résignation était difficile à suivre, car bientôt aux sifflements plaintifs des flots de l’Olto qui coulait sous nos fenêtres, se mêlèrent des cris étranges et persistants plus lugubres que tous les bruits de la nature, plus effrayants que tous les cris des animaux sauvages qui nous étaient connus.
Ils nous ébranlèrent d’autant plus affreusement les nerfs, que nous reconnûmes bientôt qu’ils étaient poussés par une voix humaine et qu’ils exprimaient un désespoir immense, une rage insensée et une perturbation complète de tous les sens et de toutes les facultés.
Je me rappelai le récit de l’économe : « L’Igoumène si rudement éprouvé par le Seigneur, … ses nuits terribles ! »
Nos pensées arrêtées sur ce triste sujet de réflexion nous tinrent éveillés jusqu’au lever du soleil, dont les premières lueurs calmèrent enfin les irritations du pauvre fou.
Alors, nous prîmes quelques heures d’un repos dont nous avions tant besoin, et notre premier désir en nous éveillant fut de fuir ce triste lieu, car nous n’avions perdu le souvenir d’aucun des pénibles incidents de la nuit. Le premier coup d’œil jeté par la fenêtre changea notre résolution. Le paysage ardemment éclairé nous apparut austère et grandiose, digne de ce que nous avions entrevu du sommet du Gibla. Il nous promettait un excursion doublement intéressante : géologique, pour M. D., pittoresque pour moi. Quant au monastère, il gagne peu à la lumière du jour ; si elle lui ôte son aspect fantastique, elle montre dans une cruelle et brutale vérité ses rides, ses lézardes et ses dégradations. Quoiqu’un des plus anciens de la Valachie, il n’a rien gardé de sa première édification ; les bâtiments sont irréguliers, l’église est petite, sombre et croulante comme tout le reste. Je ne trouvai digne d’un croquis qu’un petit porche abritant deux jets d’une source qui paraît jouir d’une grande vénération. Deux colonnes en pierre grise verdâtre, assez finement sculptée, supportent une arcade sans style et un entablement rudimentaire ; une peinture sur fond d’or d’un dessin barbare et d’un coloris sauvage occupe le fond de la muraille au-dessus des jets de la source. C’est tout ce que l’art revendique à Cosia.
On ne vient guère à ce monastère que poussé comme nous par une curiosité mal inspirée ou pour boire des eaux sulfureuses et alcalines réputées excellentes pour certaines laides maladies dont on se cache moins ici que partout ailleurs. Les malades étaient peu nombreux lors de notre visite et appartenaient surtout aux classes les plus nécessiteuses.
J’aime à croire que c’est à l’état de pénurie momentané du monastère qu’ils devaient de camper sous les hangars et jusque dans les cours sur la paille, pèle-mêle avec les chevaux et les bœufs qui les avaient amenés, et qu’en des temps plus heureux l’hospitalité leur accorde davantage.
Un jeune fratre (novice) guida notre excursion dans la campagne. Il était, nous dit-on, fort versé dans les traditions romaines ; « la piétra lui Traïane » (la pierre de Trajan) située sur la rive opposée de l’Olto (l’Aluta des Romains) fut tout d’abord notre but.
L’Olto, qu’il nous fit traverser sur une frêle barque ressemblant à une pirogue indienne, peut avoir environ cinquante mètres de largeur ; ses eaux, tranquilles sur les bords, sont profondes dans le milieu du courant, où de gros blocs de rochers tombés de la montagne et ramassés par les crues les tourmentent et les enflent en courants torrentueux.
Ces eaux bruyantes, les énormes galets qu’elles roulent, les masses granitiques qui encadrent leurs rives et sur les versants desquelles s’étagent des forêts touffues, que dominent d’immenses blocs dénudés d’une belle roche grisâtre et violacée qui semblent coulés tout d’une pièce, composent à chaque pas des sites admirables et se montrant à chaque pas aussi plus tristes et plus désolés.
La pierre de Trajan est un énorme bloc qui s’avance dans la rivière et l’obstrue dans le tiers au moins de sa largeur ; elle est, elle était plutôt, le premier degré d’une immense falaise qui s’élève à pic à une hauteur de cent cinquante mètres et se termine par plusieurs plates-formes inégales, sur l’une desquelles Trajan avait fait bâtir une forte tour dont il ne reste que des vestiges douteux. La pierre Trajane fut séparée de la masse pour livrer passage à la grande voie romaine dont on reconnaît presque intacts les grands nivellements et les larges dalles pentagonales rapportées.
Entre les deux blocs, le passage mesure cinq à six mètres. Un escalier à double montée formant un perron de six grandes marches se continue irrégulièrement jusqu’au sommet de la pierre de Trajan nivelée en terrasse et abritée par un bouquet d’arbres poussé dans un amas de rochers éboulés.
En face, sur l’autre rive de l’Olto, s’élève par quatre masses bien graduées un autre promontoire aux anfractuosités verdoyantes, dont les roches supérieures affectent les formes d’un vieux burg ruiné des bords du Rhin. Ce site ressemble aux plus beaux des bords du Danube. L’Olto y coule avec une impétuosité et un bruit qui rappellent les puissantes colères du grand fleuve.
La tradition, c’est notre guide qui nous le dit, raconte que de cette plate-forme appelée aujourd’hui pierre Trajane et sur laquelle on avait dressé sa tente, Trajan assista à un défilé de ses légions. Ce fait, qui n’a rien que de très-vraisemblable et de fort ordinaire dans la vie des conquérants, présente sur ce lieu même qu’on lui attribue pour théâtre, une scène assez grandiose à l’imagination. Les vieux légionnaires basanés devaient avoir bonne figure et fière mine en défilant le long de ces murailles de granit qu’ils avaient nivelées ; la tente impériale, en drap pourpre frange d’or, devait bien faire sous ce ciel splendide, et les clairons romains devaient résonner triomphalement entre ces masses de rochers aux puissants échos.
Notre jeune moine était le premier Valaque que nous rencontrions si fier de sa nationalité et en possédant si bien les traditions ; il n’était pas une exception. Nous le constatâmes souvent dans la suite de notre voyage. À côté de cette fierté d’origine, se place chez les Valaques une confiance soutenue dans la réhabilitation à venir de leur race.
Tous les Roumains de la Valachie, de la Moldavie et de la Transylvanie répètent cette phrase devenue sacramentelle dans leur bouche (Rôman no pèré) : le Roumain ne périra pas. Trajan est dans leur souvenir comme leur aïeul a tous, et ils multiplient le plus possible, comme pour mieux affirmer leur conviction, les appellations qui leur rappellent ce grand nom pour eux synonyme de Roumain, homme brave et fort. Tout ce qui semble dans la nature avoir une supériorité marquée ou une individualité particulière lui est identifié ; un mont qui domine les autres, un pic isolé, deviennent la tour et le château de Trajan. Les plaines sont des camps de Trajan, l’avalanche c’est le tonnerre de Trajan, le tonnerre est sa voix, il est partout, et la voie lactée elle-même est associée à son nom. Les enfants en la regardant avec extase l’appellent le chemin de Trajan : drumu Traian.
Cette idée de puissance surhumaine accordée au sage conquérant, père de la race, est si dominante, que dans les poésies religieuses nationales Dieu est le grand empereur.
En 1666, Dosothée, métropolitain de Moldavie, dans un psautier en vers, en langue roumaine, traduit ainsi les versets de David.
« Que les langues bondissent en chants sublimes, que crie au firmament le glas de la joie en louant le Seigneur ; que tout homme chante ; le Seigneur est fort ; c’est le grandi empereur de toute la terre et il tient en lui la raison.
« Sur le sommet des montagnes s’entendent les voix nombreuses des grands buccins, avec des chants sublimes ; le Seigneur s’est levé, que tout homme le voie ! Chantez sur vos luths les louanges sans fin ; chantez l’empereur, qui n’a pas d’égal. »
À la fin du psautier est une pièce de vers qui révèle, dit Vaillant, les progrès rapides de la poésie et le retour marqué de la langue à ses origines latines.
Némul t’éri Moldavi de unde derad’a
Din t’era Italii tot omul sè cred’a
Flacu antèiu, apoi Traian au adus pe aice
Pre stremos’i questor t’eri de nemu cu ferice ;
Resadit au t’érilor hotarele tote
Pre semne que staù in veci à se vedè pote
Sei cù vit’a questi nem, t’era romanesca.
Implut au Ardialul s’i Maldovenesca.
Semnele staù de se vid de deusul fâcute
Turul Severinulùi se custa’n vremi multe.
La race de la terre moldave, d’où rayonne-t-elle ? — d’Italie, que tout homme le croie — Flaccus d’abord, puis Trajan ont amené ici — les ancêtres des heureux habitants de ces pays. — Ils ont fixé les limites, par des lignes qui existent ; on peut les voir. — Trajan de la souche de ce peuple a rempli — la terre roumaine, l’Ardialie et la Moldavie. — Les preuves en sont debout, on les voit par lui faites. — La tour Séverine se maintient depuis longtemps[1].
On ne peut plus fièrement revendiquer l’origine romaine, et le temps auquel fut imprimée cette poésie lui donne un caractère d’énergique protestation. La population, était réduite à la plus grande misère ; la famine, suite des guerres incessantes, la décimait au point que de nombreux petits propriétaires, manquant de pain, aliénèrent leur liberté et se vendirent eux et leurs descendants, aux boyards et aux igoumènes des monastères, et, comme les enfants que la misère conduisait à la servitude, la patrie était vendue ; le sultan élevait à la dignité d’hospodar, moyennant un pot de vin de quarante mille ducats (quatre cent mille francs), le petit-fils d’un marchand d’huîtres, un Grec du Phanar.
- ↑ Vaillant, la Roumanie.