De Paris à Bucharest/Chapitre 22


XXII

DE RATISBONNE À PASSAU.

Les ruines et la sombre fiancée. — Un paysan du Danube. — Straubing, Agnès Bernauer et une reine d’Égypte. — Les pèlerins du Danube et Satan. — Hohenliden. — Le pont du Dampschiff.

En retournant a l’hôtel pour y faire cette fois une bonne nuit, je me disais : « Décidément, j’ai perdu ma journée… » et vous, mon cher ami, vous faites comme moi, en examinant le maigre butin que j’ai emporté de Ratisbonne.

Comme on m’en avait averti, avant quatre heures du matin, un bourreau de garçon d’hôtel me réveilla pour partir à cinq. Le beau temps était revenu, la lune était magnifique et les étoiles brillaient encore. J’avais compté économiser une demi-heure sur le temps qu’on me laissait, pour faire une dernière course au pont et dans le grand faubourg de Stadt-am-Hof ; mais comme il est bien difficile d’aller vite avec des gens que l’on ne comprend guère et qui vous entendent encore moins, je perds mon heure en allées et venues du bureau de police au bateau. Ce n’est pourtant pas qu’on n’ait bien simplifié les choses. Jusqu’au 16 mars 1857, il était presque aussi difficile d’entrer et de circuler en Autriche que dans le Céleste Empire. Voyez plutôt l’énumération des formalités alors requises :

« Il faut, disait M. Marmier (Du Rhin au Nil), dans chaque ville qu’un nouveau visa soit appliqué à votre passe-port ; dans chaque ville encore, on vous présente, dès votre entrée à l’hôtel, une pancarte en trois langues qui renferme un long interrogatoire. La police veut savoir non-seulement votre nom, votre état, mais quelle est votre religion, et si vous êtes veuf, célibataire ou marié, deux questions qui, aux yeux de nos compatriotes, paraissent fort in discrètes. Lorsque enfin vous avez satisfait à toutes ces injonctions, s’il vous plaît de partir, ce n’est pas fini. Votre passe-port, embelli d’un douzième parafe et d’une douzième tête d’aigle, n’est qu’une pièce justificative ; il vous faut de plus un petit billet spécial qui fixe le jour de votre départ, le lieu où vous allez. Sans cette pièce officielle, impossible de retenir une place soit à la poste, soit sur un chemin de fer ou sur un bateau à vapeur. » Voilà à quoi j’échappais ; je remercie le ciel de n’être venu en Autriche que depuis ce bienheureux jour du 16 mars 1857, que j’inscrivis sur mes tablettes en grandes majuscules. J’ai, en effet, traversé l’empire de part en part, et l’on ne m’a demandé mon passe-port que deux fois, à la frontière et à Vienne.

Enfin tout se termine, me voilà à bord. La lune a pâli : le jour est venu, et le soleil va bientôt se montrer au-dessus des montagnes ; nous partons. Dans quatorze heures nous serons à Lintz.

Au-dessous de Ratisbonne, les collines qui vont rejoindre le Bohmerwald sont toujours en vue. À droite, une plaine fertile qui n’a de beauté que pour son propriétaire ; à gauche, beaucoup moins de revenus, mais de molles ondulations de terrains qui portent des forêts, des villages, et envoient de temps en temps un promontoire dans le fleuve. Sur une de ces hauteurs, qui domine le village de Donaustauf, j’aperçois la résidence d’été des princes de Thurr et Taxis, et les restes d’un vieux château des évêques de Ratisbonne. C’est Bernard de Weimar qui, durant la guerre de Trente ans, en éventra les tours avec son canon pendant un siége de deux mois. Il est encore dans l’état où les Suédois l’ont laissé ; seulement ces ruines sont à présent soignées comme des palais tout neufs ; des sentiers ombreux y conduisent, et de belles plantations y ménagent les points de vue.

Sachons gré aux Allemands de nous avoir donné l’exemple de ce respect des choses du passé. Ils mettent beaucoup de coquetterie à décorer leurs ruines, et aident la nature à y semer ses parfums et ses fleurs. Parfois une harpe éolienne est suspendue entre les créneaux, et le vent qui passe sur ses cordes sonores les fait vibrer harmonieusement. Au milieu de la nature morte, derrière les arbres de la forêt ou sur les rochers de la montagne, ils aiment à retrouver les souvenirs de l’histoire, les vagues rêveries de l’imagination et les poétiques émotions du cœur. Ils ont raison, il faut tout embellir et jouer, même avec la mort. Quand Mirabeau sentit venir l’heure suprême, il fit ouvrir ses fenêtres pour recevoir en plein la lumière ; il demanda des fleurs, de la musique, des parfums, pour communier une dernière fois avec la nature et entrer doucement dans la mort, en dorant comme d’un dernier rayon de soleil couchant les austères pensées que la sombre fiancée éveille dans l’âme défiante.

Tout près de Donaustauf, sur le Salvatorberg, le roi Louis a fait bâtir la Walhalla « la salle des élus ». C’est, il est vrai, un monument de haine contre nous. Le roi en posa à dessein la première pierre le 18 octobre 1830, anniversaire de notre grande défaite à Leipzig, comme pour réveiller les colères de 1813 et en même temps protester contre notre révolution de juillet 1830. Il en fit l’inauguration douze ans après, le même jour, alors que l’Allemagne était toute joyeuse encore de la petite honte qu’il nous avait fallu boire en 1840, et qu’elle n’avait pas fini de chanter à tue-tête le fameux refrain du temps : « Non, vous ne l’aurez plus notre Rhin allemand ! » Mais je n’étais pas venu aux bords du Danube pour y chercher la glorification de la France, et je trouve parfaitement légitime que les Allemands célèbrent leur délivrance et leurs victoires, même quand nous ne célébrons plus les nôtres, à condition toutefois qu’ils n’y mettent pas d’injustice. Qu’est-ce que nos grands poëtes, par exemple, ont fait au roi Louis ? Et pourquoi la haine contre nous est-elle allée jusqu’à chasser de la Walhalla Corneille et Molière, quand il fit peindre le Parnasse moderne ? Il me semble que notre littérature est un peu comme ce soleil dont Bonaparte parlait à un autre Allemand, le comte de Gobentzel, après Arcole et Rivoli : « Aveugle qui ne la voit pas[1]. »

Donaustauf et la Walhalla.

La Walhalla n’en est pas moins une grande pensée et une belle chose : le Parthénon d’Athènes transporté en Germanie. Autour du temple, rien que la forêt, les rocs et la montagne. Alentour, pas un village, pas une cabane ; du moins on n’aperçoit même pas du pont de notre bateau l’indispensable maisonnette du gardien. Le temple des héros de la Germanie s’élève seul au-dessus du grand fleuve allemand. Il fait comme partie de la nature magnifique qui l’enveloppe. Toute l’Allemagne passe à ses pieds en remontant ou descendant le fleuve immense, et elle salue du cœur et de la pensée le sanctuaire de la commune patrie.

La Walhalla.

La Bavaria de Munich avec son Portique d’honneur n’est, après tout, qu’un monument de vanité municipale, et la plupart des grands hommes qui ont là leur buste sont de ceux dont la gloire ne dépasse pas la limite d’une ville ni d’une génération. Il n’en est pas de même à la Walhalla. Elle parle, par les souvenirs qu’elle évoque, à l’Allemagne entière, et par ses belles proportions et son site, aux gens de goût de tous les pays[2]. Nous avions quitté Ratisbonne par un temps magnifique ; mais peu à peu de légères bandes de nuages s’étaient montrées au-dessus du fleuve. Je n’y faisais pas attention, car plus haut et tout autour brillait la lumière argentée du matin qui nous promettait un heureux voyage. Au-dessous, l’eau était pailletée d’argent et d’or. Tout à coup, à un tournant du fleuve, le soleil se voile, la lumière s’éteint, la brume monte et nous enveloppe d’une atmosphère grise et pâle qui roule ses ombres autour de nous, mais que nos yeux ne peuvent percer à trois pas. À peine si du bordage nous apercevions les rides de l’eau. Nous sommes dans un nuage, et quoique les Grecs y aient mis leurs dieux, c’est une enveloppe humide et froide qui n’a aucune espèce d’agrément.

Intérieur de la Walhalla.

Le bateau, qui était parti à toute vapeur, prend une allure indécise et inquiète. Il s’arrête ; on répare les ancres ; la machine jette dans l’espace son sifflet strident qu’elle répète à intervalles égaux. Cependant le capitaine, qui semble voir sa route là où nos yeux ne voient que la nuit, fait un signal ; nous marchons, mais en comptant nos tours de roue. La cloche du bord alterne avec le sifflet et sonne un tocsin comme celui qui appelle aux incendies dans nos campagnes. Tout l’équipage a les yeux et les oreilles tendus vers l’espèce de gouffre où nous entrons à chaque instant davantage. J’entends à notre avant sortir un cri rauque dans lequel on sent de la crainte. Il y a un péril…, mais pour qui ?

Quelques tours de roue plus loin, le brouillard s’agite à notre gauche, et il en sort à demi une forme encore enveloppée d’ombre étrange, hideuse. On dirait un immense faucheux dont les grandes pattes s’agitent rapidement. Le même cri que j’entendais tout à l’heure se répète. C’est celui de tout l’équipage, hommes, femmes, enfants d’une de ces grandes barques, cachée presque tout entière sous une haute cabane en planches de sapin et bordée d’immenses avirons qui se manœuvrent de la plate-forme établie sur le toit même de la barque.

Nous n’avions couru que le danger de passer sur le corps du bateau, de la cargaison et de l’équipage. Aussi j’éprouvai un grand soulagement quand je le vis, à notre arrière, rentrer dans la brume comme une apparition qui s’efface.

Au bout d’une demi-heure, qui me parut longue, surtout en la mesurant aux figures inquiètes de plusieurs passagers, nous sortîmes de ces ténèbres plus vite encore que nous n’y étions entrés. Le rideau de brume qui nous enveloppait se fondit de gauche à droite et du haut en bas. Le soleil reparut et dessina vivement les déchirures de notre humide manteau en les frangeant de lumière. Ses rayons pénètrent et éclairent tous les recoins de ces ombres qui, sous leurs traits de feu, se roulent, se tordent et s’élèvent. La nature sort radieuse de son linceul de mort. Nous revoyons le fleuve majestueux et calme, les îles ombreuses qui bordent sa rive droite, les vertes collines dont l’autre est chargée, et, au-dessus de nos têtes, dans l’azur du ciel, des nuages aux formes gracieuses et puissantes que le soleil fait resplendir comme la neige des glaciers, et qui seraient bien, ceux-là, le trône d’un immortel.

Nous venions de traverser un de ces brouillards très-fréquents sur le Danube, qui causent beaucoup de sinistres, et entravent la navigation bien plus que les écueils et les bancs de sable cachés sous les eaux.

Le soleil revenu, nous marchons vite, mais nous n’avançons point, parce que le Danube fait en cet endroit de fréquents détours. Je ne m’en plains pas : j’aime la ligne droite dans la vie, pas du tout dans le paysage. Trois cents lieues de chemin de fer m’ont d’ailleurs saturé de géométrie.

Ces courbes du fleuve ne sont pas seulement élégantes, elles font varier sans cesse le point de vue, et les mêmes sites se montrent sous les aspects les plus divers. Nous voyons une ruine dont nous faisons ainsi presque le tour. Vingt fois Straubing apparaît à tous les points de l’horizon, même derrière nous, avant que nous passions devant ses murs. Aussi les gens du pays disent-ils : « De Ratisbonne à Straubing, il n’y a pas moyen de s’égarer ni d’arriver. »

Straubing est célèbre par la mort tragique de la belle Agnès Bernauer, fille d’un petit bourgeois d’Augsbourg. Un fils du duc de Bavière l’avait épousée en secret ; le père, irrité de ce mariage disproportionné, accusa Agnès de sorcellerie et la fit précipiter du haut du pont de Straubing dans le Danube. Comme elle surnageait et que le flot la portait à la rive, le bourreau la saisit par ses longs cheveux et lui tint la tête au fond de l’eau jusqu’à ce qu’elle fût noyée.

Vue de Straubing.

Je ne vous parlerais pas de cette aventure, dont vous trouverez le récit partout, si elle ne venait de faire commettre un de ces méfaits archéologiques auxquels se laissent parfois aller l’érudition allemande et la nôtre. La Gazette de Cologne racontait dernièrement que des pêcheurs avaient trouvé dans le Danube, près de Straubing, une épée portant l’inscription : Anno Domini 1303. La catastrophe d’Agnès était postérieure de près d’un siècle et demi, en 1436, et la pauvre enfant n’avait pas été frappée de l’épée. On n’en conclut pas moins que cette vieille ferraille était l’épée d’Émeran Kæsberger de Kalmberg, qui avait joue un rôle dans le procès, et elle vient d’être ou sera solennellement donnée au musée germanique de Nuremberg.

Que de choses dans nos croyances d’érudits et d’artistes ont des attributions équivoques, et comme nos collections auraient besoin de ce savant et terrible abbé « le dénicheur de saints », qui trouvait tant de suppôts du diable en des personnages pieusement révérés. Par contre, si l’archéologie met certaines choses trop haut, elle en laisse tomber d’autres trop bas. Un jour, je trouvai à la porte d’un épicier la momie d’une reine d’Égypte. Je demandai ce qu’elle faisait là. « Mais j’en fais de l’encre de Chine », me dit mon industriel. Ayez donc été la beauté, la grâce, la puissance, l’amour, pour finir par là !

Ce qui me rappelle cette fin lamentable, c’est l’Isar, que j’avais vu naître à peu près à Munich, et que je viens de voir se perdre dans le Danube, au-dessous de Straubing. Le pauvre petit fleuve qui, à Munich, est tout turbulent et tapageur, fait là si triste figure, que sans le guide je l’aurais pris pour un marais honteux qui se cachait à demi sous les saules. Il faut être vraiment grand pour disparaître de la scène avec éclat ; et encore combien de grandeurs de ce monde, hommes ou choses, qui meurent misérablement !… Le rhin et le Rhône n’ont pas d’eau à leur embouchure.

Je n’avance guère : c’est que notre bateau ne va pas vite. Nous contournons une plaine fort riche, le grenier d’abondance de la Bavière, dont Straubing est l’entrepôt. Or vous savez, par notre Beauce, que pour un pays, richesse ne veut pas dire beauté. Il arrive donc que j’ai beau regarder, je ne trouve rien à vous conter, et que je suis réduit à faire, comme le Danube en l’endroit ou nous sommes, de longs détours.

Au-dessous de Straubing, le paysage se dessine mieux, par places. Sur la rive gauche, la petite ville de Deggeedorf se présente dans un site délicieux. Le Danube y a douze cents pieds de large, et un pont de bois à vingt-six ouvertures en réunit les deux rives. Chaque année, avant la débâcle des glaces, on l’enlève. Il y a quarante ans, on était occupé à cette besogne quand la débâcle se produisit si soudainement, qu’elle brisa les arches des deux bords. Le milieu du pont fut emporté avec trente hommes qui y travaillaient. Ils semblaient perdus ; mais les glaces repoussèrent peu à peu l’épave vers la terre, et une demi-lieue plus loin ils purent s’en tirer. Je ne sais si je me trompe, mais je vois, au moment où nous passons, travailler beaucoup à ce pont, et il me semble qu’on veut le reconstruire en pierre, chose rare sur le Danube.

Un pont de bois sur le Danube, entre Passau et Vienne.

Rien de curieux à noter tout le long de cette route, si ce n’est des usages, des traditions qu’un homme du bord, quelque voltairien bavarois, me raconte. Entre Ratisbonne et Straubing il m’avait montré deux villages : celui de Heiligenblut, qui prétend, me disait-il, posséder du sang de Jésus-Christ, et celui de Sossau, qui veut absolument que le sang de Notre-Dame de-Lorette ait été renouvelé pour lui, et il ajoutait : « Si vous étiez à terre et que ces braves gens vous contassent que des anges ont enlevé leur église d’un village qui venait de passer traîtreusement à la Réforme, et l’ont transportée où elle est maintenant, il ne faudrait pas vous aviser de leur rire au nez, d’abord parce qu’ils vous diraient très-exactement la date de la chose, une nuit de l’année 1534 ; ensuite, parce qu’ils seraient bien capables de vous faire un mauvais parti. Ils vivent de leur miracle ; les pèlerins qui affluent y dépensent beaucoup d’ex-voto, mais aussi un peu d’argent. »

Ce point des rives du Danube est pour les croyances religieuses un pays de promission[3]. À Ober-Altaich on conservait comme reliques des larmes de saint Pierre et le foin qui avait servi dans la crèche du Seigneur ; tout à côté, sur le Bogenberg, une vieille église renfermait une statue en pierre de la Vierge, qui avait remonté toute seule le Danube et s’était arrêtée là. À Deggendorf, ce sont des hosties qui, dérobées par des Juifs et percées de coups, rendent du sang. Les mécréants ne peuvent venir à bout de les détruire et les jettent au fond d’un puits : aussitôt un nimbe d’or flotte au-dessus, dénonce le crime et les coupables. Quand la multitude les a égorgés, les hosties reviennent d’elles-mêmes dans le tabernacle.

Toutes ces localités, consacrées par des miracles, sont naturellement devenues des lieux de pèlerinage, et l’on voit fréquemment sur le fleuve de grandes barques remplies à couler de pèlerins qui se rendent aux saints lieux en chantant des cantiques. Nous en rencontrons une si chargée, que notre steamer est obligé de ralentir le mouvement de ses roues, de peur que l’agitation des flots ne fasse chavirer la pieuse théorie. Du reste, ce beau fleuve, les collines du Bohmerwald qui le bordent, la forêt qui les couvre, cette vallée élégante et paisible où ne se voit nulle trace de l’industrie moderne, ce silence de la terre sous un soleil de la Grèce, ces chants pieux qui s’élèvent du milieu des eaux, tout reporte aux solennités du paganisme antique, quand la nature, la grande enchanteresse, était toujours de moitié dans la fête.

Vous voyez qu’au bord du Danube bavarois, si l’on n’a pas remonté tout à fait jusqu’à l’antiquité grecque, on est du moins encore en plein moyen âge. Ne vous étonnez donc pas d’y trouver Satan tout à côté des saints, et lui aussi fort occupé. Tandis, par exemple, que les anges faisaient à Sossau, et pour le bon motif, le miracle dont je vous parlais tout à l’heure, le diable en faisait un quelques lieues plus bas, à Deggendorf, bien entendu dans un but satanique. Il y avait là un monastère si pieux, si rebelle à toute tentation du malin, qu’un jour il s’en alla chercher dans les Alpes une grosse montagne pour en écraser le couvent. Mais comme il approchait, la cloche se mit soudain à sonner matines et le doux chant de l’Ave Maria s’éleva dans l’air. Il eut peur, se sauva et laissa tomber sa montagne. On la voit encore : c’est le Nattenberg, une masse de gneiss, isolée au bord du Danube, haute de trois cents pieds, longue de cinq à six mille. Satan, en vérité, n’avait pas épargné sa peine.

Qu’il faut peu d’effort à l’imagination populaire pour transformer un phénomène naturel en une légende gracieuse ou terrible ! Ce roc solitaire, la science l’étudiera et en trouvera l’origine. Mais le peuple n’attend pas les savants. Il a à son service les puissances invisibles du ciel et de la terre ; il commande : elles obéissent, et ensuite il tremble devant elles.

Ce pauvre diable de Satan n’était pas toujours si noir qu’on le fait. Dans la grande comédie humaine, il a bien des fois, au moyen âge, joué le rôle du patito. Il est souvent trompé, bafoué, quelquefois même battu, avant d’arriver à la grandeur méphistophélique que Gœthe lui a donnée. Vous venez de le voir prendre beaucoup de peine pour rien à Deggendorf, tout comme un simple mortel ; un peu plus bas, même chose lui est arrivée. Pour empêcher le départ des croisés qui s’étaient proposé de descendre le Danube, il jeta dans le fleuve, à Wilshofen, de grosses masses de rochers, mais si maladroitement que les croisés passèrent, et après eux tout le monde ; il n’y gagna que d’être maudit par chacun pour sa mauvaise volonté impuissante ; et, de nos jours, avec un peu de poudre, les ingénieurs ont fait sauter les rochers et l’œuvre satanique. Quoi qu’en disent certaines gens, qui nous assurent l’avoir encore vu tout dernièrement sortir du puits de l’abîme, le diable s’en va tout comme sont parties tant d’autres choses du bon vieux temps.

Après les anges et les démons, donnons un souvenir aux hommes. L’Isar, le Danube, l’Inn et les montagnes du Tyrol forment un quadrilatère dont nous longeons en ce moment un des côtés, plaine basse et marécageuse où l’archiduc Jean pataugea si bien en 1800, avant Hohenlinden. Depuis la foudroyante campagne d’Arcole et de Rivoli, on ne parlait plus, dans l’état-major autrichien, que d’imiter les grandes manœuvres de Bonaparte, de tourner par la droite, de tourner par la gauche, puis d’enfoncer le centre : ça n’est pas, en effet, plus difficile que cela. Moreau se trouvait sur l’Isar, à Munich ; l’archiduc à Braunau, sur l’Inn. Nous occupions entre les deux fleuves l’éclaircie de Hohenlinden, au centre d’une grande forêt qui couvre le haut pays et les plateaux d’où l’on descend par terrasses successives jusqu’au sol effondré qui vient mourir au Danube. C’est par là que l’archiduc engagea sa lourde armée pour surprendre le passage de l’Isar, au-dessus de Straubing, et se placer sur les derrières de Moreau. Au bout de quelques lieues, on ne pouvait plus avancer ; il fallut, en pleine marche ou du moins en pleine opération, changer le plan de campagne et l’ordre de bataille. On se résolut à assaillir de front les terrasses pour enlever Hohenlinden, le centre de notre ligne ; mais Ney était là, le brave des braves ; il les arrêta court, tandis que Richepanse accomplissait un mouvement tournant des plus hardis et des plus heureux de ce temps des grandes inspirations militaires. L’archiduc paya son essai de haute stratégie au prix de vingt mille hommes et de quatre-vingt-sept canons.

Bien que gagnée à cent lieues de France, cette victoire était une bataille défensive, sœur cadette de ses grandes aînées, Fleurus et Zurich. Laissons au dernier rang celles qui ne sont que de glorieux égorgements, mais plaçons au premier les victoires qui sauvent, et au second celles qui pacifient. Moreau avait mission d’aller chercher la paix à Vienne ; il la trouva sur ce chemin, en dépit des guinées anglaises. Du pont du Dampschiff, nous ne pouvons voir le champ de bataille qui s’enfonce à dix ou douze lieues dans le sud, mais il était là, et je le salue en passant.

Ces souvenirs du pays, rencontrés si loin de la frontière, font battre le cœur. Qu’on dise ce que l’on voudra, ici et ailleurs, des travers, des ridicules, des défaillances de la France, il n’y a qu’un grand peuple pour laisser de telles empreintes sur la face des continents ; et en voyant ces traces glorieuses, le plus obscur de ses enfants éprouve le sentiment qui s’éveille dans l’âme du fils des grandes races, quand il trouve tout à coup, en une région lointaine, le blason de ses pères fièrement sculpté au front d’une ville ou de quelque vieux château.

Je ne vous ai pas encore parlé de notre bateau. Il fait cependant partie du paysage, et peut-être porte-t-il des gens curieux à voir. Faisons-en le tour avant d’atteindre Passau, car arrivé là, nous n’aurons plus d’yeux que pour la rive.

Ce que le chemin de fer est à la diligence, le steamboat l’est au navire à voiles : de la fumée, des cendres, du bruit, un mouvement saccadé, une forme ramassée et disgracieuse. Comme science et industrie, c’est magnifique ; comme art, c’est bien laid, à côté du navire chargé de sa voile latine, qui s’incline au vent et ondule doucement sur la vague qui l’emporte. Le fleuve à présent est presque aussi désert qu’une voie ferrée. De loin en loin nous apercevons un bateau, mais on n’y voit plus de voyageurs, seulement quelques bons compagnons qui payent leur passage avec l’assistance qu’ils donnent aux mariniers.

Sur notre Dampschiff, nous étions peu d’étrangers. Sans les colis de marchandises et les indigènes, il n’aurait point fait ses frais : un seul Français, votre serviteur ; quelques Anglais présentant les deux échantillons de la race, l’un court et gros, l’autre long et maigre, avec une lady qui ne quittait pas son murray des yeux, et regardait le paysage dans son guide ; une famille belge, ou plutôt cosmopolite, métissée de Suisse et habitant la Russie, où elle retournait ; des Allemands qu’on paraissait avoir oubliés jusqu’à vingt ans dans leur maillot, tant ils étaient embarrassés de leurs mouvements ; des paysans bavarois dont la grande occupation était, leur pipe fumée, de tirer d’un étui à lunettes un long peigne pour arranger leur chevelure, qu’ensuite ils inondaient d’huile. Parmi eux pourtant un couple d’amoureux qui faisaient sans doute leur voyage de noces, et qui ne se quittaient pas un instant de la main ni des yeux. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils étaient partis, car ils étaient bien indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux, bien seuls au monde, et, à eux-mêmes, tout leur univers.

Voyez le charme d’un sentiment vrai. Au milieu de ces figures sans expression, sans idées, ce couple de fiancés me réjouit le cœur et les yeux, comme tout à l’heure le premier rayon de soleil qui perça au travers des nuages humides et bas dont nous étions enveloppés.

Je croyais avoir fini mon voyage de découvertes sur le pont de notre bateau, quand je trouvai encore, dans un coin, un vieux savant armé d’énormes lunettes rondes et enveloppé, malgré le soleil, de son manteau, toujours lisant, annotant et rêvant, mais ne regardant jamais. Moi, au contraire, je le regarde beaucoup, et je cherche à lire dans son esprit à travers sa bonne grosse figure. Il parle sans doute dix langues, sait par cœur l’antiquité grecque et celle des Védas, a étudié tous les systèmes, et très-certainement en a publié au moins un. Il a remué beaucoup de faits, beaucoup d’idées, et n’est probablement d’accord avec personne, peut-être pas avec lui-même. Il a traversé le monde sans s’en apercevoir, et il aurait été bien certainement capable, le 14 octobre 1806, d’aller, comme Hegel, par les rues d’Iéna, chercher un éditeur pour sa Phénoménologie, sans entendre le canon de Napoléon qui éclatait au-dessus de sa tête. Mais c’est un soldat de la pensée, un vétéran qui a blanchi dans les veilles. Si son œuvre est trouble comme celle de tant d’autres, le Temps tient un grand crible où tout tombe, se clarifie et s’épure. Heureux qui peut y faire passer une parcelle de vérité : celui-là a payé sa dette de la vie. Mon vieux savant est peut-être de ce nombre : je voudrais bien lui serrer la main, et il faudra que j’en trouve l’occasion avant la fin de notre journée.

En attendant, mes amoureux et lui me donnent un curieux spectacle. Il n’y avait certainement qu’eux à bord, qui vécussent, et à eux trois, ils me représentaient bien l’Allemagne si souvent étrangère au monde réel par le sentiment, la poésie et la science. Après tout, ne vaut-il pas mieux être enlacé de ces fils d’or que des liens pesants de l’industrialisme ? Le riche qui n’est que cela a reçu sa trompeuse récompense, suam receperunt mercedem, vani vanam. Le poëte ou l’amant, c’est la même chose, l’a toujours dans son cœur et le savant dans sa pensée.

  1. L’Allemagne y tient. Le roi de Prusse vient de décider (décembre 1862) que l’anniversaire de Leipzig deviendrait la grande fête nationale de la Prusse. Il a même joint à cette réminiscence, tout en signant un traité de commerce avec nous, un souvenir de Rosbach. Je vous abandonne Rosbach, mais vous étiez dix à la curée du lion, ne l’oubliez donc pas. Et puis, encore une fois, quel profit y a-t-il pour le monde à éterniser ces rancunes ? — Il faut dire aussi que l’institution de ce jubilé anti-français est surtout une manœuvre politique contre les députés libéraux. Mais je ne l’aime pas plus vu de ce côté que de l’autre.
  2. Il faut, pour l’intérieur de la Walhalla, faire une restriction à ces éloges. La double ligne de bustes qui s’étend le long des murailles n’est point d’un effet heureux. On y trouve heureusement à admirer de belles fresques et quelques bonnes sculptures.
  3. On trouve aussi, surtout un peu plus bas, à l’entrée en Autriche, beaucoup de noms géographiques qui se terminent par la syllabe zell, mot qui signifie cellule, et dont la combinaison avec un nom de bourgade ou de ville (Marbachzell, Engesszell, Engelhartszell, Hafner-Zell, etc.) annonce qu’un ermitage a donné naissance à ces centres de population.